No 26
INSTITUTEUR PRIMAIRE
D'UNE COMMUNE RURALE DE LA NORMANDIE (EURE — FRANCE)
(Chef de metier, de condition modeste, se rattachant par plusieurs traits à la classe des ouvriers)
RENSEIGNEMENTS RECUELLIS SUR LES LEUX EN JUIN 1860
PAR
M. A. ROGUÈS .
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Notes
- (A) Sur la condition des instituteurs publics des communes rurales.
- (B) Sur les heureux effets du patronage exercé dans une commune rurale par un grand propriétaire.
- (C) Sur le contrat économique existant dans la condition physique et morale des habitants de deux communes limitrophes.
- (D) Sur une ancienne association dite charité ayant pour but de pourvoir à l'inhumation des habitants de toute condition dans plusieurs districts ruraux de la Normandie.
- (E) Sur un vieil usage religieux conservé dans la commune de N***
- (F) Sur la décadence de l'agriculture dans la commune de N***, depuis la fin du xviiie siècle.
- (G) Sur l'influence fâcheuse des assemblées tenues dans les campagnes pour le louage des domestiques.
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
I. Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. — État du sol, de l'industrie et de la population.
[327] L'instituteur habite la commune de N***, canton et arrondissement d'Évreux, département de l'Eure, dans la partie de l'ancienne Normandie autrefois désignée sous le nom de pays Roumois. Cette commune s'étend sur une vallée étroite et profonde dont les versants sont généralement arides et percés de roches du terrain crétacé. Les terres de qualité médiocre y sont mêlées de pierres et de graviers. Le sommet des versants est couronné de bois où dominent le chêne, l'orme, le charme et le châtaignier. Une rivière, affluent de l'Eure, arrose la vallée et fait mouvoir sur son parcours de nombreuses usines à foulons, des tanneries et quelques filatures de [328] coton. La commune renfermait autrefois une fabrique dont les ouvriers avaient apporté dans le pays, et en peu de temps, une démoralisation complète. Le principal propriétaire du pays, voulant détruire le mal dans sa racine, a profité du mauvais état des affaires du fabricant pour acheter l'établissement et le démonter. Depuis lors, la commune est restée ce qu'elle était auparavant, purement agricole. Elle ne possède point de biens communaux; son territoire comprend 890 hectares utilisés comme il suit:
Les principales cultures ont pour objet le froment, le méteil, le seigle, l'orge, l'avoine, les pommes de terre et les plantes fourragères. En 1859 elles ont donné les produits suivants:
L'ensemble de la culture présentait cette même année 90 hectares de jachères.
La population de la commune est de 277 habitants qui se répartissent en 46 familles. Le nombre des enfants est, en moyenne, de quatre par famille; la moyenne, il y a quelques années, était de six enfants et au-dessus. On ne compte aujourd'hui que deux familles où il y ait six enfants. Sauf une grande terre de près de 2,000 hectares qui prend de 4 à 500 hectares sur la commune, la propriété est fort divisée dans toute la contrée. À N***, une dizaine de chefs de famille, tout au plus, possèdent assez de terre pour se dispenser d'aller travailler chez les autres. Les autres petits propriétaires, au nombre de seize, sont en même temps journaliers ou exercent une [329] industrie. Neuf familles, en outre, ont une maison et un petit jardin à l'entour, et onze familles sont en location (C). Le travail ne manque jamais, grâce à l'existence de deux corps de ferme considérables, et d'un château habité 7 à 8 mois chaque année.
Tous les salaires sont relativement élevés dans la commune; le menuisier, le charpentier et le maçon gagnent 2f50 par jour; un bon charretier se loue pour l'année à raison de 5 à 600f; un valet de ferme à raison de 400f. La journée d'un manœuvre ne descend pas au-dessous de 1f75 et s'élève souvent à 2f25, non compris le travail de la moisson qui se rétribue de deux façons, c'est-à-dire en blé et en argent. La rémunération en argent se fait sur le pied de 20 à 25f l'acre (75 ares 40). Les bons ouvriers préfèrent le payement en nature. On cite dans le pays un paysan qui, aidé de ses deux filles, a pu gagner 6 sacs de blé dans l'espace d'un mois. Les femmes gagnent, en temps ordinaire, 0f50 à 0f75 par journée; elles ont été rétribuées cette année (1860), pour la fenaison, 1f25 par jour avec la boisson en sus. Ce travail leur était payé 0f75, il y a trois ans, et 1f00 l'année dernière. La main-d'œuvre des hommes a suivi la même progression; malheureusement, aussi, le prix des objets de première nécessité s'est élevé dans une proportion non moins forte. Depuis qu'un chemin de fer a mis la localité à trois heures de Paris, les fruits, le laitage, les œufs, le beurre et les produits de plusieurs récoltes, y sont transportés en toute saison par quantités considérables. Dans la commune aujourd'hui, le beurre vaut 1f le demi-kilogramme; les autres produits valent:
En résumé, la condition des personnes ne s'est point améliorée sur ce point de la France. Les fermiers payent cher des serviteurs peu laborieux qu'ils changent à peu près tous les ans (G). Les propriétaires, lorsqu'une femme est disponible, trouvent difficilement à la louer avec les garanties suffisantes (F). Les petits propriétaires voient tout augmenter autour d'eux, excepté les produits du sol qu'ils consomment en presque totalité. Le journalier, heureux autrefois avec sa maison, un clos et 200f par an dus à son travail et à celui de sa famille, soit environ de 0f50 à 0f60 par jour, ne peut [330] vivre à présent pour moins de 1f25, moyenne que les chômages et les maladies permettent à peine d'obtenir malgré l'élévation des salaires. Là, comme dans la plupart des autres communes agricoles, la population générale baisse d'une façon notable; on a constaté, officiellement, une diminution de 2,000 habitants dans l'arrondissement d'Évreux. Le tiers des maisons de la commune de N*** est inhabité. Les familles s'y éteignent par le départ des enfants entraînés vers l'industrie ou la domesticité des villes et maintenus, généralement, ainsi dans le célibat. Dans les communes où le patronage d'un grand propriétaire veille sans cesse, comme à N***, sur la condition physique et morale de la population, aux anciennes familles du pays succèdent des familles pauvres et nombreuses attirées par l'appât de secours immédiats et continus (B).
Le pays est sain, bien que les brouillards y soient fréquents. Les maisons sont placées pour la plupart au bord de la rivière, dont le cours rapide et profondément encaissé ôte à ce voisinage tout inconvénient. Les routes sont nombreuses, larges et remarquables par leur bon état, grâce à l'abondance d'une sorte de gros gravier excellent pour leur entretien, et qui provient des sables tertiaires recouvrant, dans toute l'étendue des plateaux, le terrain crétacé. Ce bon état des routes de la commune paraît assez onéreux aux habitants. Ils doivent, à cet effet, trois jours de corvée dont ils préfèrent tous s'acquitter en argent. Il y a deux ans, on s'exonérait de cette corvée moyennant 1f50 par jour; le préfet vient de fixer l'exonération à 2f, c'est donc, au nouveau tarif, pour les trois jours, une dépense de 6f pour chaque habitant.
§ 2. — État civil de la famille.
La famille comprend trois personnes, savoir:
1. Pierre F***, instituteur des communes réunies de N*** et de S***, marié depuis 27 ans............ 60 ans.
2. Marie X***, sa femme, née a E***............ 47 [ans]
3. Auguste F***, leur fils unique............ 18 [ans]
Trois autres enfants sont morts en bas âge (§ 4).
Les époux ont perdu leurs plus proches parents et n'ont avec les autres aucune relation suivie.
§ 3. — Religion et habitudes morales.
[331] La famille appartient à la religion catholique et en accomplit exactement les devoirs. Le père est un des membres de la fabrique de la paroisse; il en tient les comptes et il est chargé de porter la bannière du saint, patron de la localité, dans les processions et autres cérémonies de l'église. Le fils sert de clerc aux offices de la semaine et de chantre aux offices du dimanche. Plusieurs institutions religieuses (D) et certains usages (E) d'origine ancienne, conservés dans la commune, témoignent que la foi n'y a point disparu. Au centre de la commune s'élève une vieille église du xve siècle, parfaitement restaurée et entretenue après avoir servi de grange pendant la période révolutionnaire. Elle est desservie par le curé de B*** qui ne compte pas moins de trois églises et de trois communes dans le ressort actuel de son ministère. Si l'on considère que les trois églises sont au moins à 7 kilomètres les unes des autres, que les localités réservées au même desservant sont couvertes d'habitations disséminées dans un rayon de 30 à 35 kilomètres, on comprendra combien l'organisation du service religieux dans ces campagnes laisse encore à désirer et satisfait peu les besoins de la société. Sauf quelques rares solennités où le desservant vient célébrer les vêpres à N***, il ne se dit qu'une grand'messe le dimanche suivie avec assiduité, et une ou deux messes basses pendant la semaine, auxquelles assistent seulement les habitants du château et quelques mères de famille logées près de l'église. La nécessité de se transporter dans le plus bref délai d'une église à l'autre les jours de fête ne permet point au prêtre d'éclairer par la prédication les âmes qui lui sont confiées. Mais le don fait à la commune d'un emplacement, sous condition d'y établir un presbytère, va bientôt changer ce fâcheux état de choses. L'initiative particulière à laquelle revient cette inspiration (B) a déjà doté la commune d'un établissement de sœurs de la congrégation de Sainte-Anne, qui exerce sur les mœurs de la population les effets les plus salutaires (B).
L'instituteur, d'humeur douce et facile, s'est concilié de tout temps l'affection des habitants et de ses élèves. Sa femme, fille de journaliers propriétaires, et travaillant elle-même à la terre, ne se distingue en rien des femmes des cultivateurs. Les époux montrent beaucoup d'attachement pour la famille du principal propriétaire de la commune, en reconnaissance de tous les bienfaits qu'ils en ont reçus, et ils aiment surtout à revenir et à s'étendre sur les soins qu'elle a donnés aux enfants qu'ils ont perdus et à celui qu'ils ont conservé (§ 12).
§ 4. — Hygiène et service de santé.
