No 25

PARFUMEUR DE TUNIS

(RÉGENCE DE TUNIS — AFRIQUE)

DU BAZAR APPELÉ: EL ATTHARIN-EL-KEBAR

(LES GRANDS PARFUMEURS)

(Ouvrier chef de métier dans le système du travail sans engagements)

D'APRÈS LES

RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1858

PAR

MM. NARCISSE COTTE , ancien attaché à la mission de France à Tunis;

ET S0LIMAN EL HARAÏRI , ancien khodja du consulat général de France à Tunis.



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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille

I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.

[285] La maison habitée par la famille est située dans un quartier de Tunis, dit quartier de la Kasba. Comme toutes les maisons mauresques, elle présente quatre façades autour d'une cour carrée; elle a un premier étage, couvert par une terrasse bordée de parapets, qui permet de circuler autour de la cour intérieure.

Tunis est bâtie au fond d'une baie largement ouverte et exposée [286] surtout aux vents du nord-est. La ville est séparée de La Goulette, qui lui sert de port, par un lac d'eau salée que les chaleurs de l'été transforment souvent en marais et rendent impraticable aux embarcations. Les ruines de Carthage sont à 10 ou 12 kilomètres de Tunis (B).

Le parfumeur (atthar) quitte sa maison le matin, et se rend au bazar consacré à ce commerce; il y occupe une petite boutique qu'il ne quitte que pour se rendre à la mosquée. Il retourne le soir, à la nuit tombante, dans sa famille. Les parfumeurs de Tunis formaient autrefois une corporation célèbre dans tout l'Orient et jusqu'en Espagne. Aujourd'hui, Tunis, comme toutes les villes musulmanes, est en pleine décadence (A). Ses bazars sont relativement déserts. La partie de ces bazars où se trouvait encore le commerce des parfums se compose d'environ 60 boutiques, dont quelques-unes jouissent d'une réputation fort étendue, et sont le rendez-vous des Bédouins, qui y viennent des points les plus éloignés, des confins du Sahara, du Maroc même, de la Syrie et de l'Arabie. Le marchand dont il est question est célèbre entre tous ses confrères; sa clientèle est de beaucoup la plus nombreuse. Ses aïeux, parfumeurs depuis plusieurs siècles, lui ont laissé une véritable réputation à soutenir, et il s'impose de réels sacrifices pour transmettre lui-même à ses enfants cet héritage dont il est très-jaloux.

§ 2. — État civil de la famille.

La famille comprend les deux époux, trois enfants, la femme du fils aîné, et une servante, savoir:

Mohammed A**, chef de famille; marié depuis 30 ans, né à Tunis (origine marocaine)............ 52 ans

Kadidja, sa femme, née à Tunis............ 45 [ans]

Rhikeïma, leur fille, âgée de 28 ans, née à Tunis, mariée depuis 12 ans à un thaleb (docteur) employé à la mosquée. (Elle a quitté ses parents pour vivre avec sa nouvelle famille.)

Ahsoûn, né à Tunis, fils aîné, marié depuis 2 ans............ 25 [ans]

Aïcha, née à Tunis, sa femme............ 18 [ans]

Arouci, né à Tunis, 2e fils............ 17 [ans]

Kouka, servante, née à Tunis............ 20 [ans]

Les deux fils habitent la maison du père. Ils sont tous deux parfumeurs. L'aîné a une boutique au bazar; ses intérêts sont séparés de ceux de son père, et il paye, pour lui et sa lemme, sa part de [287] dépense dans la vie commune. Le père et la mère sont orphelins depuis longtemps. Ils ont beaucoup de parents à divers degrés, qui tous s'adonnent à divers genres de commerce assez lucratifs.

Outre le commerce des parfums, le fils aîné achète aussi des dattes, du blé, des couvertures de laine (batania) et différentes denrées dont il fait trafic, pour suppléer à l'insuffisance des ressources qu'il trouverait dans le débit des substances qu'on achète de préférence chez son père.

§ 3. — Religion et habitudes morales.

Le chef de famille observe avec un soin scrupuleux les pratiques religieuses prescrites par le Koran. Il récite assidûment le sebha (chapelet de 90 grains), et se rend cinq fois par jour à la mosquée. Pendant ce temps, son plus jeune fils le remplace à la boutique. Toute la famille, sous l'influence du père, est animée de sentiments religieux. On observe rigoureusement le jeûne du Ramadan. Les femmes prient dans leur maison; l'usage, à Tunis, leur interdit l'entrée des mosquées. L'éducation des enfants a été l'objet d'une constante sollicitude. Bien que l'un soit marié, et que l'autre soit dans l'âge où une jeunesse sage et réglée n'exige plus qu'une surveillance assez restreinte, le père continue d'exercer un contrôle minutieux sur toutes leurs démarches. On les voit presque toujours ensemble. Les enfants se montrent pleins de respect et de déférence pour le chef de famille. Ils le consultent pour les affaires, et se règlent suivant ses avis. Ces dispositions maintiennent la famille dans une touchante harmonie, et lui assurent une autorité morale très-remarquable parmi les autres familles tunisiennes.

L'influence du père est d'autant plus réelle, qu'elle a sa source dans des convictions religieuses partagées par toute la famille. La femme, la bru, les fils, et la plupart des amis du chef de famille ont pour son caractère une vénération qu'augmente encore la confiance qu'ils accordent aux lumières surnaturelles dont ils le croient favorisé. Mohammed, en effet, s'adonne avec passion à l'alchimie, à l'astrologie, à la géomancie et aux sciences occultes, dont les spéculations chimériques flattent le goût naturel des Arabes pour tout ce qui est merveilleux. Les ouvrages qui traitent de ces diverses sciences sont ses lectures favorites. Dans sa boutique, et le soir, au sein de sa famille, il les lit et relit, les commente et les annote. Ce genre d'études lui assure un crédit des plus enviés sur bon nombre de personnes considérables. Les ministres du bey, les généraux, les cadis et autres indigènes de marque viennent lui demander en [288] secret des consultations. Lui-même est convaincu: il ajoute une foi pleine et entière aux règles et aux opérations de la géomancie, et le culte qu'il lui a voué est vraiment désintéressé, puisqu'il refuse d'en tirer tout le profit qu'il pourrait, et ne cède qu'à regret aux sollicitations des personnages puissants qui le consultent.

L'éducation du père a été celle qu'il donne lui-même à ses enfants. Son instruction est celle des musulmans distingués: il sait par cœur le Koran: il lit, il écrit avec une certaine élégance, et possède certaines notions élémentaires de droit, de médecine, de géographie et d'arithmétique.

La femme est dans une complète ignorance de tout ce qui n'intéresse pas la bonne direction d'un intérieur domestique. Elle est, comme son mari, d'une grande douceur, et vit en bon accord avec sa bru, qui a pour elle tous les égards auxquels son âge et sa dignité de mère de famille lui donnent droit. Elle donne l'exemple du respect et de la soumission au chef de famille. Elle est douée d'un remarquable esprit de sagesse, et d'un bon sens qui la rend recommandable à ses amies.

La famille est étrangère aux passions fanatiques du plus grand nombre des indigènes contre les chrétiens (C). Ses dispositions à leur égard ne sont ni hostiles ni très-bienveillantes: elle n'a, du reste, que peu de rapports avec eux, et ces rapports sont de nature à l'entretenir dans cet esprit d'indifférence qui exclut la haine et qui n'admet pas l'amitié. Le père se fait honneur de ses relations avec les personnages distingués: mais il est ce qu'il est: il se plaît dans sa condition, et il n'éprouve aucun désir d'en sortir pour rechercher les avantages plus brillants, mais moins réels, qui résultent des faveurs du souverain.

§ 4. — Hygiène et service de santé.

Sidi Mohammed A** est de petite taille (1m60) et d'un embonpoint excessif; son teint est brun, mais très fleuri; ses cheveux sont noirs, sa barbe est presque blanche. Il a toutes les apparences du tempérament sanguin, avec quelque plénitude; il jouit cependant d'une très bonne santé, en prenant quelques doses purgatives qu'il prend à intervalles de 3 mois environ: sa vie complètement sédentaire lui rend ces soins indispensables. Il n'a fait aucune maladie; il est évidemment d'une forte constitution, et il serait robuste s'il vivait au grand air et prenait de l'exercice.

Sa femme est de taille assez élevée (1m62). Le soin qu'elle apporte à rester voilée en présence de tout étranger n'a pas permis [289] aux auteurs de la décrire autrement. Elle jouit d'une santé parfaite; ses trois couches n'ont entraîné aucun accident. On n'a pas souvenir, dans sa famille, qu'elle ait jamais été malade.

La fille, qui est l'aînée de la famille, est aussi favorisée que sa mère, et tout annonce qu'elle supportera sans inconvénient l'épreuve de la maternité.

Le fils aîné est sain et vigoureux; mais il est menacé d'obésité, sous l'influence des mêmes causes qui ont déterminé cet état chez son père.