[332] L'instituteur est de petite taille et d'une excellente constitution. Il n'a jamais été malade. Ses cheveux sont presque blancs et donnent à ses traits, doués de la régularité distinctive de la race normande, un caractère respectable. Sa femme, de taille moyenne, possède également une santé robuste. Sa physionomie est ouverte, animée et annonce de la bonne humeur plutôt que de la distinction naturelle et de l'intelligence. Mariée à 20 ans, Marie F** a eu, dans l'espace de neuf années, quatre couches heureuses. Cependant trois des enfants, qu'elle avait elle-même nourris, ont été enlevés par le croup avant d'avoir atteint leur troisième année. Le fils, qu'ils ont conservé, atteint à cet âge de la même maladie, a été sauvé grâce aux soins qui lui ont été prodigués dans une circonstance particulière (§ 12).
Cet enfant a fait, depuis, plusieurs maladies assez graves. Bien portant aujourd'hui, il n'a pas cependant la forte santé de ses parents. Plus petit encore que son père, il est resté frêle et chétif.
La maison de l'instituteur (§ 10), que touche l'école, est placée dans une situation saine et riante. Elle est à mi-côte et abritée des vents du nord-est par les versants boisés qui la dominent. On y jouit d'une vue magnifique sur la vallée et sur les bois qui forment tout autour comme un vaste amphithéâtre. Le château est pour la famille de l'instituteur, ainsi que pour les familles peu aisées de la commune, le grand recours en cas de maladies. Indépendamment des premiers soins donnés par les religieuses et qui s'étendent jusqu'aux saignées, on y remet des lettres d'admission auprès d'un médecin attitré de la ville et des bons pour un pharmacien qui délivre gratuitement, sur leur présentation, les remèdes ordonnés. Dans les cas graves, où le déplacement serait dangereux, le médecin est mandé et continue dès lors ses visites, tant qu'elles sont nécessaires. Le même patronage ouvre aux vieillards, demeurés sans famille, l'entrée des hospices de la ville (B).
§ 5. — Rang de la famille.
Il n'y a point de différence sensible, à l'égard du rang, entre la famille de l'instituteur et les familles des cultivateurs de la commune. La façon de se vêtir et de vivre est la même des deux côtés. L'instituteur et son fils ne prennent point part, il est vrai, aux travaux de l'agriculture, mais la mère de famille y consacre une partie [333] de son temps, surtout au moment de la fenaison où le concours des femmes est particulièrement recherché et bien rétribué. D'ailleurs, lorsque l'instituteur entrait dans l'instruction primaire, il y a près de 40 ans, les connaissances que devait posséder un maître d'école étaient fort élémentaires et élevaient à peine ceux qui recherchaient cette carrière au-dessus des ouvriers agricoles, dont ils avaient presque tous partagé les travaux dans leur enfance (§ 12). Il n'en est plus de même aujourd'hui; les instituteurs sortis, pour la plupart, des écoles normales primaires, se sont livrés de bonne heure à l'étude; l'école de village est pour eux un point de départ sur le chemin de l'avancement universitaire. Par leur éducation, leurs habitudes et leur tenue, ils se distinguent toujours des simples cultivateurs et occupent en général un rang assez élevé dans la commune rurale. L'instituteur que nous décrivons est donc, sous le rapport du rang, dans une condition qui devient exceptionnelle, car probablement peu de ses contemporains sont encore en fonctions. Toutefois l'emploi de secrétaire de la mairie, qu'il cumule avec ses travaux professionnels, en lui procurant des relations suivies avec le maire de la commune et les autres autorités locales, lui donne une certaine considération personnelle; cette situation, sans grandir la famille, exerce cependant une influence favorable sur ses rapports journaliers avec les habitants et surtout avec les parents qui envoient leurs enfants à l'école.
II. Moyens d'existence de la famille
§ 6. — Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles: attribués à la famille par la succession des parents de la femme............ 1,500f00
Immeuble rural, composé de parcelles de terre situées dans la commune d'E***, ayant ensemble 70 ares, avec la valeur ci-dessus indiquée.
Argent: Somme conservée pour faire face aux dépenses du fils à son entrée à l'école normale primaire............ 200f00
Matériel spécial des travaux et industrie (le matériel de l'école appartenant à la commune, pour mémoire)............ 27f50
1o Outils de jardinage. — 1 serpe, 2f00; — 1 pioche, 2f50; — 1 pioche à sarcler, 3f00; — 1 râteau en bois et 1 fourche en bois, 3f50; — 1 bêche, 3f00. — Total, 14f00.
[334] 2o Chaîne d'arpenteur 8f00.
3o Matériel pour le blanchissage. — 1 baquet, 2f50; — 1 battoir, 1f00; — 2 fers à repasser, 2f00. — Total, 5f50.
Valeur totale des propriétés............ 1,727f50
§ 7. — Subventions.
Les subventions dont la famille profite consistent dans l'habitation et le petit enclos que la commune fournit gratuitement à l'instituteur et dans les cadeaux, extrêmement restreints aujourd'hui, qui lui sont offerts par les élèves ou leurs parents en quelques circonstances. Ces cadeaux, en nature, résultent le plus souvent d'un achat de beurre, d'œufs ou de légumes chez un voisin qui n'en acceptera point le paiement.
On peut considérer aussi comme une subvention l'éducation gratuite, reçue par le fils. Les règlements permettent aux enfants d'instituteurs de suivre l'école sans figurer sur la liste des enfants indigents ni sur le rôle de la rétribution.
Le ménage de l'instituteur profite des soins que la famille du principal propriétaire de la commune accorde au bien-être moral et matériel de toutes les personnes qui l'entourent; nous mentionnerons, toutefois, parmi les subventions spéciales dues à ce patronage, les vêtements donnés au fils. Ses habits des dimanches et fêtes proviennent exclusivement de cette source. L'école de jeunes filles tenue par deux sœurs de la congrégation de Sainte-Anne, qui soignent aussi les malades, est la seule institution positive fondée et maintenue par le patronage, mais celui-ci s'étend à tout et s'exerce directement selon l'esprit du catholicisme et les véritables intérêts de la société (B).
§ 8. — Travaux et industries.
Travaux de l'instituteur. — Le ressort de l'école comprend deux communes, celle de N*** et celle de S***. La première a 277 habitants et la seconde 153; l'école est aussi fréquentée par des enfants de quelques communes limitrophes. Avant qu'il y eût une école de filles (B), l'instituteur avait en moyenne, 34 élèves pendant l'hiver, savoir 15 filles et 19 garçons, et, pendant l'été, 20 élèves seulement, des filles pour la plupart. Les enfants indigents s'élevaient de 8 à 10. L'établissement des Sœurs, en lui enlevant l'éducation des filles, a diminué le nombre de ses élèves, [335] sans rien changer toutefois à sa situation pécuniaire, car la rétribution scolaire n'ayant jamais dépassé le minimum fixé par la loi, il est demeuré comme avant aux appointements annuels de 600 fr. Les excellents résultats que les parents ont constatés dans la direction morale et intellectuelle donnée par les religieuses aux jeunes filles, leur ont ouvert les yeux sur le mérite de l'éducation. Depuis lors, tous envoient leurs fils à l'école et les y maintiennent avec assez d'assiduité. Aujourd'hui l'instituteur a 23 élèves depuis la fin de novembre jusqu'à la fin d'avril. À partir de cette dernière époque, le nombre des élèves diminue de plus en plus et vers le milieu de l'été l'école en compte à peine 14 ou 15. Les enfants sont généralement retirés à l'âge de 12 à 13 ans lorsqu'ils ont fait leur première communion. Ils sortent sachant tous un peu lire et écrire, mais la plupart, cessant de pratiquer, oublient bientôt le peu qu'ils savent.
L'enseignement comprend l'instruction morale et religieuse, la lecture, l'écriture, les éléments de la langue française, le calcul et le système légal des poids et mesures. Les classes ont lieu, en hiver: le matin de 8 h. 1/2 à 11 h. 1/2 et le soir de 1 heure à 4 heures; en été: le matin de 8 à 12 h. 1/2 et le soir de 1 h. 1/2 à 4 h. 1/2. Il y a des petits enfants de 6 à 7 ans qui pour venir à l'école ont 7 à 8 kilomètres à parcourir par des chemins souvent couverts de neige l'hiver, ou détrempés par les pluies dans les autres saisons.
La distribution des prix est l'occasion d'une fête tenue dans le parc du château et à laquelle assiste exactement la famille du propriétaire; les parents des enfants, les mères surtout, ne manquent point d'y venir et prennent part à la collation offerte en cette circonstance (B).
L'instituteur joint à ses fonctions officielles celles de secrétaire de la mairie et de trésorier de la fabrique de l'église; il est en outre l'arpenteur attitré de la commune; enfin il en est aussi le rédacteur et l'écrivain, lorsqu'il s'agit d'une pétition ou d'une lettre qui demandent une main exercée et une orthographe présentable. L'instituteur s'occupe très-exceptionnellement de la culture du petit jardin créé sur une partie de la grande cour où se trouvent l'école et sa maison (§ 10).
Travaux de la femme. — La femme consacre à son ménage tout le temps nécessaire. Elle entretient les vêtements et le linge, va le laver à la rivière, le repasse elle-même, cuit les aliments, fait le pain, cultive le jardin et achète les provisions. Elle travaille en outre à la journée, chez les cultivateurs, aux opérations agricoles réservées aux femmes, telles que le sarclage, le fanage, etc.
[336] Travaux du fils. — Le fils aide son père à l'école et continue en même temps ses études afin de se mettre en état de passer les examens d'admission à l'école normale primaire, où il sollicite une bourse en qualité de fils d'instituteur aspirant à cette fonction. Il sert d'assistant aux ecclésiastiques qui viennent officier dans la semaine à l'église de la commune; il chante au lutrin les fêtes et les dimanches.
III. Mode d'existence de la famille
§ 9. — Aliments et repas.
La famille fait trois repas en hiver et quatre en été, de même que les paysans de la commune, et se nourrit absolument comme eux. En hiver, le premier repas a lieu à 9 heures et se compose de soupe au lard et de lard; à 2 heures on mange du pain avec du beurre ou du fromage, et à 6 heures, comme le matin, la soupe au lard et le lard. En été, le premier repas est à 7 heures du matin; il consiste en restes de la veille servis froids ou réchauffés: du lard généralement ou des œufs. À midi, soupe au lard et lard; à 5 heures, du fromage et du pain et à 9 heures, comme à midi, soupe au lard et lard. Ce repas est presque toujours composé des restes de celui de midi. La famille se conforme exactement aux abstinences prescrites par l'Église et, les jours maigres, substitue la soupe aux légumes et les légumes à la soupe et aux aliments gras. La salade apparaît deux fois par semaine, dans la saison, sur la table de l'instituteur. C'est une sorte de régal que l'on ne pourrait se permettre tous les jours, en raison du prix coûteux de l'assaisonnement pour lequel il ne faut pas moins de 0f10 d'huile et de 0f03 de vinaigre. En hiver le lard est quelquefois remplacé par du bœuf. Au prix actuel du lard dans la localité (§ 1), le bœuf présente presque une économie parce qu'il contient plus de parties substantielles, mais il est moins au goût de la famille.