Le second fils est chétif, faible, presque toujours souffrant et languissant. L'hiver, il reste à la boutique de son père, et vend pendant les courtes absences que fait Sidi Mohammed pour se rendre à la mosquée. Pendant cinq ou six mois de la belle saison, il va à la campagne avec sa mère; il y habite une maison qu'on loue chaque année à cet effet, soit à El-Marsa, soit à Sidi Bou-Said. L'air de la mer, qu'on respire sur ces points élevés et découverts, exerce sur sa santé une heureuse influence. On a recours, pour le soigner, aux médecins chrétiens qui sont assez nombreux à Tunis.

§ 5. — Rang de la famille.

Sidi Mohammed occupe, dans la ville de Tunis, un rang des plus distingués. Bien que ses aïeux, en remontant à huit ou dix générations, n'aient jamais exercé les grandes charges publiques, cependant ils ont laissé, depuis deux siècles et plus, une telle réputation d'intelligence, de probité et d'intégrité, que cet héritage constitue une véritable noblesse parmi leurs concitoyens. C'est une de ces familles dont le nom seul inspire la confiance et le respect, et qu'on appellerait parmi nous: une bonne famille, une famille notable. Sa réputation s'étend fort loin: en Syrie, en Égypte, au désert, au Maroc, elle est connue, estimée, recommandée. Ses alliances avec des marabouts, des Tholba, et des docteurs de renom augmentent encore et fortifient son influence. Une telle situation, dans un pays peu favorable aux préjugés de caste, ne laisse que fort peu à désirer; il faudrait, pour ne pas l'apprécier, être mû par des pensées d'ambition et de domination auxquelles les aïeux de Sidi Mohammed paraissent être toujours restés étrangers. Aussi ne voit-on pas qu'ils aient jamais rien tenté pour arriver aux grands emplois publics. Sidi Mohammed personnifie ces dispositions héréditaires dans sa famille. Il se trouve heureux de la considération rétrospective dont il est l'objet, et de l'estime personnelle que tous lui témoignent. Ses enfants sont animés des mêmes sentiments.

II. Moyens d'existence de la famille

§ 6. — Propriétés.

[290] (Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles............ 8,000f00

Consistant en une maison, sise à Tunis et habitée par toute la famille.

Argent............ 40,000f00

Épargne destinée au fils cadet............10,000f00

La 1re somme est sans cesse en roulement; partie reste en caisse, partie sert à payer les marchandises et les dépenses domestiques. C'est un fonds qui constitue réellement la fortune de la famille, puisque, comme on le verra par l'établissement du budget, les bénéfices excèdent les dépenses, et s'ajoutent annuellement à la masse. Au moment où ont été recueillis les présents renseignements, Sidi Mohammed avait donné à son fils aîné une part de son bien. Il avait eu, plusieurs années auparavant, à doter sa fille1. Ces amoindrissements successifs ont réduit la fortune du chef de famille à la somme sus-énoncée, qui doit s'accroître progressivement et de nouveau. Comme le plus grand nombre de ses coreligionnaires, Sidi Mohammed garde lui-même son argent, et ne cherche aucun autre placement que celui qui lui est naturellement fourni par sa profession. Pour avoir une idée exacte de la fortune de Sidi Mohammed, il faut partir de ce principe, que la vie d'un homme de cette condition, à Tunis, est dix fois moins chère qu'elle ne le serait à Paris. Il est dans la situation d'un commerçant qui aurait dans cette dernière ville 20 ou 25,000fde revenu.

Matériel spécial des travaux et industries............ 245f00

Deux alambics pour la distillation, 10f00; — deux grands coffres en bois peint, 40f00; — 10 coffrets ou boîtes en fer-blanc et bois, 20f00; — 1 grand casier en sapin, autour de la boutique, 60f00; — 20 fioles à essences ou eaux parfumées, vases en terre, entonnoirs de cristal, etc., 60f00; — brûle-parfums en cuivre, 20f00; — natte, 5f00; — tapis, 20f00. — Total, 235f00.

Matériel pour le blanchissage des vêtements et du linge. — Une auge en bois, 9f00; — brosses, 1f00. — Total, 10f00.

Valeur totale des propriétés............ 58,245f00

§ 7. — Subventions.

La famille ne reçoit aucune subvention régulière; les cadeaux faits à Sidi Mohammed par les personnages auxquels il donne des [291] consultations de géomancie doivent être considérés comme la rétribution de ces consultations; à ce titre, ils figurent au compte des industries (§ 8).

§ 8. — Travaux et industries.

Travaux du maître. — Le parfumeur vend presque tous les produits à l'état brut, ou tels qu'il les reçoit lui-même de différentes sources. Ainsi le musc, l'ambre, le benjoin, le bois d'aloès, lui arrivent de l'Inde et de l'Arabie. L'essence de rose ou de jasmin lui vient de Constantinople ou de Sfax (régence de Tunis). Il tire de France ou d'Italie d'autres produits, tels que camphre, eau de Cologne, vinaigres aromatiques, etc. Enfin, les villes de la frontière algérienne lui fournissent des bougies parfumées, blanches, roses ou vertes. Toutes ses manipulations se bornent à la confection de savons parfumés ou de différentes pommades à l'usage des femmes. La base de ces préparations est la cire des ruches à l'état brut, l'huile d'amandes douces, et les huiles essentielles de musc, de rose, de jasmin, ou quelques autres essences tirées de la menthe, de la lavande, etc. Ces manipulations se font dans la maison du parfumeur, avec l'aide de ses fils, de sa femme ou de sa bru. Quelques vases en terre sont les seuls ustensiles employés. Le parfumeur prépare aussi l'eau de rose et l'eau de fleur d'oranger. Il se sert d'appareils distillatoires fort simples, consistant en alambics et entonnoirs de cristal. L'usage des parfums est tellement répandu dans la régence de Tunis, comme chez toutes les nations musulmanes, que chacun se borne à acheter les substances premières, et possède des recettes traditionnelles pour les mettre en œuvre. C'est ce qui explique le peu de développement que présente l'industrie proprement dite du parfumeur. Le camphre est employé pour les sépultures. Les élégants le fument en cigarettes, suivant le système aspal, qui a rencontré à Tunis un grand nombre d'adeptes. L'aloes (qmâri), le benjoin (Jaoni), l'ambre (ambor), se brûlent dans des cassolettes; ces fumigations ont pour but d'éloigner les mauvais génies. L'ambre et le musc servent aussi à préparer une pâte qui durcit en séchant, et dont on fait des grains de chapelet (sebhâ), des bracelets, ou des colliers pour les femmes (shkâb).

Le parfumeur se rend au bazar vers 6 heures du matin en été, vers 8 heures en hiver, et y reste jusqu'au coucher du soleil. Toutes les préparations que nous avons indiquées se font le soir, et à des époques assez irrégulières, suivant les besoins de la consommation.

[292] On peut considérer comme des travaux secondaires du parfumeur les recherches qu'il fait dans certains ouvrages d'astrologie ou de géomancie, et les calculs cabalistiques auxquels il aime à se livrer.

Travaux de la femme. — La femme s'occupe presque constamment aux soins de son intérieur. Elle dirige les travaux du ménage et prend part à ceux qui peuvent s'exécuter sans trop de fatigue. Elle surveille la préparation et la cuisson des aliments, entretient les vêtements, ceux de son mari et de son jeune fils. Enfin, elle aide son mari à la préparation du savon, des pommades, et des eaux parfumées.

Travaux des enfants. — Nous ne mentionnerons ici que les travaux du plus jeune fils, l'aîné et sa femme travaillant pour leur propre compte. Ce jeune homme est souvent malade. Il est presque toujours accroupi dans la boutique de son père, qu'il remplace aux heures où celui-ci se rend à la mosquée. Là se bornent toutes ses occupations.

Travaux de la servante. — La servante s'occupe constamment aux travaux du ménage. Elle lave la maison, blanchit fréquemment à la chaux, et passe au rouge les murailles intérieures et le pavé. Elle prépare les repas; fait la lessive, les travaux de grosse couture, et confectionne trois fois par semaine le couscoussou. Comme sa maîtresse, elle travaille de temps à autre aux manipulations de la parfumerie.

Industrie entreprises par la famille. — Outre le métier de parfumeur, on peut considérer comme une industrie entreprise par la famille les consultations de géomancie données par Sidi Mohammed à certains personnages, dont il reçoit, comme rémunération, des cadeaux consistant en divers objets de luxe et de consommation (2). L'achat économique des aliments au marché et le blanchissage du linge sont des sources de bénéfices réels; ce sont donc aussi des industries.

III. Mode d'existence de la famille

§ 9. — Aliments et repas.

Le matin, la famille prend une tasse de café noir, ou de café au lait, avec de petits gâteaux ronds, sucrés, faits de farine de riz.

[293] À midi, le chef de famille et son plus jeune fils font un second repas consistant ordinairement en viande de mouton ou volaille et couscoussou. Ce repas est très restreint, et le menu est apporté au bazar par un commissionnaire qui reçoit, pour ce service, une légère rétribution mensuelle (D. 1re Son, art. 2).