La boisson ordinaire est le cidre. On en consomme environ un litre à chaque repas et toujours sans eau. Le paysan normand le plus sobre ne boit jamais d'eau. La famille de l'instituteur pris cette habitude; le cidre qu'elle consomme est d'ailleurs très-léger, très-acide et doit renfermer peu de parties alcooliques.
§ 10. — Habitation, mobilier et vêtements.
[337] La maison située dans l'angle d'une cour mesurant 900mq est construite en maçonnerie et couverte en tuiles. Elle consiste en deux pièces au niveau du sol au-dessus desquelles s'étend un grenier. Un petit bâtiment de terre et de cailloux, couvert en chaume, est adossé à la maison et sert de cellier et de bûcher. Le logement comprend deux chambres de 14mq chacune. L'une sert de cuisine et de salle commune. Un vaste foyer de pierres massives, assez élevé pour qu'un homme puisse se tenir debout sous le manteau, occupe presque entièrement l'extrémité gauche de la salle qui forme un carré long. On y voit inévitablement une marmite pendue à la crémaillère, un réchaud de tôle surmonté d'un trépied et de lourds chenets de fer sur lesquels brûlent lentement quelques débris de grosses racines. Une horloge dans une caisse de bois peint en rouge, une longue table de chêne ciré, une armoire à linge aux garnitures de cuivre étincelantes, une maie (mactra, pétrin, je pétris), un verrier et six chaises meublent cette pièce d'une propreté parfaite. Dans l'autre chambre, ouvrant sur celle-ci, couchent les parents et leur fils; elle n'a point de cheminée et ne contient que deux lits, l'un sans rideau, et une petite table. Le sol très-inégal des deux chambres est formé de terre battue; les murs sont blanchis à la chaux. Tous les meubles sont en bois de chêne ou de cerisier noircis par le temps, et l'éclat dont ils brillent fait honneur aux soins de la mère de famille. Le linge de ménage assez grossier n'est pas abondant, mais il est en excellent état: lavé dans une eau courante et limpide, séché en plein air, il est très-blanc et a bonne odeur. La valeur du mobilier, du linge et des vêtements peut être établie ainsi qu'il suit:
Meubles, soigneusement entretenus:............ 475f00
1o Lits. — Lit des parents: 1 bois de lit de chêne et cerisier, 50f00; — 1 paillasse garnie de paille, 5f00; — 1 matelas de laine grossière, 30f00; — 1 traversin, 2f50; — 1 couverture de coton, 5f00; — 1 couverture de laine, 10f00; — 1 couvre-pied piqué, 2f50; — 1 paire de rideaux, 5f00. — Lit du fils: 1 bois de lit en bois peint, 25f00; — 1 paillasse, 5f00; — 1 matelas de laine, 25f00; — 1 traversin, 2f50; 1 couverture de laine, 10f; — 1 couvre-pied piqué, 2f50. — Total, 180f00.
2o Meubles de la chambre servant de cuisine. — 1 horloge, 30f00; — 1 table massive en chêne ciré, 50f00; — 1 armoire à linge en chêne avec garnitures de cuivre, 150f00; — 1 maie en chêne ciré, 30f; — 1 verrier, 5f00; — 6 chaises, 15f00. — Total, 280f00.
3o Meubles de la chambre à coucher (outre les deux lits détaillés ci-dessus), — 1 table en sapin, 10f00; — 2 chaises couvertes de paille, 5f00. — Total, 15f00.
[338] Ustensiles, très-proprement tenus............ 49f50
1o Dépendant du four de la cheminée. — 2 chenets, 1 crémaillère, 1 pelle, 1 pincette, 1 tisonnier, 1 réchaud. — Total, 15f00.
2o Employés pour la préparation et la cuisson du pain (la mère de famille se sert du four d'une de ses voisines qui lui prête également les accessoires). — 2 formes en osier, et un racloir. — Total, 2f00.
3o Employés pour la cuisson et la consommation des aliments. — 1 marmite en fonte avec son couvercle, 2f50; — 1 chaudron en cuivre, 5f00; — 1 casserole en fer étamé, 1 broche et 1 poêle en fer, 5f00; — 1 soupière, 1 saladier, 12 assiettes et 3 écuelles de terre de pipe, 10f00; — 1 piché (pot en terre vernissée pour tirer et servir le cidre), 6 verres à boire et 2 bouteilles contenant l'huile et le vinaigre, 2f50; — 6 cuillers et 6 fourchettes en fer étamé, 1 cuiller à pot, 3 couteaux de poche, 2f50; — 1 seau en bois, 2f50; — ustensiles divers, 2 chandeliers, 2f50. — Total, 32f50.
Linge de ménage, peu abondant, mais soigné............ 77f00
6 paires de draps de lit (8 mètres de toile dans chaque paire à 1f25 le mètre), 60f00; — 12 serviettes, 12f00; — torchons et vieux linges, 5f00. — Total, 77f00.
Vêtements............ 260f50
L'instituteur, les jours fériés comme les jours ordinaires, porte une demi-blouse ou vareuse en gros drap noir et un pantalon de même étoffe; les vêtements du fils proviennent en grande partie des cadeaux qui lui sont faits par la famille du principal propriétaire de la commune. La mère de famille s'habille de la même façon que les femmes des cultivateurs.
Vêtements de l'instituteur (115f50): Costume demi-bourgeois.
Demi-blouse ou vareuse en gros drap noir, neuve, 15f00; — vêtement semblable, vieux, 10f00; — 2 gilets noirs en lainage, 10f00; — 1 pantalon neuf de gros drap noir, 10f00; — 1 vieux pantalon noir de même étoffe, 5f00; — 2 cravates noires, 5f00; — 2 paires de souliers, 20f00; — 1 chapeau, 7f50; — 1 casquette, 3f00; — 4 chemises de toile, 6 mouchoirs de couleur et 6 paires de bas de filoselle noirs, 30f00; — Total, 115f50.
Vêtements de la femme (82f00): Costume des paysannes.
Un habillement complet, neuf, pour les dimanches, savoir: 1 robe de laine brune, 1 fichu, 1 tablier de laine et 1 bonnet blanc monté (dans le pays les femmes portent un mouchoir de couleur autour de la tête, les jours ordinaires), 20f00; — 1 habillement complet de tous les jours composé d'anciens vêtements du dimanche, 8f00; — 1 camisole et 2 jupons de tricot, 7f00; — 1 jupon fait avec une vieille robe, 1f00; — 6 chemises de toile, 6 mouchoirs de poche et 6 paires de bas de coton, 40f00; — 1 paire de sabots, 1f00; — 1 paire de souliers, 5f00. — Total, 82f00.
Vêtements du fils (63f00).
Trois habillements complets, les deux meilleurs lui ont été donnés; le troisième se compose d'une blouse en serge brune, d'un gilet de même étoffe et d'un pantalon de lainage mélangé, 25f00; — 3 chemises en madapolam, 12f00; — 2 chemises de grosse toile, 6f00; — 3 cravates de couleur, 3f00; — 1 casquette, 3f00; — 1 chapeau de paille, 5f00; — 1 paire de souliers, 8f00; — 1 paire de sabots, 1f00. — Total, 63f00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 862f00
§ 11. — Récréations.
[339] La famille trouve ses distractions ordinaires dans la fréquentation de ses voisins. En hiver on se rassemble pour la veillée dont une causerie commune fait tous les frais. En été la famille se rend quelquefois à la ville ou fait des visites aux parents des élèves des communes voisines (§ 8). Elle prend part aux plaisirs de la fête du pays qui est l'occasion d'un petit extra dans le dîner. Les cérémonies religieuses, les processions, celle de la Fête-Dieu notamment, pour laquelle de grands préparatifs sont faits dans la commune, ont une large part dans les récréations de la famille et des habitants de N*** en général (C). La distribution des prix aux élèves de l'école est également une distraction importante pour l'instituteur et un événement pour la commune. Cette solennité, convertie en une véritable fête locale par un intelligent et cordial patronage, n'en conserve pas moins toute sa simplicité rurale (B).
IV. Histoire de la famille
§ 12. — Phases principales de l'existence.
L'instituteur, né à X*** (Calvados), de parents journaliers agriculteurs, est resté dans sa famille jusqu'à l'âge de huit à neuf ans, sans recevoir aucune instruction et uniquement occupé de travaux agricoles en rapport avec son âge et ses forces. Il entre ensuite au service d'un riche fermier pour conduire le bétail aux champs (§ 5). Son maître le prend en amitié, lui fait apprendre à lire et à écrire et après lui avoir donné pendant quelque temps les comptes de la ferme à tenir, lui procure enfin les moyens de devenir maître d'école. L'instituteur débute par une école du département du Calvados; il y demeure deux ans; envoyé dans la commune de N*** en 1825, il s'y marie, en 1837, à la fille d'un journalier propriétaire des environs. Femme laborieuse, habituée de bonne heure aux travaux les plus rudes de la terre, auxquels elle n'a point cessé de se livrer depuis son mariage, elle contribue essentiellement, par son activité, au bien-être de la famille. Toutefois, en raison de la nature de ses occupations ordinaires et de son défaut d'instruction, elle retient l'instituteur au-dessous du rang occupé généralement par ses collègues dans les communes rurales.
Les parents ont perdu trois enfants en bas âge. Le fils qu'ils ont conservé concentre toute leur affection et il est de leur part l'objet de soins extrêmes. La manière dont il a été sauvé du croup, maladie dont les trois autres enfants sont morts, est un événement sur lequel les parents aiment à revenir et qui tient naturellement une place importante dans leur vie. Atteint subitement de cette terrible maladie, cet enfant leur paraissait déjà perdu, lorsqu'un des habitants du château accourt avec un remède spécial, énergique, le fait prendre lui-même, reste auprès de l'enfant une partie de la nuit et ne le quitte qu'après l'avoir vu hors de tout danger. L'ambition des parents est aujourd'hui d'obtenir pour leur fils une bourse à l'école normale primaire, et de lui voir embrasser la profession d'instituteur (A).