Le soir, toute la famille se réunit pour le principal repas qui consiste en viande de mouton et de bœuf, ou volaille et gibier, suivant les saisons. Le poisson ne figure qu'occasionnellement dans la composition de ces repas. Le couscoussou en est la base. On y sert aussi très souvent des œufs, du riz, et des légumes accommodés à l'huile. Le climat de Tunis offre de prodigieuses ressources pour la variété et le choix des légumes, salades et fruits de toute sorte. On y trouve en abondance la laitue, la chicorée, les épinards, les radis, le céleri, les tomates, les pommes de terre et tous les légumes farineux; les choux, les poireaux, les carottes, les navets, les choux-fleurs, les artichauts, et des espèces variées d'oignons. Comme assaisonnements, on emploie, avec l'huile et le vinaigre, le poivre rouge, le piment, les citrons, la ciboule. On a pour dessert les oranges, diverses sortes de confitures, les figues, les amandes, les abricots, les pastèques, les melons, et enfin, des gâteaux faits de farine de riz, beurre, miel, pistache, graine de lin, amandes. Ces gâteaux sont réservés pour les jours de vendredi ou les jours de fête. Quelquefois on sert de la viande de chameau; mais on ne tue pas la bête exprès; on profite seulement des accidents qui font périr quelqu'un de ces animaux.

La famille n'a pas de prédilections marquées pour un mode quelconque d'alimentation. Elle profite, suivant le goût du moment, de la grande variété des substances alimentaires, et se conforme, sous ce rapport, aux hasards du marché.

L'usage du vin est rigoureusement proscrit; l'eau est la seule boisson qu'on se permette. Rarement on fait usage de lait, rarement aussi de thé; on prend souvent du café; on a l'habitude d'en boire après le repas du soir. Quelquefois le chef de famille, dans le courant de la journée, en demande au cafetier (Kaouadji) voisin de sa boutique.

§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.

La famille occupe au rez-de-chaussée trois grandes pièces oblongues, prenant jour sur la cour intérieure par trois grandes portes à deux battants. Le fils aîné et sa femme ont deux pièces au premier étage, sous la terrasse. Une troisième pièce est à l'usage [294] de la servante. La surface totale de ces logements est de 168 mètres carrés, pour les deux étages, savoir:

Répartition des pièces dans le logement familial
Répartition des pièces dans le logement familial.

La hauteur des pièces du rez-de-chaussée est de 3 mètres; celle des pièces du premier étage est de 2m85.

La maison est entretenue avec une extrême propreté. Les pièces, principalement celles du rez-de-chaussée, sont un peu humides, faute d'être soumises à l'action de courants d'air. Cependant cette humidité ne paraît pas avoir d'influence sur la santé de la famille, qui peut d'ailleurs compenser, par la qualité de ses vêtements, l'excès de fraîcheur de son habitation.

Le chef de famille, propriétaire de la maison qu'il habite, ne paye pas d'impôts. S'il mettait sa maison en location, le gouvernement prendrait le seizième du produit de cette location. Là se bornent les contributions payées par les habitants des villes (D).

Le mobilier n'est pas exempt d'un certain luxe qui nous paraîtrait assez misérable, eu égard aux exigences de notre civilisation; mais, dans le pays, il dénote la richesse et les habitudes d'une vie assez opulente.

Meubles.: Ils sont solides, d'une élégance très appréciable, malgré leurs formes massives; ni la matière ni le soin n'y ont été épargnés............ 3,870f00

1o Lits. — 2 lits (frash) en bois doré, sculptés, ornés de 4 colonnes supportant un baldaquin, anciens, et de provenance italienne, 800f00; — 2 lits de fer, dont un très ouvragé, doré, l'autre très simple, 100f00; — 7 matelas en laine (methrah), valant ensemble 400f00; — 4 traversins, 75f00; — 8 oreillers ou coussins (mehkraït), 80f00; — 3 couvertures de laine (batania) du Djérid, 300f00; — 3 couvertures de coton, 45f00; — 1 grande couverture de laine commune, 45f00; — 2 paires de rideaux de lit, soie teinte, 200f00. — Total, 2,045f00.

2o Meubles des trois chambres du rez-de-chaussée. — 2 canapés, garnis de matelas minces et de housses blanches, 100f00; — 3 grandes nattes fines, 80f00; — 5 tapis (besath) de Smyrne ou de Rabat (Maroc), 240f00; — 6 chaises (koursi) garnies de jonc ou de crin, façons diverses, 45f00; — 3 grands miroirs (mraïa) à biseaux, cristal gravé, 300f00; — 20 petits miroirs, disposés en ligne au-dessus d'étagères, 150f00; — 5 étagères mauresques, découpées, peintes, dorées, 160f00; — crochets, du même style, pour suspendre les vêtements, 45f00; — 3 caisses à habits (sendeq), oblongues, bois sculpté, peint et doré, serrures forgées, 230f00; — coffre à bijoux, incrustations de nacre et bois [295] des îles, reçu en cadeau, de provenance indienne, à l'usage de la femme, 100f00; — petite étagère vitrée provenance italienne, contenant 5 ou 6 poupées françaises, et divers objets de curiosité du même genre, provenant pour la plupart de cadeaux, ensemble, 60f00. — Total, 1,510f00.

3o Meubles de la chambre servant de cuisine. — Tablettes en bois, 5f00; — table de cuisine, 10f00. — Total, 15f00.

4o Livres. — Koran, alchimie, sciences occultes, astrologie, histoire, poésie: 20 volumes imprimés ou manuscrits, ensemble, 300f00.

Linge de ménage: Toujours en parfait état............ 196f00

10 draps de lit, coton, 60f00; — 24 serviettes pour divers usages, 96f00; — torchons et pièces de toile servant à divers usages, 40f00.

Ustensiles: Comprenant les articles de cuisine, de ménage et de table en usage dans les familles aisées du pays............ 704f25

1o Pour le service des brasiers. — 2 braseros en cuivre, 40f00; — 4 pincettes, 4f00; — 2 fers à tisonner, 2f00; — 2 pelles à feu, 2f00. — Total, 48f00.

2o Pour la préparation des aliments. — 6 douzaines d'assiettes non assorties. (Les Maures recherchent au contraire la variété dans les formes et la couleur), 60f00; — 6 couteaux, 12f00; — 4 carafes, 12f00; — 12 verres de formes diverses, 15f00; — 20 tasses grandes et petites, 15f00; — 6 plats en terre du pays, 8f00; — 12 vases en terre, grands ou petits, pour la préparation de différents mets, 15f00; — 1 service de thé ou de café, employé indistinctement à ces deux usages, 30f00; — boîte à thé en argent, 80f00; — 12 petites cuillères en argent, 48f00; — 6 pots en cristal pour les conserves, 12f00; — 6 réchauds en terre, 4f00; — 1 grande jarre, 15f00; — 4 cruches de terre du pays, 2f00; — 1 plat de terre, percé en passoire, pour la préparation du couscoussou, 2f00. — Total, 330f00.

3o Pour les soins de propreté. — 3 soucoupes à savon, 2f25; — 3 cuvettes, 9f00; — 3 outils d'argent pour mettre du noir aux cils, 6f00. — Total, 17f25.

4o Pour usages divers. — 3 brûle-parfums en cuivre richement ciselé, 90f00; — 3 lampes en cuivre ciselé, à 4 becs, 60f00; — 1 écritoire, forme particulière, en argent massif, 150f00; — 3 compas en cuivre, 9f00. — Total, 309f00.

Vêtements: Somptueux, les jours de fête; toujours propres et élégants, bien que plus simples, en temps ordinaire............ 2,684f00

Vêtements du chef de famille, (1,343f00).

1o Vêtements de jours de fête. — 2 pantalons (serouâl) en drap jaune, 50f00; — 2 gilets (sodria), 30f00; — 2 gilets (farbla), 30f00; — double houppelande laine et soie (joukha et kaftan) (ces 2 pièces sont inséparables et fixées l'une à l'autre), 100f00; — même vêtement plus orné, pour l'hiver, en drap, soie et passementerie riche, 300f00; — ceinture de dessous, 20f00; — ceinture de dessus, 40f00; — turban (smêla), 30f00; — bonnet rouge (chachia), 5f00; — babouches, 5f00; — gandoura (sorte de blouse ample servant de vêtement déshabillé) d'été, 30f00; — gandoura d'hiver, 35f00; — 1 burnous de drap, 200f00; — 1 burnous de laine et soie, 120f00. — Total, 995f00.

2o Vêtements ordinaires. — 4 pantalons (serouâl) en toile, 60f00; — 2 gilets (sodria) et 2 gilets (farbla), 40f00; — joukha et kaftan, 80f00; — 2 ceintures, 35f00; — gandoura, 20f00; — 2 burnous, 100f00; — turban, 8f00; — babouches, 5f00. — Total, 348f00.

Vêtements de la femme, y compris les bijoux (591f00).

1o Vêtements de fête. — 2 serouâl, toile fine, 30f00; — 2 gilets de drap et de soie, 40f00; — [296] ceintures reçues en cadeau, 50f00; — 2 djebba (sorte de tuniques de soie et de mousseline pour l'été), reçues en cadeau, 55f00; — 1 kaftan drap et soie (hiver), 60f00; — 1 surtout (haïk), laine fine, 80f00; — écharpe de soie (âajar) pour mettre sur la tête, sous le haîk, 40f00; — autre pièce de soie (koufia), pendant en fichu sur le cou et sur le dos, 15f00; — 3 fichus (takritas), soie et or, 18f00; — babouches, 3f60. — Total, 391f00.

2o Vêtements ordinaires. — 2 serouâl, 12f00; — 2 gilets, 20f00; — 2 ceintures, 20f00; — 2 djeba, 30f00; — 1 kaftan, 40f00; — 1 haïk, 40f00; — 2 koufia, 15f00; — 4 takritas, 8f00; — babouches, 3f00. — Total, 188f00.

3o Bijoux. — Elle n'en porte plus aucun, à cause de son âge. Elle les a donnés à sa fille, pour éviter le ridicule que donnerait à une vieille femme le goût de la parure: elle n'a conservé que 3 bagues en argent, 12f00.

Vêtements du fils cadet (750f00).

1o Vêtements de fête. — 2 serouâl, 40f00; — 2 gilets (sodria) et 2 gilets (farbla), 40f00; — joukha et kaftan, 150f00 (hiver); — même vêtement, pour l'été, 60f00; — ceintures, 35f00; — turban et chachia, 15f00; — 2 gandouas, reçus en cadeaux, 40f00; — 2 burnous, reçus en cadeaux, 120f00; — babouches, 5f00. — Total, 505f00.

2o Vêtements ordinaires. — 2 serouâl, 20f00; — 4 gilets, 32f00; — joukha et kaftan, 60f00; — ceintures, 25f00; — turban, 8f00; — gandoura, 15f00; — 2 burnous, 80f00; — babouches, 5f00. — Total, 245f00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 7,454f25

§ 11. — Récréations.

La gravité musulmane s'accommode de récréations intimes, essentiellement paisibles et monotones. Le chacun chez soi est la règle presque absolue de la société tunisienne. Les relations d'amitié et de bon voisinage se bornent à quelques visites pendant lesquelles on cause peu, et sur des objets peu variés, le cercle d'idées que comporte l'état social étant des plus restreints.

La famille de Sidi Mohammed A** est, sous ce rapport, un type parfait du plus grand nombre des bonnes familles tunisiennes. On cite bien, dans la ville, quelques jeunes gens de naissance pour qui la vie est un festin perpétuel, et dont la fortune entière passe en dépenses de table; mais ce sont là de rares exceptions. Chez les gens de bonnes mœurs, la fortune ne change rien au caractère des relations de société, dont les repas sont loin d'être le lien principal. Sidi Mohammed donne rarement à dîner, et toujours à un petit nombre d'amis aussi graves et aussi respectés que lui-même.

En dehors des relations de société, les récréations consistent principalement dans ce repos prolongé que les tunisiens nomment le kîf, et qui n'est troublé que par le soin de humer quelques gorgées de café, en aspirant quelques bouffées d'un tabac léger et parfumé.

[297] Souvent, dans la belle saison, Sidi Mohammed, en quittant le bazar, se rend avec ses deux fils jusqu'aux bords du lac, situé à un kilomètre de la ville. Cette promenade est le rendez-vous habituel des tunisiens qui viennent aspirer un peu de brise, ou du moins, un air moins embrasé que celui de la ville. De temps à autre, le vendredi, la course s'étend jusqu'à l'Ariana, joli village entouré de verdure et caché parmi de beaux jardins, ou jusqu'à la Manouba, autre village recherché pour la fraîcheur de ses massifs verdoyants. Mais ces deux points sont à une distance (3 kilomètres) qui fait qu'on y passe ordinairement la journée; aussi, la promenade quotidienne est-elle circonscrite aux abords immédiats de la ville, et principalement aux bords du lac.

La fréquentation du bain peut être aussi considérée comme une récréation pour Sidi Mohammed et pour son jeune fils. Ils s'y rendent une fois chaque semaine. On connaît la manière dont les bains se prennent dans tout l'Orient. Après le massage, les baigneurs, chaudement enveloppés, étendus sur des matelas, fument, boivent le café, et s'abandonnent aux douceurs d'un lîl prolongé.

La femme, de son côté, profite chaque semaine de la même distraction. Elle sort peu; jamais ou très rarement pour se promener. Ces sorties ont pour but de visiter quelques amies, ou de se rendre au cimetière, suivant la coutume du pays.

En été, lorsque la femme et le jeune fils sont à la campagne, Sidi Mohammed va les voir le vendredi, de temps à autre. Il fait cette course à mule, et passe alors toute la journée dans son jardin. Il se repose, il entend parfois quelques musiciens, qu'il paie pour charmer ses heures de loisir; mais ce divertissement est rare: il n'a guère lieu que quatre ou cinq fois chaque année, et lorsque Sidi Mohammed reçoit quelques amis.

IV. Histoire de la famille

§ 12. — Phases principales de l'existence.

Ce que nous avons fait connaître de la famille montre assez que son existence ne saurait offrir aucune de ces phases, souvent si diverses, qui caractérisent la vie des familles et des individus dans une société plus mobile, plus agissante, où le mouvement, les transformations rapides, sont la première condition de la vie privée [298] et le principal caractère de la vie publique. Sidi Mohammed, né à Tunis, fut élevé par son père comme lui-même élève ses enfants. Il se maria dès l'âge de dix-neuf ans, et n'eut jamais qu'une seule femme. Après son mariage, il continua de vivre chez ses parents, dans la maison qu'il habite encore aujourd'hui, et qui leur appartenait. Il avait vingt-cinq ans, lorsqu'il perdit successivement sa mère et son père. Sa femme lui donna d'abord une fille. Après cet événement, il accomplit, en caravane, le pèlerinage de La Mecque. À son retour, il rouvrit, au bazar, la boutique illustrée par son père et par ses aïeux. Depuis ce temps, rien n'est venu modifier son existence. Les seuls incidents de sa paisible vie ont été le mariage de sa fille, puis celui de son fils aîné.

Sa femme est aussi née à Tunis, d'un père employé à la grande mosquée. Mariée dès l'âge de 12 ans, sa vie se trouve tellement liée à celle de son mari, qu'il serait superflu d'y rechercher le moindre incident.

§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille

L'éducation religieuse, les ardentes convictions de chacun des membres de la famille pourraient n'être pas une garantie suffisante contre l'irruption des mauvaises mœurs trop généralement répandues dans les différentes classes de la société musulmane (E). Les enfants de Sidi Mohammed A** doivent au respect de certaines traditions de famille d'avoir été préservés de la corruption à peu près générale, et de persévérer dans un ordre d'idées et de conduite relativement très pur. On rencontre encore, dans les villes musulmanes, un certain nombre de familles où les enseignements moraux du Koran, fortifiés par d'antiques habitudes de travail, d'ordre et de sagesse, reçoivent une application sérieuse et digne. Malheureusement, ces exemples respectables et respectés n'entraînent personne. On admire mais on suit le torrent; et, par cela même, la décadence ne cesse de se manifester à Tunis comme dans toutes les contrées soumises à l'islamisme.

Quoique dévots musulmans, les membres de la famille admirent sincèrement la vertu et les œuvres des religieuses chrétiennes établies depuis quelques années à Tunis (F). C'est à la présence de ces religieuses qu'il faut surtout attribuer le changement remarquable qui s'est opéré dans certains esprits exaltés au sujet des chrétiens. Ce changement n'est pas encore de la bienveillance pour les Roûmi, [299] mais c'est au moins l'apaisement des passions fanatiques. On admire, on rend justice. Ce pas est immense; et l'on doit beaucoup attendre de ceux qui se montrent sensibles à la puissance des actes de dévouement. Pour ceux qui connaissent les préjugés des musulmans, cet exemple est bien propre à prouver que la propagande chrétienne se fondera sur les vertus et les bonnes œuvres des fidèles, encore plus que sur la supériorité du dogme.

Avec les vertus de famille, avec les qualités intimes, et l'intelligence des affaires, qui distinguent Sidi Mohammed et ses fils, il est évident que la condition de la famille ne peut que devenir meilleure d'année en année. En résumé, cette famille, quels que soient les événements que l'avenir réserve à la régence tunisienne, est de celles qui sont appelées à l'honneur insigne de représenter toujours ce qu'une société renferme de meilleur et de plus honorable.

§ 14. — Budget des recettes de l'année.

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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.

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Comptes annexés aux budgets

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Notes

Faits importants d'organisation sociale; particularités remarquables; appréciations générales; conclusions.

(A) Observations générales sur la régence de Tunis.