L'école des communes réunies de N*** et S*** n'a jamais donné de résultats pécuniaires supérieurs au minimum de traitement fixé par la loi. Lorsque ce minimum était de fr. 200, l'existence de la famille dépendait en partie des subventions de toute nature (§ 7) offertes par le patronage du principal propriétaire de la commune (B). La loi de 1850, en élevant ce minimum à fr. 600, a largement amélioré la condition de la famille. C'est dans son histoire une phase nouvelle, mais qui vint trop tard pour modifier ses habitudes et changer les perspectives de l'avenir.
Cette famille a conservé les mœurs de l'ancien Maître d'école rural; et il a paru utile de la décrire à une époque où le personnel de l'enseignement primaire subit de profondes modifications (A).
§ 13. — Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
Les habitudes laborieuses et frugales que les parents ont contractées dès leur enfance, au milieu de leurs familles placées dans une condition voisine de la pauvreté, leur ont rendu moins pénible la situation précaire qui était faite aux instituteurs des communes pauvres avant l'élévation du minimum de leur traitement. Les croyances religieuses y ont ajouté leurs consolations et ont leur part dans la reconnaissance sincère que la famille éprouve pour les personnes qui s'occupent de son bien-être. L'esprit d'antagonisme développé chez un petit nombre d'instituteurs primaires, sous l'influence de prétentions peu conformes aux fonctions et aux ressources modestes de leur carrière (A), n'a jamais existé chez le père de famille. Si [341] pour être un bon instituteur il faut avant tout être un honnête homme, Pierre F*** est certainement un bon instituteur, car il rachèterait ce qui pourrait, au point de vue actuel, lui manquer sous le rapport du savoir, par d'estimables qualités morales. Ses bons antécédents faciliteront probablement l'obtention de la bourse qu'il sollicite pour son fils à l'école normale primaire du département.
Les seules institutions sur lesquelles Pierre F*** et sa femme puissent compter lorsque la vieillesse ou les infirmités viendront mettre un terme aux fonctions de l'un et au travail de l'autre, sont le fonds de retraite, formé par une retenue de 5 p. 100 exercée sur le traitement fixe de l'instituteur.
En résumé, bien que la famille n'ait point fait d'épargne sérieuse, son avenir peut être considéré comme garanti par ses ressources actuelles, la pension de retraite dont nous venons de parler, la petite propriété de la femme (§ 6), la promotion à peu près certaine du fils à une école primaire rurale, et par les bonnes mœurs et les habitudes frugales de la famille, bases solides de son bien-être dans le présent comme dans l'avenir.
§ 14. — Budget des recettes de l'année.
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§ 15. — Budget des dépenses de l'année.
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Comptes annexés aux budgets.
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Notes
Faits importants d'organisation sociale; particularités remarquables; appréciations générales; conclusions.
(A) Sur la condition des instituteurs publics des communes rurales.
[352] En France, la grande majorité des jeunes gens qui se vouent, soit à l'instruction primaire, soit au ministère du culte catholique, sort des rangs de la nombreuse et saine famille des agriculteurs. Ce trait de nos populations agricoles est d'autant plus remarquable qu'il est plus prononcé parmi celles où la vie domestique et les bonnes mœurs ont conservé le mieux leur intégrité. L'instituteur des communes rurales étant appelé à vivre au milieu de cultivateurs et à y vivre comme eux en raison de ses ressources, on doit se féliciter qu'il leur appartienne de plus près encore, c'est-à-dire par la naissance et l'éducation première, car les goûts simples et les habitudes frugales qui lui sont nécessaires ne se retrouvent plus que dans les traditions de nos campagnes.
Toute tentative pour élever les instituteurs au-dessus de leur sphère véritable aura toujours pour eux, et pour la société en général, les plus fâcheuses conséquences. Au moment où le gouvernement de 1848 exagérait, dans ses circulaires, leur rôle et leur importance, un assez grand nombre d'entre eux prenaient une part active aux dissensions civiles qui ont marqué cette époque. Soumis alors à l'autorité des préfets par une loi provisoire, ils n'ont cessé, depuis, d'être entourés d'une surveillance attentive et minutieuse départie aux maires, aux curés, aux ministres des différents cultes, à des délégués cantonaux du choix des conseils académiques, et enfin à des inspecteurs spéciaux de l'enseignement primaire qui assurent, en outre, dans les écoles, la bonne direction des études et l'observation de règlements où les besoins moraux sont l'objet des plus sages préoccupations.
Tant de précautions prises contre des hommes dont la mission est d'apprendre à lire, écrire et compter aux enfants des classes laborieuses, peuvent paraître surprenantes:; cependant elles s'expliquent [353] par l'influence irréfutable que les instituteurs exercent sur les populations rurales et par les aspirations qu'on a développées en eux en leur donnant une éducation qui n'est peut-être plus en rapport avec les travaux et les avantages de leur modeste carrière. Après avoir élargi, comme nous le démontrerons dans un instant, le champ des connaissances pour les instituteurs et leur avoir inspiré par là des prétentions nouvelles, on a été conduit logiquement à leur assurer des moyens d'existence plus étendus. Le minimum de traitement qui leur est garanti a été porté de 200 à 600f, sacrifice considérable dont l'État supporte la plus forte part et dont profitent, dans une proportion plus ou moins grande, dix-huit mille instituteurs environ, près des deux tiers de leur nombre total.
Le minimum actuel de 600f, toujours accompagné des bénéfices de quelques fonctions accessoires (§ 8) et d'importantes subventions, comme le logement et souvent un peu de terre ou un jardin (§ 10), semblerait leur offrir des moyens d'existence relativement élevés, eu égard à leur situation et à leur genre de vie; toutefois les désertions sont nombreuses dans les départements pauvres, où les écoles n'ajoutent rien, par la rétribution scolaire, aux ressources que nous venons d'énumérer. On ne saurait prévoir à quelles limites atteindrait cette désertion si, pour être libérés du service militaire et obtenir la gratuité de l'enseignement, la plupart des instituteurs n'étaient pas obligés de contracter et de tenir l'engagement de se vouer pendant dix ans à l'instruction primaire, sous peine d'être envoyés sous les drapeaux et de rembourser les frais de leur éducation.
La législation qui régit l'enseignement public ne semble pas avoir pour but d'étendre systématiquement les limites de l'éducation des instituteurs des communes rurales. Elle ne leur impose à vrai dire que les connaissances élémentaires strictement indispensables à leurs fonctions. Tout Français, âgé de 21 ans, peut arriver à ces fonctions lorsqu'il possède un brevet de capacité ou un certificat de stage qui lui sont accordés à la seule condition d'avoir enseigné ou de pouvoir enseigner la lecture, l'écriture, les éléments de la langue française, le calcul et le système légal des poids et mesures; en un mot, la première partie du programme de l'instruction primaire.
Mais ce programme a une seconde partie qui, pour être facultative, n'en est pas moins appelée, de fait sinon de droit, à devenir obligatoire. Cette seconde partie comprend l'arithmétique appliquée aux opérations pratiques, les éléments de l'histoire et de la géographie, des notions de sciences physiques et d'histoire naturelle, des instructions élémentaires sur l'agriculture, l'industrie et l'hygiène, l'arpentage, [354] le nivellement, le dessin linéaire, le chant et la gymnastique. Il a fallu pourvoir à cette extension des études par l'établissement, au chef-lieu des départements, d'écoles normales primaires exclusivement destinées à l'éducation des instituteurs publics, et soutenues par l'État qui, outre sa participation aux dépenses générales, entretient deux bourses dans chaque établissement. Les élèves n'y sont admis qu'à l'âge de dix-sept ans accomplis. Le prix de leur pension est de 400 à 500f, mais pour la plupart ils obtiennent, en partie ou en totalité, la gratuité de leur pensionnat, sauf à en rembourser les frais s'ils ne se consacrent pas à l'enseignement pendant dix années. Les parents sont solidaires de ces engagements, et les poursuites en remboursement auxquelles ils sont exposés, en cas de non-exécution, ne sont pas à omettre parmi les inconvénients que nous croyons devoir signaler dans l'organisation des écoles normales primaires. Les études ne durent pas moins de trois années. Pendant ces trois années passées au sein d'une cité populeuse, dont les portes de l'école la mieux disciplinée ne sauraient arrêter toutes les influences, au milieu de jeunes gens dont quelques-uns élevés dans les villes en ont pris le vernis et souvent aussi les fâcheuses inspirations, l'enfant de la campagne doit perdre inévitablement les goûts, les mœurs, les idées qu'il avait puisés dans sa famille et qu'il serait si désirable de lui voir conserver à l'école rurale qui lui sera bientôt confiée. Le régime simple et même sévère adopté dans les écoles normales ne saurait détruire les craintes qu'il est permis de concevoir à cet égard; ce régime n'est plus dans le cadre de la vie ordinaire, dans l'existence de la famille, et la jeune imagination des élèves instituteurs n'y cherche pas habituellement l'image de la condition un peu rude à laquelle ceux-ci sont appelés; ils l'acceptent comme les lycéens acceptent la règle et la discipline du collège, en caressant l'espoir d'en être bientôt délivrés par la fin des études et par une position plus indépendante.
Nous l'avons fait observer déjà, il n'est pas absolument nécessaire de sortir d'une école normale primaire pour devenir instituteur. Toutefois, et les faits le constatent rigoureusement, partout où ces écoles sont établies, les élèves instituteurs y sont dirigés ou s'y dirigent eux-mêmes sous la pression d'influences diverses, parmi lesquelles nous nous bornerons à citer la facilité d'obtenir des bourses et la libération assurée du service militaire (§ 12). Aujourd'hui, plus des trois quarts des instituteurs titulaires, suppléants ou provisoires, sortent de ces écoles qui cependant ne se trouvent pas dans tous les départements; leur nombre est actuellement de 70, auquel il convient d'ajouter deux créations récentes faites dans les arrondissements de Nice et d'Albertville.