[312] La régence de Tunis est cette partie des anciennes possessions romaines connue sous le nom d'Africa propria, ou Proprie dicta. Sa prodigieuse fertilité lui valait alors le titre de grenier de l'Italie, et, si on en juge d'après le nombre et l'étendue des ruines qui la couvrent, sa population, aujourd'hui réduite à trois millions d'habitants, devait être beaucoup plus considérable. Vingt cités ont disparu. Il n'en reste que des débris informes et un grand nombre d'inscriptions qui témoignent de leur importance. Vingt-neuf villes romaines sont restées des centres de population; leurs noms ont subi des transformations moins sensibles que leurs édifices. On en jugera par quelques-uns de ces noms actuels, comparés aux anciennes désignations:

Correspondance entre la désignation actuelle et la désignation ancienne des villes romaines de Tunisie (§ 10)
Correspondance entre la désignation actuelle et la désignation ancienne des villes romaines de Tunisie (§ 10).

Outre les ruines des vingt villes détruites ou abandonnées, on rencontre sur toute l'étendue de la régence, et jusqu'aux oasis sahariennes, des fragments d'arcs triomphaux, de mausolées, de colonnes, de portes de ville, des chaussées, des citernes, des aqueducs [313] qui prouvent que toute l'Afrique propre a été longtemps romaine au même degré que l'Italie. Le plus remarquable témoignage de ce fait, ce sont les ruines du vaste amphithéâtre d'El-Djem, supérieures en grandeur, en beauté, à ce qui reste du Colisée, et où trois cent mille spectateurs pouvaient se placer sur les gradins. Aujourd'hui le pays d'El-Djem est un véritable désert, à l'exception d'un seul point habité. Ce point, c'est l'amphithéâtre lui-même. Un village, bâti au pied de l'immense ruine, avec les pierres écroulées, donne abri à une centaine de familles qui cultivent dans la mesure strictement nécessaire à leur existence.

Les différents points du vaste territoire de la régence, c'est-à-dire une superficie de plus de six mille lieues carrées, renferment très peu d'habitants sédentaires; quoique plusieurs tribus se livrent à la culture, il est rare de les voir former des établissements, et on les rencontre communément à l'état nomade, émigrant d'une contrée à une autre, aux diverses époques de l'année, par peuplades plus ou moins nombreuses.

Dans un pays où la dépopulation est telle qu'on peut voyager à cheval plusieurs heures sans rencontrer ni hommes, ni habitations, on conçoit qu'il est difficile d'apprécier de visu ce que deviendraient par la culture les immenses terrains laissés en friche faute de bras. Dès que les pluies commencent à tomber, le désert même devient riant et agréable. Mais pendant 6 ou 8 mois de l'année, la terre se sèche, se crevasse, tout est grillé, la poussière envahit tout. À défaut d'expériences que nul n'entreprend, il faut se contenter des témoignages anciens, qui sont unanimes pour attester la merveilleuse fertilité de l'Afrique propre.

La plupart des arbres fruitiers de la régence sont communs à l'Afrique et à l'Europe; amandiers, abricotiers, pruniers, pommiers, figuiers, pêchers, grenadiers, oliviers, orangers et citronniers. On y peut ajouter, à un degré moindre, l'arbousier, le jujubier, le néflier, le châtaignier, le caroubier; et enfin, comme source exceptionnelle de richesse, les dattiers, qu'on ne rencontre en quantité notable que dans les districts du sud, et surtout dans les oasis du Beled-el-Djerid.

La culture des dattiers exige peu de soin. Pour les multiplier, on transplante ordinairement les rejetons qui croissent au pied des vieux arbres. Ces pousses peuvent donner du fruit au bout de 6 ou 7 ans, tandis que les arbres nés de noyaux n'en donnent qu'après 16 ans. Les dattes sont sèches et sans saveur, si le palmier qui les porte n'a pas été fécondé par le pollen du palmier mâle. Cette fécondation s'opère au mois de mars ou d'avril, lorsque les gousses qui renferment les fleurs et les fruits commencent à s'ouvrir. On [314] prend alors un jet de la grappe du palmier mâle, et on l'insère dans la grappe de l'arbre femelle. Un seul palmier suffit à la fécondation de 4 ou 500 arbres. À 30 ans, les palmiers dattiers sont en pleine vigueur, et portent chaque année 15 ou 20 grappes pesant ensemble de 150 à 200 kilogrammes. On les arrose tous les 4 ou 5 jours, et on taille les branches inférieures à mesure qu'elles se dessèchent.

Les grandes cultures de céréales sont en froment et en orge. Les semailles sont terminées à la fin de novembre. Les récoltes ont lieu à la fin de mai ou au commencement de juin. Un boisseau rend, en moyenne, 10 boisseaux, dans certains districts 15 et même 20 boisseaux. On ne bat pas le grain, on le foule, puis on le vanne en le jetant en l'air contre le vent, et on l'enfouit, pour le conserver, dans des immenses fosses (matmourah), dont l'usage paraît remonter à la plus haute antiquité.

Comme cultures de second ordre, il faut mentionner les fèves, les pois, les haricots, les pois chiches, toutes nos plantes légumineuses et potagères, plusieurs espèces de courges, concombres, citrouilles, melons, pastèques, aubergines, quelques petits poiriers, des noisetiers, du raisin en grande quantité et de qualité exquise. Mais tous ces produits, mal cultivés, récoltés avant maturité, sont plutôt gaspillés que consommés économiquement par les indigènes.

Les ressources en bétail, gibier, volailles, sont d'une extrême abondance. Le budget des dépenses du parfumeur de Tunis prouve que cette abondance, et le bon marché qui en est la suite, rendent la misère presque impossible dans la régence.

Le commerce de la régence avec l'Europe est à peu près insignifiant. Les entraves de toute sorte apportées à l'exportation et à l'importation par l'avidité des beys a presque toujours paralysé les innombrables tentatives des négociants. Aujourd'hui ces vexations ont cessé; mais il faudra probablement de longues années pour que le commerce tunisien reçoive les développements qu'on en peut espérer. Sous ce rapport, comme sous celui de l'agriculture, le principal obstacle viendra toujours d'une administration vicieuse, égoïste, insouciante et ennemie de tout ce qui, à ses yeux, ne l'intéresse pas directement.

Le blé, l'huile d'olive, la laine sont les principaux objets d'exportation. On importe surtout le café, le sucre, les draperies, les soieries de Lyon, le vermillon et toute sorte d'épiceries.

Tunis, comme au Maroc, la conquête de l'Algérie a causé un profond ébranlement de ce qu'on peut appeler l'ordre ancien. Il est difficile de mesurer l'étendue de l'action qu'exerce notre seule présence en Afrique. Il est plus difficile encore de prévoir l'issue du [315] conflit moral engagé entre notre race et les races musulmanes. Ce qui est certain, c'est qu'en fait, la conquête et l'occupation de l'Algérie ont jeté un monde entre le passé et l'avenir de ces races.

(B) Sur le lac de Tunis, les égouts et les vestiges de l'ancienne Carthage.

Le lac de Tunis est formé par l'eau de la mer, qui pénètre dans un vaste bassin naturel en s'infiltrant à travers une longue bande de terrain sablonneux. Un étroit canal a été ouvert entre le lac et la rade, et permet ainsi de transporter par eau, jusqu'à Tunis même, les marchandises débarquées en pleine rade. Ce lac, autrefois profond, puisqu'il servait d'abri aux flottes romaines, est aujourd'hui encombré de hauts-fonds résultant des immondices de toute sorte charriées par les égouts de Tunis. En certains endroits, la profondeur de l'eau est à peine de deux pieds. Pendant les grandes chaleurs, certaines parties restent à sec. Les petites barques traversent encore le lac, mais en suivant un chenal qui varie chaque jour, et qui rend la navigation très longue et très laborieuse. On ne saurait se faire une idée des miasmes qu'exhalent les amas de vase laissés à nu sous l'action du soleil. Ces exhalaisons fétides circulent en courants épais, et se répandent souvent dans la ville, où elles se mêlent aux enivrantes odeurs des parfums. Il en résulte une odeur particulière qu'on ne saurait oublier lorsqu'on a vécu longtemps à Tunis. L'air en est saturé; les vêtements, les maisons et jusqu'aux animaux en sont comme imprégnés. On ne sait d'abord si la sensation est pénible ou agréable. Elle est âcre, vive, enivrante. Pour les uns, ce sera le dégoût: pour les autres, cela s'appellera les parfums de l'Orient; ou du moins, ce sera un désagrément dont on ne tiendra plus compte.

Il est impossible d'exagérer lorsqu'on parle des exhalaisons répandues dans l'atmosphère tunisienne. L'or et l'argent, sous l'influence de ces miasmes, perdent bientôt leur éclat. L'argent noircit dans la poche ou dans la bourse. On se demande comment ces émanations du lac, des égouts et d'une énorme quantité d'animaux qui pourrissent çà et là dans toute la ville, ne déterminent pas de fréquentes maladies épidémiques. Le fait, cependant, est incontestable: le séjour de Tunis est très sain. Les médecins y ont [316] fort peu à faire. Les Tunisiens expliquent ce phénomène par l'influence des exhalaisons aromatiques, qui neutraliseraient les miasmes. Peut-être faut-il l'expliquer par la fréquence et par l'impétuosité des vents.

Les égouts de la ville sont, autant que le lac, un foyer d'infection. Ils consistent en un fossé large et profond, qui entoure Tunis d'une triple ceinture. Il faut renoncer à décrire l'aspect de ce fleuve, charriant, sur une vase épaisse et noirâtre, les débris les plus ignobles. Tout cela chemine lentement, lourdement vers le lac. Parfois un obstacle arrête tout; puis vient une débâcle qui rétablit la circulation. De distance en distance, de longues dalles jetées d'une rive à l'autre permettent de franchir le cloaque. Les Européens qui pour la première fois franchissent ces dalles ne peuvent assez admirer l'impassibilité des naturels

Quos circum limus niger...

... Tardâque palus inamabilis undâ

Alligat, et... interfusa, coercet.

(Virgile, Georg., L. iv.)

et qui passent et repassent lentement, avec une sérénité fantastique.

Le lac est très poissonneux; il est couvert d'oiseaux aquatiques: mais, à la nature de leur alimentation, il est aisé de comprendre que c'est là un gibier peu friand. Des milliers de flamants bordent les rives, et se livrent paisiblement à la pêche, dont on leur abandonne la libre exploitation.

À douze kilomètres environ au nord de Tunis, on rencontre des amas de ruines qui marquent l'emplacement de Carthage. L'aspect général de ces ruines est saisissant. Qu'on se représente une immense plaine dont les ondulations forment çà et là des collines en pente douce. Pas un arbre, à peine quelques maigres broussailles roussies, pas un brin d'herbe, partout un sol blanc et rougeâtre, entièrement semé de débris presque pulvérisés. De loin en loin, des monceaux de cailloux comme ceux qui bordent nos routes; mais cette poussière est semée d'éclats de marbres précieux. Ces cailloux, ce sont des fractions de feuilles d'acanthe, des doigts de marbre, des fragments de figures, des pieds, des moulures, du bronze, du verre, des poteries; partout, les traces de la flamme, de la violence. Creusez le sol: il est fait en entier des mêmes débris liés par le sable; de distance en distance, d'énormes blocs, des masses gigantesques, courbés sous le poids de vingt siècles, dominent ce champ de dévastation. Des tranchées ouvertes ont mis à nu de grandes colonnes et des statues mutilées. D'immenses citernes parfaitement [317] conservées, des restes d'aqueducs dont l'œil reconstruit la ligne imposante qui se perd à l'horizon, donnent seuls quelque idée de la grandeur de l'antique cité punique. Sur une colline qu'on dit être l'antique Byrsa, sur l'emplacement même où saint Louis rendit le dernier soupir, s'élève une chapelle dont le dôme élégant domine au loin toutes les ruines. Cette chapelle offre une hospitalité précieuse à celui qui veut explorer l'immense plaine. Ses dépendances sont occupées par deux gardes indigènes, qui vivent des produits de la chasse et d'un jardin parfaitement cultivé.

(C) Sur la population chrétienne de Tunis.

Tunis est la ville barbaresque où se trouve le plus grand nombre de chrétiens. Français, Anglais, Italiens, Grecs, Maltais, forment une population d'environ 8,000 âmes. Les Maltais sont de beaucoup les plus nombreux. Ils sont au nombre d'environ 5,000, sous la protection du consul d'Angleterre, qui, n'ayant que fort peu de nationaux établis à Tunis, jouirait d'une assez paisible existence, sans les devoirs que lui impose le caractère difficile de ses protégés. Les Maltais forment, au milieu de la population franque de Tunis, une véritable caste. Mêlés indistinctement aux Maures, aux Juifs, aux chrétiens, ils se plient à toutes les nécessités d'une existence essentiellement mercenaire, et, savent en même temps, garder un indomptable esprit de nationalité et de corporation; ils disent volontiers ce qu'on fait dire plaisamment aux Auvergnats: il n'y a parmi nous ni hommes ni femmes, il n'y a que des Maltais. Leur langue est un singulier mélange de copte, peut-être de phénicien, d'arabe, avec quelques mots italiens. Ils ont aussi un langage de convention, amalgame formé de différents idiomes, également intelligible ou inintelligible à l'Arabe, au Juif, aux Européens de toutes nations: c'est ce que les Arabes appellent la langue franque. C'est une race énergique, moitié sauvage, moitié civilisée, mais beaucoup plus près de l'état de barbarie que des mœurs policées de l'Europe. Ils sont infatigables, aptes à tous les labeurs, aventuriers par goût ou par habitude, et intrépides. Ils sont très redoutés des Arabes, qui les détestent cordialement, mais qui s'accommodent fort bien avec eux. On les assassine traîtreusement; jamais on ne les attaque de front. Ils manient très bien le couteau qui ne les quitte jamais; la turbulence [318] de leurs habitudes n'a d'égal que le caractère expressif de leur dévotion. On les voit très assidus à l'église desservie par les capucins. Ils prient à genoux, baisant la terre, gémissant, se frappant violemment la poitrine, levant les mains au ciel; c'est un concert d'exclamations, d'aspirations, et l'aspect de tous ces rudes visages baisant des chapelets, des croix, des scapulaires, a quelque chose de naïf et de vraiment bizarre, pour le chrétien accoutumé à des pratiques moins bruyantes, moins publiquement expansives. Quand ils se prosternent devant quelque saint, ils semblent le prendre à partie, lui adresser des reproches, le menacer, le prier avec larmes, comme un enfant violent et mutin prierait sa mère de céder à ses caprices. On est d'autant plus surpris que l'état des mœurs privées et même publiques des Maltais n'admet que très peu une telle familiarité avec le ciel. En cela, comme en d'autres points, ils ressemblent singulièrement aux musulmans.

Les Maltais sont gens de tous métiers. Ils sont pêcheurs, bateliers, portefaix, muletiers, et surtout carrozzieri. Tous les vieux véhicules de la Sicile semblent réunis aux portes de Tunis, et à la Goulette; on en voit de toute forme: cabriolets, calèches fermées, calèches découvertes, chars à bancs, coucous, tout cela poudreux, glorieusement enjolivé de rideaux rouges, de coussins à fleurs, de houppes échevelées. Les mules sont dignes de la carrozza. On n'a garde d'épargner les grelots, tout cela sonne, roule et galope vite et gaiement. C'est leste, hardi, pimpant et triomphant; ni caillou, ni pointes de roche, ni crevasses, ni ornières ne comptent pour quoi que ce soit; quand on part, on arrivera, ou on sera brisé; mais jamais on ne déviera du droit chemin. Le Maltais trotte ou galope en flanc, les pieds nus, sautant parfois sur le timon, mais n'y faisant jamais qu'une halte.

Quelques Maltais ont poussé l'esprit d'entreprise jusqu'à faire venir de Marseille trois ou quatre diligences ou omnibus hors de service; on fait ainsi, à certains jours, des excursions jusqu'à douze ou quinze lieues aux environs de Tunis. Ces essais sont très encouragés, et il est probable que dans dix ans, la partie de la régence qui s'étend autour de la ville dans un rayon de vingt lieues sera sillonnée par des voitures faisant un service régulier de voyageurs et de marchandises.

Les coutumes maltaises ont une originalité aussi prononcée que les coutumes arabes. Les cérémonies du baptême ou du mariage et certaines fêtes religieuses ne ressemblent à rien de ce qu'on voit chez nous. Les danses ont aussi un caractère particulier, qui rappelle un peu les danses de l'Auvergne.

Tunis renferme un quartier spécial pour les chrétiens. C'est ce [319] qu'on appelle le quartier franc. Rien ne le distinguerait de la ville arabe, s'il n'était dominé par cinq ou six maisons de grande apparence, construites à l'européenne. L'aspect de ces bâtiments est d'autant plus imposant, que celui des masures avoisinantes est tout à fait misérable. Les principaux négociants ont établi sur la place et dans la grande rue deux cercles, sur le modèle de nos cercles d'Europe, l'un, appelé Cercle italien, l'autre Cercle français. Au rez-de-chaussée, vastes salles, café, billards; au premier étage, cabinets particuliers, salon de lecture, tables de jeu. Le Cercle italien est le rendez-vous de tous les faiseurs d'affaires. On l'appelle aussi la Bourse. On y joue un jeu effréné. Il n'est pas rare d'y voir des enjeux de 500 ou 1,000 piastres (environ 2,850 ou 4,700 fr.). Le Cercle français est beaucoup plus modeste. Il est le rendez-vous de nos nationaux, qui paraissent rarement au Cercle italien. L'esprit de nation, de province, de rue, de famille est très développé à Tunis.