[355] Il suffit de jeter les yeux sur l'état général de l'instruction dans nos campagnes, pour être convaincu qu'il est loin, heureusement, de motiver l'extension donnée par les écoles normales aux études des instituteurs. Les enquêtes officielles nous apprennent qu'en France, 5,000 communes n'ont pas d'écoles; qu'un million d'enfants sont privés de toute espèce d'instruction; mais à quel nombre s'élèveraient-ils ceux qui, après avoir fréquenté l'école pendant quelques mois d'hiver, jusqu'à leur première communion (§ 8), ne savent en définitive ni lire, ni écrire; et ceux qui, faute de pratiquer, oublient presque aussitôt ce qu'ils ont mal appris? Cet état de choses, facile à observer dans les campagnes même les plus rapprochées des grands centres de population et d'activité, ne permet pas de douter que bien longtemps encore l'instituteur devra borner son espoir et ses efforts à faire entrer, dans l'intelligence de ses élèves, les connaissances élémentaires comprises dans la première partie du programme de l'instruction primaire; besogne ingrate, à laquelle tâchera de se soustraire tout instituteur dont les études dépasseront les limites modestes de son enseignement, et qui explique la désertion survenue dans leurs rangs depuis que l'équilibre entre leurs fonctions et leur éducation a été rompu.
Si les écoles normales présentent de graves inconvénients pour le recrutement des instituteurs des campagnes, elles paraissent sans utilité pour le recrutement des instituteurs des villes. Les avantages assez considérables que les écoles urbaines assurent aux personnes qui les dirigent, attirent à leur tête des hommes élevés dans les établissements de l'instruction secondaire, les lycées, les collèges, etc.; résultat prévu par l'article 25 de la loi de 1850, qui dispense du brevet de capacité et du stage les candidats munis d'un diplôme de bachelier, sortis d'une école spéciale de l'État ou ministres de l'un des cultes reconnus.
Il est difficile, en résumé, de distinguer nettement où est l'intérêt des écoles normales primaires. L'instituteur n'en tire avantage qu'à la condition de consacrer à d'autres carrières les connaissances qu'il y a puisées. L'instruction primaire, loin d'y recruter un plus grand nombre de maîtres, voit sortir de ses rangs une partie notable de ceux qu'elles ont élevés. À l'État elles imposent des charges considérables; à la société des hommes déclassés et mécontents. Ces impressions semblent percer dans les lois et règlements sur l'enseignement public. Depuis 1833, l'établissement des écoles normales primaires avait conservé un caractère obligatoire. Ce principe a complètement disparu de la loi de 1850: elle a investi les Conseils généraux du pouvoir de supprimer ces écoles et de [356] procéder au recrutement des instituteurs en entretenant des élèves-maîtres dans les écoles primaires désignées à cet effet.
L'usage, si général aujourd'hui, de placer la modestie et la résignation au rang des qualités indispensables à l'instituteur, suffirait seul pour indiquer la fausse direction donnée à leur éducation. Une condition fondée sur la modestie et la résignation n'est certes pas naturelle et, lorsqu'elle intéresse l'ordre social, de pareilles bases offrent un danger sérieux. Il est facile de le conjurer. Le moyen est dans la loi. Il n'est besoin que de maintenir l'éducation de l'instituteur des communes rurales dans un juste rapport avec son enseignement et sa situation. La première partie du programme de l'instruction primaire est tout ce qu'il doit enseigner, tout ce qu'il devrait connaître. L'enfant de la campagne qui aurait le désir d'être un jour instituteur, acquerrait facilement cette partie du programme dans son propre village, sous les yeux de ses parents, sans abandonner le foyer domestique et gratuitement même si la famille est pauvre. Rien ne semble s'opposer dans les règlements à ce que le stage ne s'accomplisse dans les mêmes conditions. L'élève deviendrait donc instituteur sans quitter la campagne, sans en perdre les goûts simples et les habitudes frugales. Sa promotion, en lui offrant aussitôt une existence infiniment supérieure à celle qu'il aurait eue jusqu'alors, placerait les débuts de sa carrière sous les plus heureux auspices. Telle devrait être la règle générale à suivre pour le recrutement et l'éducation des instituteurs de nos campagnes, dans l'intérêt de l'instruction primaire, de l'État, de la société et des instituteurs eux-mêmes, dont le sort n'exigerait plus de leur part ni modestie, ni résignation.
(B) Sur les heureux effets du patronage exercé dans une commune rurale par un grand propriétaire.
Un des symptômes les plus alarmants du malaise qui mine sourdement notre constitution sociale [No 10 (A)] est l'esprit d'antagonisme dont les classes laborieuses sont animées envers ceux à qui la Providence a départi les biens matériels. Les institutions fondées sur la mutualité ou l'assistance publique, auxquelles on a recours à notre époque pour venir en aide à l'imprévoyance, ou pour atténuer [357] les inconvénients du régime industriel, ne sont peut-être pas de nature à combattre aussi efficacement qu'on paraît le supposer cette fâcheuse disposition du plus grand nombre. Peu favorables, en général, au développement des sentiments de famille chez les ouvriers, base de toute direction morale, ces moyens le sont encore moins au maintien des bons rapports sociaux entre les diverses classes. Sauf les cas, assez rares, où l'assistance et la mutualité découlent du patronage, et dont les grands établissements industriels offrent des exemples, elles tendent en général à isoler plutôt qu'à rapprocher les membres de la société, sans donner, comme compensation, plus de ressort à l'énergie individuelle. D'ailleurs, si leur application a quelques effets actuels utiles sur les populations ouvrières des villes, les populations rurales y restent complètement étrangères; le patronage des propriétaires intelligents et dévoués est donc encore le seul fondement sur lequel repose le bien-être physique et moral des classes pauvres si nombreuses de nos campagnes. Malheureusement l'instabilité des patrimoines, le morcellement des terres, en diminuant de jour en jour le nombre des propriétaires aisés, leur substitue des personnes aussi dépourvues des moyens de faire le bien que des facultés nécessaires pour le faire judicieusement. Il est permis de déplorer cette situation en voyant les résultats heureux du patronage partout où il s'exerce avec intelligence et dévouement.
La commune de N*** en offre un exemple digne de fixer l'attention. Là, comme dans la plupart de nos circonscriptions rurales, le paupérisme augmente sous l'influence du dépérissement de l'agriculture (F) et de l'émigration des travailleurs valides, hommes ou femmes, vers les villes et l'industrie. Le service militaire contribue dans une certaine mesure à ce dépeuplement et à cet abandon. Les jeunes gens, après avoir fait leur temps, rentrent rarement au pays. Ayant perdu l'habitude du travail pénible de la terre, ils lui préfèrent celui des manufactures ou la domesticité. Nous avons pu nous assurer que bien souvent aussi la perspective d'avoir bientôt à leur charge des parents vieux ou infirmes les éloignait de leur village. Sous ce rapport, il serait à désirer que l'exemption du service militaire pût être étendue d'une façon plus large et plus efficace aux soutiens de famille, car c'est aussi servir son pays que de rester auprès de ses parents pour les aider et les empêcher de tomber à la charge de la société.
La commune de N*** compte donc un nombre relativement assez considérable de vieillards sans autres ressources que les secours de toute nature, dus au patronage exercé dans la localité par un grand propriétaire. Le château, selon l'expression du pays, est leur [358] unique appui: c'est à eux que sont exclusivement réservés les travaux les moins fatigants attachés à l'entretien du parc. Lorsque ce prétexte, qui rehausse le prix du bienfait, vient à manquer, les ressources sont assurées aux vieillards d'une manière fixe et régulière; s'ils sont absolument sans entourage, les portes d'un hospice de la ville leur sont ouvertes. Malgré l'humidité répandue dans la vallée (§ 1), grâce à ces soins peut-être, la longévité y est remarquable. Nous avons vu figurer, au milieu d'un banquet champêtre offert par les patrons de la commune à l'occasion de la fenaison, plusieurs vieillards de près de quatre-vingt-dix ans, et parmi eux, une bonne vieille dont les chansons et les saillies d'un autre âge avaient réjoui bien des générations. Ces réunions des ouvriers des campagnes sous le toit de leur patron est un vieil et touchant usage qui disparaît malheureusement chaque jour sous l'influence du morcellement des terres, de l'indifférence ou de l'absentéisme des grands propriétaires. Le patronage qui, dans la commune de N***, veille sur les vieillards et adoucit leurs derniers moments, s'étend avec sollicitude sur l'éducation des enfants et des filles surtout, dont les dispositions et les habitudes concourent si puissamment au bien-être de la famille. À l'entrée et dans les anciennes dépendances du château, existe un établissement tenu par deux sœurs de la congrégation de Sainte-Anne, où les petites filles de la commune sont élevées gratuitement et en partie nourries, car le panier de provisions qu'elles apportent le matin est souvent vide ou très insuffisamment garni. Elles apprennent, sans parler de l'instruction morale et religieuse, à lire, à écrire, à compter, à coudre et à entretenir les vêtements. Les excellents résultats obtenus par les sœurs qui dirigent l'établissement y attirent des enfants de toutes les communes avoisinantes. Le nombre des élèves a été, ces dernières années, de quatre-vingts environ, et, sur ce nombre, trente à peine appartiennent à la commune de N***. Les enfants des communes voisines payent aux sœurs une légère rétribution qui varie selon les ressources des parents et les dépenses à faire. Les fondateurs n'ont point reculé devant une extension qu'ils n'avaient point prévue. De nouveaux bâtiments ont été ajoutés aux premiers. Un dortoir a même été organisé pour quelques pensionnaires. Aucun moyen d'exciter l'émulation des élèves et de leur témoigner une vive sympathie, n'est oublié. Des visites fréquentes, toujours accompagnées de quelques petits cadeaux utiles, sont faites à l'école par la dame qui l'a fondée, et la distribution annuelle des prix est l'occasion d'une fête de famille qui a lieu au château et se termine par une collation et par des danses auxquelles les jeunes filles se livrent entre elles. Une fête semblable est donnée aux garçons de l'école communale à la fin de leur année scolaire (§ 8).
[359] Ce serait une bien longue liste à faire que le simple récit de tous les avantages de cette œuvre. Des petites filles qui, abandonnées autrefois à elles-mêmes, allaient en haillons par les chemins, commettant des pillages et quelquefois des vols assez graves, sont devenues, non sans beaucoup de peines et de soins, des jeunes filles modestes, pieuses, mises avec une extrême propreté, produisant l'ordre et l'économie chez leurs parents, réunissant enfin toutes les conditions pour être un jour de bonnes ménagères et des mères dévouées. Les parents ont alors compris les heureux effets de l'éducation et l'instituteur a pu constater l'influence exercée à cet égard par les religieuses, en voyant augmenter le nombre de ses élèves et l'exactitude ainsi que l'assiduité dans la fréquentation de l'école (§ 8). L'établissement des sœurs n'est pas exclusivement destiné à l'éducation des jeunes filles. Le soulagement des souffrances physiques entrait pour une large part dans les préoccupations qui ont présidé à sa fondation. Les bonnes sœurs soignent et veillent les malades; elles pansent les blessés, saignent au besoin et savent préparer les médicaments les plus usuels. Indépendamment de ces premiers soins, on remet au château des lettres d'admission auprès d'un médecin attitré de la ville et des bons pour un pharmacien qui délivre gratuitement, sur leur présentation, les remèdes ordonnés. Dans les cas graves où le déplacement serait dangereux, le médecin est mandé et continue ses visites tant qu'elles sont nécessaires (§ 4).