Aujourd'hui, la condition de la colonie européenne est extrêmement douce et favorisée à Tunis. Il y a 25 ans à peine, c'était tout différent. Les vexations, les avanies de toute sorte pleuvaient sur les chrétiens. On en pourrait citer des faits incroyables. Les consuls mêmes n'y pouvaient échapper. Mais la conquête de l'Algérie, et le protectorat de la France accordé à Tunis à la sollicitation d'Ahmet Bey, ont opéré une transformation radicale, à ce point qu'en lisant les relations écrites en 1827 ou 1828, on croit lire des récits plus que séculaires.

(D) Sur les contributions, les revenus publics et leur perception, l'armée et la manufacture de drap de troupe à Tunis.

Les habitants des villes ne payent aucune autre contribution personnelle que celle du seizième de la location; ils ne payent rien quand ils habitent leurs immeubles. Les habitants de la campagne payent, à titre de capitation, 24f par an. Les produits du sol sont soumis à des taxes qui varient suivant les besoins ou le caprice des beys. Les céréales sont taxées pour le dixième de leur valeur; le bétail, le beurre, le miel, pour le seizième. Les chevaux payent l'impôt du quart. Le bey perçoit 30 pour cent sur les dattiers et sur les oliviers. Nous omettons le détail des autres impositions; nous mentionnerons [320] seulement les principales, celles qui sont sujettes à moins de variations. En comparant entre elles les diverses contributions prélevées à différents titres, on trouve que les beys perçoivent au moins le dixième de la valeur brute des productions territoriales.

Mais, indépendamment de la part du maître, les malheureux contribuables doivent encore fournir à la rapacité et aux exactions des aids, ou gouverneurs établis dans chaque district. Chaque fonctionnaire est obligé de payer annuellement au bey une somme déterminée; il est obligé en outre, s'il veut conserver les bonnes grâces du prince, de lui envoyer fréquemment des cadeaux en argent ou en nature. Or, pour faire face à ces différentes exigences de sa position, chacun des aids n'a d'autre moyen que d'exercer sur ses subordonnés les extorsions, les violences, les avanies de toute espèce. Toute son habileté consiste à ménager ses moyens de telle sorte, que les habitants de son district ne soient pas poussés par le désespoir à demander au bey sa destitution. Ce cas échéant, le bey s'empresserait de le dépouiller lui-même de tout ce qu'il possède, et de l'envoyer en prison, après avoir fait payer aux plaignants cet acte de justice.

Les impôts sont perçus par une armée, qui, deux fois chaque année, parcourt à cet effet la régence. Ces tournées se font l'une en été, l'autre pendant la saison d'hiver; le territoire parcouru en été est appelé zone ou quartier d'été. Le quartier d'hiver comprend la partie méridionale de la régence jusqu'aux oasis du Beled-el-Djerid. Ces expéditions fiscales sont ordinairement commandées par un parent du bey, qui a le titre de bey du camp.

Le prédécesseur du bey actuel, Sidi Ahmet, le même qui vint à Paris, et qui reçut à Tunis les fils du roi Louis-Philippe, se distingua par des qualités bien rares chez les princes musulmans; fils d'une esclave chrétienne, il avait toujours témoigné une vive sympathie pour les chrétiens, et une admiration particulière pour la nation française. C'est à ce prince intelligent et humain qu'on doit tous les progrès qui ont transformé la régence depuis 20 ans. Malheureusement, ses excellentes dispositions n'étaient pas soutenues par une intelligence assez vaste, par une volonté assez tenace. Il se laissait volontiers éblouir par les dehors, et se contentait des apparences. Il voulait imiter Napoléon, dont le génie guerrier et politique lui paraissait à juste raison extraordinaire. Mais ses efforts d'imitation se bornèrent, au point de vue militaire, à entretenir un effectif de troupes deux fois plus nombreux que ne l'exigeaient les besoins du pays. Il imposa à son armée le pantalon rouge et la veste bleu de roi. Lui-même portait habituellement l'uniforme de lieutenant général français, et le grand cordon de la Légion d'honneur. [321] Il demanda au roi Louis-Philippe des officiers instructeurs. Malgré les efforts persévérants de la mission militaire française, l'armée de Tunis n'a jamais pu s'astreindre à la discipline de nos troupes. Trop de causes rendaient impossible d'en obtenir ce que le bey espérait. C'était d'abord le mode de recrutement. On prenait en masse, dans les tribus, les jeunes gens qu'on jugeait aptes au métier militaire. On les incorporait de gré ou de force. Ils subissaient leur sort comme les galériens subissent le leur. Mal nourris, peu ou point payés, les pieds nus, mal armés et mal vêtus, ils étaient plutôt un danger qu'une protection pour les habitants. Le plus grand malheur qui pût arriver la nuit aux passants attardés, c'était de rencontrer une patrouille. En ce cas, on devait s'estimer heureux de n'avoir été que dévalisé et roué de coups. Le plus grand nombre des meurtres nocturnes n'avait pas d'autres auteurs que les soldats de ronde. À la mort d'Ahmet Bey, son successeur, actuellement régnant, licencia une grande partie des troupes, et la mission militaire française fut supprimée.

Les efforts tentés par Ahmet Bey dans l'ordre administratif n'ont pas eu plus de succès. Sous l'influence de causes qu'il serait trop long d'exposer, les encouragements que ce prince accorda à l'industrie n'amenèrent aucun résultat. Il avait établi à Toubourba (Suburbum minus), au bord de la Nedjerda, une manufacture de draps pour l'habillement de ses troupes. La direction en avait été confiée à des industriels français. Cette manufacture occupait deux ou trois cents femmes de la campagne, qui nettoyaient la laine et se livraient à différents travaux de préparation. Tout alla passablement pendant une année ou deux. Enfin les directeurs de la fabrique se virent embarrassés dans leurs affaires, puis ruinés. Le seul résultat incontestable fut le développement rapide d'une révoltante immoralité au milieu de la population de Toubourba et des environs. Aujourd'hui, la fabrique de Toubourba paraît devoir, sous une meilleure impulsion, fournir une production régulière et d'importants bénéfices.

(E) Sur les saltimbanques, les assaou, les danseuses et sur l'immoralité publique et privée des indigènes.

Les divertissements publics ne sont guère en usage à Tunis que pendant le mois de Ramadan. Chaque année, à cette époque, les places et carrefours sont encombrés de curieux qui se pressent au [322] tour de chanteurs, de danseurs de corde, de saltimbanques de toute espèce, d'escamoteurs et de mangeurs de serpents.

Ecce voratores serpentum, plebe vocati

Corpore nudato sua dant spectacula Psylli.

Ille veneniferos lacerat sub dentibus angues

Atque cruentato vivos ingurgitat ore.

(Auson.)

Un certain nombre d'érudits, se fondant sur les anciens monuments écrits, voient dans ces mangeurs de serpents, connus dans toute l'Afrique sous le nom d'Aïssaouï, le reste de cette peuplade d'ophiophages qui habitait, au dire des poètes, un canton de l'Afrique. Mais les musulmans leur attribuent une origine beaucoup plus récente. Ils disent qu'un saint, nommé Sidi Aissa, attirait, par ses prédications, une foule de disciples qui le suivaient dans les lieux déserts. Un jour, cette multitude affamée demanda du pain. On était alors dans une immense plaine aride et inculte. Le saint, saisi d'un transport soudain, leur cria: Mangez les scorpions et les reptiles! et tous aussitôt soulevèrent les pierres, dévorant à belles dents les serpents et les scorpions venimeux. Dès lors, le miracle s'est perpétué. Les aissaoui, ou disciples de Sidi Aissa, ont toujours le privilège de manier et de dévorer impunément les plus dangereux reptiles.

Il est très difficile d'expliquer le spectacle qu'on a sous les yeux, lorsqu'on voit les aissaoui plonger les mains dans des sacs, en tirer des aspics, des cobra capello, des vipères noires, tous serpents dont la morsure est redoutable. Si quelque incrédule présente un chien, une poule ou tout autre animal à la piqûre des reptiles, la victime en meurt presque subitement, tournoie quelques instants sur elle-même, et meurt. Cette expérience a été cent fois renouvelée par nos officiers en Algérie. Or, les aissaoui se font mordre au visage par ces mêmes reptiles qu'ils excitent. Ils les dévorent tout vifs en commençant par la queue. Les morsures se multiplient. Les aissaoui sont inondés de sang. Chacun peut voir et toucher les blessures. Au Maroc, le fils d'un consul général d'Angleterre, M. Drummond-Hay, persuadé que ces blessures étaient faites par des reptiles non venimeux, voulut offrir son bras, comme le faisait un aissaoua, à un cobra capello. « Si tu n'es pas aïssaoua, tu es mort, » lui dit le psylle. M. Drummond-Hay fit l'essai sur une poule, qui tomba foudroyée, et il ne poussa pas plus loin l'expérience. Il ne put que constater l'effet de la morsure sur la poule, et l'innocuité de cette même morsure pour l'aïssaoua.