Tous les dimanches, à la sortie de la messe, les mères et les enfants de familles pauvres entourent leur bienfaitrice et lui font connaître leurs besoins. Les unes demandent à consulter le médecin, celles-ci manquent de linge, de vêtements, pour elles ou leurs enfants, et toutes se retirent satisfaites. Le même patronage, par le don gratuit d'un terrain, a facilité l'érection d'un presbytère et bientôt la commune jouira de tous les avantages attachés à la possession d'un prêtre sédentaire. Cette population rend-elle dévouement pour dévouement? Y règne-t-il une reconnaissance digne du bien qu'on lui fait? Ce serait peut-être beaucoup dire, car elle a ressenti les mauvaises pensées semées dans les campagnes à la suite de nos dernières dissensions civiles. Toutefois, grâce à l'influence du patronage dont nous venons de présenter les traits principaux, l'esprit d'antagonisme semble n'avoir jamais complètement existé dans la commune; tout au moins il a fait bien vite place à des sentiments plus conformes au véritable intérêt des populations agricoles. En effet, on prend souvent prétexte de leur ingratitude ou de leur hostilité pour se retirer d'elles et ne point leur accorder des soins qu'elles semblent recevoir comme un droit acquis. Une autre [360] excuse de l'abstention dans laquelle se renferment quelques grands propriétaires, est fondée sur cette conséquence naturelle du patronage, d'attirer les familles indigentes dans la commune où il s'exerce (§ 1). C'est un fait irréfutable, mais qui ne décourage pas les propriétaires dévoués, aux yeux desquels le patronage est le devoir social par excellence. S'occupant, par les soins donnés à l'éducation des enfants et par de fréquents et affectueux rapports avec les parents, d'améliorer la condition morale ainsi que le bien-être matériel de la famille, ils comprennent que leur œuvre est une œuvre de salut, une sorte de foyer, de creuset humain où viennent s'épurer l'intelligence et le cœur des malheureux, et que c'est bien là le véritable rôle qui leur est dévolu dans l'ordre de la Providence et des intérêts sociaux.
(C) Sur le contrat économique existant dans la condition physique et morale des habitants de deux communes limitrophes.
Les communes de N*** et B*** sont limitrophes et en quelque sorte enchevêtrées. La distance d'un centre à l'autre est d'environ 6 à 7 kilomètres. Elles présentent entre elles des différences radicales que rien, à première vue, ne semblerait expliquer. Possédant toutes deux les mêmes éléments de bien-être et d'activité, l'une est parvenue à un degré de prospérité matérielle remarquable, tandis que l'autre est une des communes les plus pauvres de la contrée.
La commune de N*** est habitée par 46 familles et le chiffre de sa population est de 276 habitants. La commune de P*** compte 79 familles et 237 habitants. Dans la première commune, sur les 46 familles qui l'habitent, 26 possèdent de la terre, 9 ont seulement leurs maisons avec un petit enclos, et 11, dépourvues de propriétés immobilières, tiennent à loyer le toit qui les abrite (§ 1). De l'autre côté, sur 79 familles, pas une n'est sans posséder, non seulement sa maison et un enclos, mais de la terre, et en quantité suffisante, généralement, pour que chaque famille puisse se subvenir à elle-même, avec ses propres ressources, sans aller travailler chez les autres; celles, en petit nombre, dont la propriété n'a pas l'étendue suffisante pour occuper et faire vivre convenablement tous leurs membres, trouvent à louer facilement le complément dont elles ont [361] besoin auprès des propriétaires fixés à la ville ou sur quelques communes éloignées. D'autres familles ont pu se dispenser de recourir à ce moyen en cultivant sur leurs parcelles les fruits et les légumes qui réclament un travail minutieux et continu, mais donnent en revanche des bénéfices considérables, surtout pour les communes placées, comme celles dont nous parlons, à proximité des marchés d'une ville populeuse.
Les mœurs, les habitudes, l'existence des familles qui forment la population de ces deux communes, présentent des contrastes dont le rapprochement des localités fait un véritable problème.
Il est généralement reconnu que les gens de B*** sont laborieux, sobres, et ont un goût très prononcé pour l'épargne. Avoir la bourse bien garnie, payer comptant les terres qu'on achète et en acheter le plus qu'on peut, c'est en quoi consiste leur orgueil, et le stimulant le plus énergique de leur prévoyance et de leur activité. Les terres vendues dans la commune ou le voisinage immédiat sont inabordables à tout autre qu'eux-mêmes. Chez eux point de journaliers, point de manœuvres; lorsque des auxiliaires leur sont indispensables, ils vont les demander aux localités avoisinantes. Chez eux aussi règne un esprit d'antagonisme très marqué contre les personnes placées à un rang élevé dans la hiérarchie sociale; ils se dispensent en toutes circonstances à leur égard, pour ne pas dire plus, des témoignages de bienveillance et de respect les plus ordinaires. Ce même esprit les porte aux partis extrêmes lorsqu'il s'agit d'élections ou de toute autre manifestation politique; il s'est trahi même quelquefois par des actes de violence assez graves. Leur conseil municipal est toujours composé à l'exclusion des sommités de la commune. Entre eux, d'ailleurs, ils sont moins que charitables et leurs sentiments bien connus sur ce point les mettent à l'abri de ces invasions de ménages pauvres qu'une assistance généreuse, un bienveillant patronage, sont toujours sûrs de concentrer partout où ils s'exercent (B). Est-il besoin d'ajouter qu'ils n'ont point de croyances religieuses, qu'ils vont à peine à l'église et qu'ils restent en dehors de tous les devoirs du catholicisme, bien qu'ils appartiennent à cette religion par le baptême et la première communion, dont les habitants des campagnes les plus irréligieux ne sauraient se passer. Il y a quelques années, un missionnaire leur fut envoyé; son apparition seule causa des scandales qui ne permirent pas d'aller au-delà. On comprend le rôle difficile du prêtre au milieu de personnes animées de semblables dispositions. Toutefois, par des efforts et des soins incessants et judicieux, le desservant actuel est bien avec les habitants et il exerce même sur eux une sorte d'influence en tout ce qui leur semble étranger à son ministère. Une expression froide et soucieuse, un regard hautain et ombrageux, caractérisent leurs physionomies et ne révèlent que trop bien ce qui se passe dans leur âme. Ils prennent peu de récréation et vont à peine au cabaret, ce grand écueil de la sagesse normande. Supérieurs sous le rapport de la prévoyance, de l'activité, de l'énergie individuelle, ils sont, sous le rapport de la sociabilité, très inférieurs à leurs voisins, les habitants de N***.
Cette dernière commune n'est composée en grande partie que de journaliers et de manœuvres. Nous avons dit qu'elle comptait, parmi ses 46 ménages résidants, 26 propriétaires, mais dans ce nombre, 14 ne possèdent pas au-dessus de 80 à 90 ares et la plupart de 2 à 10 ares seulement. Une famille agricole de cette contrée ne peut se suffire à elle-même, à moins de 2 hectares de bonne terre. Plus de la moitié des propriétaires sont donc obligés d'aller travailler chez les autres. Leur bien-être ne paraît pas sensiblement plus développé que celui des habitants de la même commune qui ne possèdent que leur maison ou la tiennent en location. Malgré leur condition précaire, les habitants de N*** sont affables, obligeants, respectueux, ils ont le goût des plaisirs et la gaieté se glisse au chevet des plus malheureux. Leur physionomie bonne et ouverte accuse fidèlement ces dispositions morales. Ils respectent la religion, se rendent régulièrement aux offices et se joignent avec recueillement aux processions. Les bannières enrubannées, les chants sacrés, l'encensoir qui mêle ses parfums à ceux des moissons leur offrent, au milieu de leur verte et silencieuse vallée, un spectacle dont ils aiment et recherchent les émotions. Ils font aussi, processionnellement, croix et bannières en tête, des pèlerinages à plusieurs lieues de la commune. La foi est donc encore assez vive parmi eux.
L'esprit d'antagonisme contre les classes élevées de la société, ne leur est pas naturel. Quelques meneurs détachés des centres industriels qui les entourent, ont pu leur faire partager un instant l'agitation si générale dans nos campagnes, de 1848 à 1851, mais revenus à eux-mêmes ils se sont bientôt montrés comme auparavant, sans haine, sans hostilité contre la classe riche (B). Les sommités de la commune, exclues du conseil municipal dans les circonstances dont nous venons de parler, y ont été replacées depuis, et aujourd'hui, le composent en presque totalité.
Malheureusement les habitants de N*** sont, pour la plupart, imprévoyants, peu laborieux, sans énergie et ne font aucun effort pour arriver à la propriété ou conserver celle qu'ils possèdent. Le seul grand propriétaire de la commune s'est imposé depuis longtemps la loi, fidèlement observée, de n'agrandir son domaine [363] d'aucune parcelle; la grande propriété n'est donc point l'obstacle, et en réalité ce sont les étrangers, les habitants de la ville, qui achètent, comme placement d'argent, tous les champs mis en vente. En effet, parmi les 58 propriétaires de la commune, 32 n'y ont aucune résidence.
Comment expliquer le contraste présenté par les deux communes dans leur état physique et moral? Pourquoi, d'un côté, cette indépendance, cette prospérité des familles, cette énergie jalouse dans le travail, dans la volonté de conserver ou d'augmenter le bien et d'un autre côté, cette misère et cette insouciance générales, cette existence dont le fondement le plus solide repose sur un patronage incessant? Comment aussi concilier ces situations respectives avec le caractère morose des uns et la gaieté des autres? Un moraliste dirait que plus on possède moins on est libre, et il rappellerait l'homme de la fable:
... Dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.
Des caractères ainsi tranchés, des effets aussi constants, doivent avoir une cause claire et évidente comme leur manifestation; cette cause, nous la trouvons dans le phénomène que présente la population des deux communes. La commune de *** qui compte le plus grand nombre de familles est la moins peuplée. Il y a 79 familles et 237 habitants, tandis qu'à N*** le chiffre des habitants s'élève à 276 pour 46 familles seulement. Le nombre des enfants dans chaque ménage explique cette différence et aussi les divers contrastes que nous avons précédemment signalés. La moyenne des enfants est de quatre dans les ménages de la commune pauvre; dans les ménages de la commune riche, en moyenne, il n'y a qu'un seul enfant. Le nombre des enfants ainsi réduit à la dernière limite, telle est en définitive la source d'où cette commune tire les premiers et les principaux éléments de sa prospérité, c'est-à-dire la conservation des biens de famille et l'accumulation des produits du travail et des épargnes; de là ces habitudes laborieuses, cette énergie individuelle que donne l'amour de la propriété et qui font sous ce rapport la supériorité des habitants de N***. Mais les calculs dénaturés auxquels se rattache leur prospérité matérielle développent en même temps, chez eux, les mauvais sentiments qui, sous le rapport social, les placent bien au-dessous des habitants de la commune pauvre.
C'est une grave question, soulevée plusieurs fois déjà par la simple observation des faits, dans les Ouvriers européens et les [364]Ouvriers des deux mondes, que de savoir la part de responsabilité revenant à notre système de succession, dans la diminution, de jour en jour plus grande, du nombre des enfants au sein de la famille. On ne peut nier que ce système, par le morcellement des propriétés foncières et la liquidation perpétuelle des établissements commerciaux et industriels, n'aille contre un des instincts les plus fortement enracinés dans le cœur de l'homme: le désir de laisser intact, après soi, le patrimoine que l'on a reçu de ses parents ou que l'on doit à son travail. Cet instinct, cette loi naturelle, n'a cessé et ne cesse de réagir contre la loi civile, soit par la transmission intégrale des biens, du consentement unanime des enfants, dans les provinces où l'esprit et les liens de famille ont conservé toute leur force, chez les paysans du Lavedan, par exemple [No 3 (A)] : soit par des moyens détournés et souvent frauduleux, notamment chez le paysan savonnier de la Basse-Provence [No 20 (E)], et enfin, mais surtout, par cet abaissement du nombre des enfants dans les familles, qui s'étend sur toutes les classes de la société française; fléau funeste à tous les points de vue et dont la commune de B*** offre un exemple d'autant plus frappant qu'il dévoile plus complètement toutes ses conséquences. Un désordre moral en entraîne toujours d'autres après lui. Cela commence par une atteinte portée à la fécondité de la famille; puis, lorsque l'éducation, des influences religieuses ne viennent point poser des bornes à ces calculs égoïstes, on les voit, comme à B***, envahir, dessécher les cœurs des populations, y faire entrer l'envie, la haine contre toute supériorité, toute autorité, et jeter dans la société des germes redoutables de dissolution.
(D) Sur une ancienne association dite charité ayant pour but de pourvoir à l'inhumation des habitants de toute condition dans plusieurs districts ruraux de la Normandie.
Les associations dites Charité existent dans presque toutes les campagnes des départements de l'Eure, du Calvados, de la Seine-Inférieure, etc. Celle qui dessert la commune de N*** s'étend sur vingt autres communes. Elle a été érigée en 1608 par le curé de Sacquenville, mais il y avait déjà des institutions de ce genre en d'autres lieux de temps immémorial. Leur origine remonte probablement [365] aux sociétés fondées par les premiers chrétiens, au milieu des sociétés païennes et barbares, pour pratiquer les uns envers les autres, sans distinction de rang ni de race, le précepte par excellence de l'Évangile: la charité.
L'association a d'ailleurs un caractère essentiellement religieux. Le signe de l'engagement d'un nouveau membre est dans l'adoration de la croix et le baisement des pieds du Christ. Les charités ne marchent jamais sans croix ni bannière; elles assistent en corps aux processions prescrites par l'Église et célèbrent avec une certaine splendeur la fête de leurs patrons; car toutes sont placées sous l'invocation d'un saint. Celle de Sacquenville est sous le vocable de la sainte Vierge. Elles sont régies par l'autorité ecclésiastique qui, pour les nouveaux établissements, rédige les règlements copiés toujours sur les anciennes chartes. Le curé du siège d'une charité en est de droit le chef honoraire.
Le but de ces confréries est de rendre aux morts les derniers devoirs, aux pauvres comme aux riches, et d'apporter, dans l'accomplissement des cérémonies instituées par l'Église, un certain éclat qui forme peut-être un des désirs les plus vifs gravés dans le cœur des classes laborieuses. On sait quels honneurs le compagnonnage rend à ses membres en pareille circonstance, quel luxe est relativement déployé dans leur inhumation et les peines prononcées contre les compagnons qui se dispensent d'assister au convoi de leurs anciens camarades [No 1 (A)].
Autrefois les charités prêtaient gratuitement leur assistance à tous ceux qui la réclamaient; il en est encore ainsi pour les pauvres qui sont inhumés décemment et religieusement sans aucuns frais; mais les familles, en état de payer, ont à choisir entre deux classes de services établies par un tarif auquel les mœurs et l'habitude donnent toute l'autorité d'une loi. Sur ce fondement solide les charités ont acquis officieusement un monopole qu'il serait fort difficile de leur enlever. Le tarif comprend deux classes: la première se paye 200f et donne droit aux ornements les plus beaux, c'est-à-dire les plus neufs. La deuxième classe descend à 60f, et se compose d'ornements moins neufs. On emploie pour la troisième classe, fournie gratuitement, les ornements les plus anciens et en nombre moindre.
Les inhumations ne sont pas les seules sources de recettes pour les charités. Elles ont les quêtes et les amendes; ces dernières, prononcées contre les membres qui ne se rendent pas aux convocations ou manquent aux règles établies, sont appliquées quelquefois dans des circonstances assez caractéristiques. Par exemple, les membres qui, dans l'exercice de leurs fonctions, passent devant une croix [366] sans se découvrir sont punis d'une amende de 0f10. La charité de Sacquenville fait une quête chaque année dans les communes qu'elle dessert, pendant la grand'messe et les vêpres d'une grande fête. À l'issue de ces offices, les confrères se placent au milieu du cimetière et reçoivent des habitants une rétribution de 0f25 consignée, au même moment, sur un registre ad hoc. Ce versement lorsqu'il est fait régulièrement donne droit à l'assistance gratuite de la charité.
Un assortiment complet des ornements nécessaires au service d'une charité ne vaut pas moins de 5,000f. Il se compose d'habillements sacerdotaux et de devants d'autels; de chaperons, larges baudriers tout brodés que les frères de service passent d'une épaule à l'autre; de draps mortuaires en velours de soie couverts de broderies faites à la main, et qui coûtent environ 1,800f; d'une croix d'argent massif et d'une bannière fort belle représentant, pour la charité de Sacquenville, l'image de la sainte Vierge, sa patronne.
Cette charité possède en bien propre une maison avec une cour d'une valeur de 2,000f environ. Il y avait autrefois une chapelle où se faisaient certaines cérémonies religieuses aujourd'hui tombées en désuétude. Cette maison, située à Sacquenville même, est le siège de la charité de ce nom. Elle y tient ses conseils, y fait ses élections et s'y livre à des agapes fraternelles dont nous parlerons tout à l'heure.
Les frères ont, dans l'exercice de leurs fonctions, un costume ainsi composé: une toque noire, assez semblable à celle des ecclésiastiques; une casaque très-courte en serge ou en gros drap noir; des culottes courtes de même étoffe; des bas de laine noire et des souliers à boucle argentée. Ils passent par-dessus leur casaque le large et long baudrier, dit chaperon, dont nous avons parlé et qui ressemble à celui des suisses de nos églises.
Une charité se compose de quinze membres, savoir: un échevin, un prévôt, un antique et douze frères. Les fonctions des frères durent trois ans, un triennal, selon leur expression. Chaque année, le jour de la Nativité (3 septembre), on procède, en assemblée générale, au remplacement des quatre frères sortants. La nomination des candidats est faite à la majorité des voix. Le curé assiste habituellement à l'élection ou, tout au moins, est consulté. On s'occupe en même temps du choix des dignitaires, pris nécessairement parmi les frères dont les fonctions expirent. La plus haute fonction est celle d'échevin; l'échevin préside les assemblées; il a la préséance et la place d'honneur dans les cérémonies; c'est lui qui porte la tête du cercueil. Après lui vient le prévôt, auquel est donné le pouvoir exécutif et le devoir de réaliser les mesures prises en conseil.
[367] Ces deux dignités ne sont accordées que pour une année et ne comportent pas de rééligibilité. Presque toujours le prévôt passe échevin et l'échevin arrive à une situation honorifique, la troisième dignité de l'ordre, désignée sous le nom d'antique. Pour devenir antique il faut avoir rempli les fonctions de prévôt et d'échevin et compter, par conséquent, avec les trois années de férie, cinq années de service dans une charité. Les antiques ne participent point aux travaux actifs et le titre est à vie; ils sont les membres honoraires de l'institution.
L'entrée des charités est très-recherchée par les paysans. Il y a toujours plus de candidats que de vacances. On n'accepte point la candidature de personnes dont la conduite et les mœurs ne seraient pas irréprochables. Les frères qui, dans le cours de leurs fonctions, commettraient quelques fautes graves, sont impitoyablement exclus. Il n'existe point, dit-on, aux yeux des paysans de la contrée, de châtiments comparables à cette exclusion des charités; elles possèdent donc une influence préventive et morale vraiment digne d'attention.
Toutefois, les frères des charités ne sont pas positivement des saints. Deux fois par an ils se réunissent en assemblée générale pour, ce qu'ils appellent, tenir un siège. Le siège se tient autour d'une table amplement couverte de mets substantiels et d'une provision, en apparence inépuisable mais bien vite épuisée, de vins, de cidre et d'eau-de-vie. Chaque siège dure de deux à trois jours. Les dépenses qu'ils occasionnent, hâtons-nous de le dire, sont supportées uniquement par les frères et payées au moyen de cotisations spéciales faites entre eux.
En résumé, ces institutions présentent, pour la société en général, de grands avantages en maintenant parmi les habitants des campagnes où elles sont établies, les principes religieux, les pensées de dévouement et de solidarité qui sont les liens naturels de toute organisation sociale.
(E) Sur un vieil usage religieux conservé dans la commune de N***
La commune de N*** a conservé, dans toute sa force, un vieil usage dont on ne connaît point l'origine, mais qui remonte évidemment [368] aux époques reculées, où les croyances religieuses étaient profondément empreintes dans le cœur et l'existence des populations rurales de la Normandie.