Quoi qu'il en soit des moyens employés par les aissaoui pour [323] échapper au venin, il est probable que ces moyens remontent à la plus haute antiquité. La légende de Sidi Aissa est évidemment un grossier travestissement du miracle de la multiplication des pains. Notre-Seigneur Aïça, Sidna-Aïça: tel est le nom donné par les musulmans à Jésus-Christ. Le nom de l'auteur du prodige n'a donc pas même été changé. Quant au privilège de la secte, ne serait-il pas l'application de ces paroles de Jésus-Christ, parlant des prodiges que devaient accomplir ceux qui auraient foi en lui: « serpentes tollent, et si mortiferum quid biberint, non eis nocebit? » (S. Marc, Évang., ch. xvi, v. 18.)

Les aissaoui forment une confrérie très puissante et répandue dans toute l'Afrique. Ils ont des sanctuaires privilégiés et se réunissent à certains jours pour fêter leur saint. Leur dévotion consiste à se ranger en cercle autour du mukhaddem, ou supérieur de la confrérie, et à murmurer d'une voix sourde, saccadée, des invocations rythmées, accompagnées de flexions de tête, de soubresauts, puis de sauts prodigieux, puis de bonds et de contorsions frénétiques. Ils entrent peu à peu en fureur; l'écume à la bouche, les yeux injectés, ils se jettent sur les reptiles dont on a fait provision, et les dévorent. Ces frénétiques sont très dangereux alors pour les spectateurs juifs ou chrétiens. Quand on les a vus se ruer sur un âne, sur un mouton, les mettre en lambeaux, les dévorer tout vifs avec leur poil et leur toison, on comprend que la retraite est prudente, et que tous les écarts sont à redouter de ces dévots estomacs.

Les spectacles publics sont, à différents titres, d'une révoltante immoralité. Sans parler des représentations libidineuses connues sous le nom de karageuz, et que l'autorité française a dû supprimer en Algérie, on voit fréquemment des femmes se livrer en public à des danses qui feraient rougir de honte l'Européenne la plus dépravée. Ces danseuses sont désignées en Égypte sous le nom d'aléméhs, et les idées toutes gracieuses et poétiques que nous y attachons en Europe n'ont assurément aucun fondement. Il est aisé de voir que de telles femmes appartiennent à la classe des prostituées. Leurs exercices, leurs chants, sont le délassement favori des musulmans: c'est assez dire qu'en général les mœurs de ces femmes sont dignes de l'antiquité païenne aux époques les plus dépravées. Le libertinage des hommes ne le cède en rien à celui des femmes. Le sens moral paraît complètement éteint, sous ce rapport, parmi les musulmans. Un seul fait suffit pour justifier cette appréciation: c'est que les pères laissent se presser en foule leurs enfants, garçons et petites filles, aux représentations de karageuz, qui ne peuvent que les initier à tous les honteux mystères de la débauche.

(F) Sur les établissements fondés à Tunis par M. l'abbé Bourgade, aumônier de la chapelle de Saint-Louis, à Carthage.

[324] En 1842, M. l'abbé Bourgade, convaincu par une longue expérience de l'efficacité des bonnes œuvres pour adoucir les préjugés des indigènes contre les chrétiens, ouvrit à Tunis un collège où les chrétiens, les Arabes et les juifs devaient recevoir ensemble l'enseignement de la langue française et les premiers éléments de la science. Bientôt, les succès obtenus furent tels que le programme de l'enseignement put s'étendre, et devenir ce qu'il est dans nos meilleurs établissements d'Europe. Ce fait captiva l'attention publique; le fondateur rencontra partout des encouragements sympathiques, et reçut les témoignages de la bienveillance spéciale des princes français qui visitèrent successivement la ville de Tunis. Des élèves distingués, appartenant à des nationalités et à des cultes différents, portèrent au loin la réputation du collège de Saint-Louis. À la Sorbonne, dans les différentes écoles spéciales, à Vendôme, à Nîmes, à Madrid, en Italie, on a vu, non sans quelque surprise, des élèves sortis de Tunis conquérir d'une façon brillante des diplômes ou des prix d'honneur. En 1850, un enfant israélite de 9 à 10 ans, Joseph Abecassis, étonnait de savants voyageurs, de passage à Tunis, par une érudition linguistique extraordinaire: il improvisait à livre ouvert la traduction d'un passage donné, en français, en espagnol, en anglais, en grec moderne, en arabe, en hébreu;

Il demeure maintenant à Gibraltar où il est fort connu. Aujourd'hui, l'établissement de Saint-Louis, peu soutenu, peu encouragé, par suite de certaines modifications survenues dans l'état général des affaires tunisiennes, se maintient à un niveau encore remarquable, mais ne répond pas aux légitimes espérances de son fondateur, livré momentanément à ses propres ressources, contre la malveillance qui ne manque jamais de s'attaquer aux choses excellentes.

L'hôpital Saint-Louis a été créé en même temps que le collège. Catholiques, grecs, protestants, israélites ont fait généreusement les premiers frais de cette fondation. C'est par les ressources de la charité privée, par des collectes, par des dons, que cet utile établissement se soutient encore aujourd'hui. Les escadres françaises en station devant Tunis et le défunt bey, aussi bien que le bey actuel, Sidi Mohamed, ont souvent fait acte de générosité et de munificence en faveur de l'hôpital où les malades sont admis sans distinction de culte ou de race. Les sœurs de Saint-Joseph de [325] l'Apparition donnent là, comme partout ailleurs, toute la mesure de ce que peut un dévouement absolu, inspiré par une foi vive. Elles font le service gratis, sans être même nourries aux frais de l'établissement.

Ces mêmes sœurs dirigent les écoles gratuites ouvertes par M. l'abbé Bourgade aux petites filles indigènes ou chrétiennes.

De telles œuvres frappent les esprits les plus prévenus; quel dommage, disent les Arabes, que ces femmes vertueuses ne soient pas musulmanes! mais Dieu leur en fera la grâce.

Nous devons aussi mentionner, comme œuvres utiles, les collections rassemblées par M. l'abbé Bourgade, et les écrits qu'il propage parmi les indigènes, avec un zèle tempéré par la plus parfaite prudence.

Ces collections consistent en inscriptions puniques rassemblées à grands frais de points souvent fort éloignés. M. l'abbé Bourgade a adressé à l'Institut plusieurs mémoires accueillis avec un haut intérêt, et ses recherches ont été consignées dans un ouvrage dont il est l'auteur, et qui a pour titre: la Toison d'or de la langue phénicienne. Il a rassemblé en outre un grand nombre de fragments de marbres antiques, des statues, des bas-reliefs, des monnaies, des débris fort remarquables, se rapportant aux différentes époques de la domination romaine et vandale en Afrique.

Quant aux écrits, ils sont empreints d'une parfaite connaissance de la religion et des idées musulmanes. Les indigènes les plus distingués les ont accueillis avec une sorte de faveur. Ces travaux sont évidemment de nature à produire d'excellents effets sur l'esprit des musulmans; on ne saurait trop les favoriser. Qu'on professe une pleine confiance dans la loi du progrès, rien de mieux, mais on tomberait dans une étrange illusion, si l'on se persuadait que les musulmans entreront comme d'eux-mêmes dans le courant de notre civilisation européenne. Il n'y a que deux forces au monde capables de les y amener: celle des armes, et celle de la conviction; la première est odieuse en matière de foi: la seconde doit seule être mise en œuvre. Tous les ménagements que l'on voudrait garder sur ce point sont puérils, préjudiciables à nos intérêts, autant qu'aux intérêts de la civilisation générale. Les musulmans n'en sont pas dupes: ils pensent et ils disent que si nous leur bâtissons des mosquées, c'est que nous sommes sans foi ni loi. En persévérant dans ce tolérantisme inintelligent, les réformes sociales apparentes, fruit de notre domination en Afrique, n'auront aucune valeur réelle. Si le musulman, témoin seulement du côté matériel de la civilisation européenne, fait quelque progrès, ce progrès consistera à l'endormir peu à peu dans l'indifférence ou dans le scepticisme et tous [326] les désordres qui en sont la conséquence logique. Le fanatisme, du moins, comporte quelques vertus: le remède aura donc été pire que le mal. Sans doute les efforts que l'on tente pour améliorer le moral en augmentant la prospérité matérielle ont un côté respectable. Mais il n'en reste pas moins vrai que c'est une dépense de dévouement assez stérile; qu'avant tout, il faut conquérir les cœurs, et que cette conquête est impossible si on repousse par des ménagements sans raison les seuls moyens d'assimilation entre les vainqueurs et les vaincus. L'âme des musulmans est essentiellement religieuse. Si jamais l'Europe chrétienne absorbe l'islamisme, ce sera de par une foi commune, aimée et acceptée; non par ses canons, ses chemins de fer et ses magistrats.

Notes

1. L'attribution d'une dot faite par Sidi Mohammed à sa fille est un fait exceptionnel; c'est une dérogation à l'usage général en vertu duquel les futurs gendres font, au contraire, aux parents de leur fiancée des présents considérables et dont le montant est préalablement débattu. Ces présents, qui sont l'inverse de nos dots, sont nommés kolime par les musulmans bachirs de l'Oural. [Les Ouv. europ., I (F)].