Un certain nombre d'emblèmes religieux, consistant en des bois de lance recouverts de velours et surmontés de la statuette du saint de la localité, sont bénis lors de la fête patronale et remis pour un temps déterminé entre les mains de quelques ménages qui, moyennant l'aumône et la prière, désirent attirer spécialement sur eux les grâces de leur créateur. Ces signes, dont la vertu réside, comme bien on le pense, dans la foi qui les fait rechercher, dans les pensées et les actes qu'ils imposent, passent de ménage en ménage, occupant la place d'honneur au foyer. Ils sont, en cette contrée, un dernier vestige du culte domestique qui s'est conservé ailleurs, par exemple dans chaque maison russe. (Les Ouv. europ., II à V.)
La prise de possession, comme la reddition de l'emblème religieux, est toujours l'occasion d'une solennité et de prières dites en commun et à l'intention des familles entre lesquelles a lieu l'échange.
(F) Sur la décadence de l'agriculture dans la commune de N***, depuis la fin du xviiie siècle.
La commune de N*** occupe le fond d'une vallée étroite au milieu de laquelle coule, sur une pente rapide, une rivière large, profonde et toujours abondante. Cette rivière fait marcher aujourd'hui de nombreuses usines. Il n'existait sur son parcours, au commencement de ce siècle, qu'un petit nombre de moulins à blé, et ses eaux étaient employées presque en totalité à féconder les terres de la vallée qui sont sèches, brûlantes et encombrées de débris siliceux. De nombreux canaux, œuvres d'art véritables, depuis longtemps desséchés, permettent d'apprécier avec exactitude le développement que l'on donnait à l'agriculture sur les grandes propriétés seigneuriales au xviiie siècle.
Les corps de ferme qui, dans cette vallée, datent du siècle dernier, sont des monuments ruraux, remarquables par leur construction élégante et solide, autant que par leur ampleur et leur bonne installation. Les cours, plantées d'arbres fruitiers, sont immenses; quelques-unes mesurent de 80 à 90 ares. Il est facile de [369] s'imaginer, à la dimension de ces cours, des étables, des écuries et des granges qui les entourent, à peu près désertes à présent, quel mouvement et quelle activité devaient y régner autrefois. De nos jours, les fermiers capables de prendre une exploitation montée sur une aussi large échelle sont difficiles à trouver sur ce point de la France. Voici la destinée de deux de ces fermes, situées dans cette riche province de la Normandie, dans une région sillonnée de routes magnifiques et à proximité de plusieurs marchés importants. Une d'elles, abandonnée par un fermier qui n'avait pas su la gérer, est restée vacante 6 ou 7 ans; le propriétaire, en louant une partie des champs, en vendant sur pied le fourrage des prairies, a retiré pendant sa gestion, et sans se donner la moindre peine, une somme supérieure au loyer que le dernier occupant n'avait jamais pu parvenir à lui payer. Quant à la seconde ferme, un homme actif, intelligent, qui l'avait tenue 15 années, en y recueillant une petite fortune, vient de la quitter en pleine santé, dans la force de l'âge, rebuté par la difficulté de trouver aujourd'hui des ouvriers actifs et consciencieux, et, pour user de ses propres paroles, « des charretiers qui ne tuent point leurs chevaux. »
Il faut le reconnaître, la petite culture qui prévaut en France, de nos jours, par suite du morcellement à l'infini de la propriété, n'est pas une pépinière de bons fermiers, ni de bons ouvriers agriculteurs. Les hommes sortis de cette pauvre école, sauf de bien rares exceptions, se ruinent dans l'exploitation d'une ferme un peu considérable, après l'avoir ruinée elle-même. Obligés de recruter dans ce milieu, les propriétaires, presque partout, divisent les fermes importantes en petites exploitations, au détriment des progrès de l'agriculture française.
Un autre danger menace les pays dont l'arrosage artificiel forme la richesse principale; nous voulons parler de la réglementation inextricable qui régit en France le système d'irrigation, dans les pays surtout où l'industrie dispute les cours d'eau à l'agriculture. Presque toujours l'agriculture a le dessous. La commune de N*** en offre bien des exemples. Pourquoi les canaux qui distribuaient les eaux au milieu de ses prairies sont-ils desséchés? Pourquoi la fécondité de la terre y baisse-t-elle de plus en plus? C'est que l'industrie a tout simplement envahi cette pauvre vallée, et que les irrigations, poursuivies de toutes parts, de contestations en contestations, sont devenues illusoires. Ne comptant plus sur la justice, beaucoup de propriétaires ont recours à la fraude, recours blâmable sans doute, mais auquel pousse toujours l'abus des règlements. Dans cette même localité, un moulin à blé, qui avait égayé la vallée pendant bien des générations, a cessé de battre depuis peu [370] parce que les écluses, qui dataient du siècle dernier, n'ayant point les dimensions réglementaires actuelles, furent, après de longues enquêtes, l'objet d'un veto administratif. Le moulin n'avait jamais rapporté, bon an mal an, au-dessus de 1400 à 1500f. Le propriétaire dut le condamner plutôt que de consentir à une dépense d'environ 40,000f. Les roues et les aigres gisent tristement aujourd'hui sur l'herbe de la cour. Le canal et les écluses ont conservé leurs dimensions; mais, comme le moulin ne marche plus, on ne peut demander davantage. D'après le sort du moulin, il est permis de deviner celui des prairies.
(G) Sur l'influence fâcheuse des assemblées tenues dans les campagnes pour le louage des domestiques.
On connaît l'état déplorable des mœurs dans la plupart de nos campagnes; peut-être une des causes principales de cette situation provient-elle de l'habitude de recruter les ouvriers domestiques aux assemblées dites de louage ou de location. Ces assemblées, à considérer les choses de près, ont des conséquences funestes très nombreuses. Elles offrent aux jeunes gens des deux sexes les moyens de se soustraire de bonne heure à la surveillance et à l'autorité de leurs parents; car c'est presque toujours le désir de l'indépendance qui les pousse à chercher des occupations loin de leurs familles. Elles introduisent chez les fermiers, auprès de leurs enfants, des personnes dont la plupart du temps ils ignorent les antécédents et la moralité. Le travail industriel, au moins, rend le soir les jeunes gens à la famille; mais le travail agricole les éloigne de leurs parents et les livre à eux-mêmes pendant toute la durée du bail annuel qu'ils ont passé de leurs services. Un autre effet non moins grave, c'est d'encourager les dispositions trop grandes, chez les enfants de paysans, à quitter l'agriculture pour la domesticité. À ces assemblées, tenues habituellement au chef-lieu du canton ou de l'arrondissement, se rendent aussi les petits rentiers, les marchands qui ont besoin de servantes au plus bas prix possible, et comme leurs gages, tout réduits qu'ils puissent être, paraissent au moins égaux à ceux des cultivateurs, et qu'ils sont accompagnés de l'attrait de la vie urbaine, le choix est bien [371] vite fait. Nous parlions d'engagements annuels, mais on en prend de quatre à cinq mois; les premiers se font d'une Saint-Jean à l'autre; les seconds de la Saint-Jean à la Saint-Martin. Dans certaines provinces, ceux qui veulent se louer ont à la main une branche feuillée ou un bouquet.
Les fermiers préfèrent, en général, employer les ouvriers étrangers à leur localité, pour se mettre à l'abri des détournements que facilitent les allées et venues et la proximité du logis; ils ne sont donc pas hostiles à ce mode de recrutement; ils ne voient pas que c'est une des sources de cette corruption dont ils cherchent à se garantir et la cause principale des fréquentes mutations dans leur personnel, si préjudiciables aux travaux agricoles.
Ce système d'engagements annuels ou à courte durée existe aussi en Angleterre sous le nom de bondaging system. On y a tout fait pour le combattre et lutter contre l'instabilité et la dispersion qui en résultent pour les familles. Grâce au développement et aux ressources des exploitations agricoles, on a pu lui opposer un autre système dit cottage system, qui consiste à mettre à la disposition des domestiques, au lieu de les loger ensemble, des petites maisons (ou cottages) entourées d'un jardin, à proximité et souvent dans les dépendances de la ferme. Les fermiers choisissent de préférence des jeunes gens mariés, et ils les aident, par un prêt remboursé à long terme, à se procurer une vache dont l'exploitation offre à la femme et aux enfants un travail largement rémunéré par le lait, le beurre et le fromage que le ménage en retire. Un fermier écossais décrivait ainsi les conséquences du cottage system sur les familles employées dans son exploitation. « Je les mets à même d'acheter leur première vache au moyen d'une avance qui a toujours été fidèlement remboursée. Je n'estime pas à moins de 10 liv. st. par an le bénéfice qu'ils obtiennent de cette acquisition. Plusieurs d'entre eux ont même pu retirer ce bénéfice tout en se réservant le lait qui leur était nécessaire. Cette petite propriété excite l'énergie et l'activité de la mère et des enfants. J'ai vu que les familles, dans cette situation, qui ont une vache sont infiniment supérieures à celles qui n'en ont pas. Grâce au cottage system, introduit depuis longtemps sur mon exploitation, mon monde (my people) a mes intérêts autant à cœur que moi-même. Personne ne m'a quitté ici bien des années, et plusieurs serviteurs sont dans ma ferme depuis trente ou quarante ans et n'ont jamais travaillé que pour mon père ou pour moi. »
En France, où le plus généralement les familles d'ouvriers agriculteurs possèdent la maison qu'ils habitent, ne pourrait-on choisir de préférence les domestiques dans les familles logées aux environs [372] des fermes? Ne vaudrait-il pas infiniment mieux occuper ainsi les jeunes gens auprès et sous la surveillance de leurs parents que d'aller les prendre au marché comme on le ferait d'une tête de bétail?
Les comices agricoles honorent justement par des récompenses les longs services accomplis chez le même maître, par les ouvriers domestiques des campagnes: pourquoi ne portent-ils pas tous leurs efforts contre ces assemblées de louage qui tendent à transporter dans l'agriculture la vie nomade [No 2 (A)] des plus mauvais ouvriers de l'industrie? En contribuant à détruire cette pernicieuse habitude, ils feraient plus pour la permanence des services que tous les honneurs, d'ailleurs très utiles aussi, qu'ils ont décernés jusqu'à ce jour, par toute la France, aux serviteurs vieillis chez les mêmes maîtres.