N° 59.
PAYSAN MÉTAYER
DE LA BASSE PROVENCE
(BOUCHES-DU-RHÔNE).
OUVRIER-PROPRIÉTAIRE,
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES MOMENTANÉS,
D'APRÈS LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1861 ET 1862
AVEC DES Notes DE 1886.
PAR
M. D'ESTIENNE DE SAINT-JEAN .
Sommaire
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Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.
[173] La ferme de C..., exploitée par la famille que nous allons décrire, est réputée la plus importante du canton de Lambesc (Bouches-duRhône), comme étendue, comme nature du sol, et surtout par son aération continuelle, due au voisinage de la mer d'une part, et du cours de la Durance de l'autre. Aussi la généralité des produits y sont-ils de qualité supérieure et obtiennent-ils les plus hauts prix du marché très important d'Aix. Mais là comme partout les avantages sont balancés par des inconvénients. Situé vers le sommet de la Trévaresse, chaîne de colline qui continue les Alpes ; à 6 kilomètres de R..., commune de 1.800 âmes dont il dépend ; à une distance non moins grande [174] du plus prochain village, le domaine de C... manque de voies de communication. Les habitants de cette région exclusivement agricole, lassés d'entretenir à leurs frais, pour le compte du public, le chemin qu'avaient fait faire les propriétaires de C..., et qui réduisait à 13 kilomètres la distance d'Aix, sont contraints maintenant, n'ayant jamais pu le faire classer, malgré son utilité évidente, de faire un trajet de 25 kilomètres pour se rendre à la ville.
Il est un autre inconvénient non moins grave. Le manque d'eau, precsque général en Provence, et plus vivement ressenti depuis douze années d'une sécheresse désastreuse, restreint forcément la variété des cultures dont le pays serait susceptible. Beaucoup de propriétaires tentent de combattre le fléau par des efforts individuels, mais ces tentatives faites sur une échelle restreinte aboutissent rarement, et sont presque toujours abandonnées avant d'atteindre leur résultat. Ce sont le plus souvent des sources indiquées dans des endroits impossibles par des devineurs à la baguette ou de soi-disant géologues hydroscopes. Après de trop longues années de souflrance, Aix vient enfin d'obtenir (l'auteur écrivait ceci en 1862) l'autorisation de dériver de la riviêre du Verdon un canal de 4m 50 d'eau, pour l'irrigation de son territoire ; cette quantité, déjà reconnue insuffisante en présence des demandes qui affluent de toutes parts, sera sans doute portée à mètres1. Le parcours du canal est tracé ; aucune branche n'atteindra la[175]hauteur de C... (440 m., à 13 lil. du littoral). Maitre et fermiers doivent donec à tout jamais se contenter des rares filets d'eau arrachés à la colline, et de quelques puits assis sur des sources qui jaillissent plus loin ; mais ces sources sont d'une telle profondeur qu'il faut de trois à quatre mois pour que les pluies du printemps les alimentent.
La ferme de C... est d'une étendue de 115 hectares, dont une moitié environ en terres arables fertiles. L'autre moitié, inculte, sur le flanc nord de la colline qui court vers le nord-ouest, sert au parcage des brebis. Lanature du sol, dans la partie haute du domaine, est un calcaire pierreux mêlé de fréquentes couches d'argile ; il contient des gisements de plâtre non exploités. Sous la maison fermiêre et sous le château. s'étend un long banc de grès coquillier. Dans les parties basses, en descendant vers le nord, le terrain change brusquement de nature et devient volcanique. D'un cratêre éteint depuis des siècles, mais encore visible dans le domaine, a jailli une lave basaltique qui a recouvert la surface du pays sur plus d'une lieue d'étendue. Cette lave a donné naissance à une terre noire, forte, au grain serré, qui à raison de sa couleur s'imprègne largement des rayons solaires, et donne une plus grande activité à la végétation. Trois cultures principales se partagent presque exclusivement la région : celles du blé, de l'amandier et de la vigne2. Souvent elles occupent le même champ, sans se nuire. La vigne, qu'on laisse ramper et s'étaler, est plantée en allées dites oulliêres, à la distance de 60 centimètres entre chaque plant si l'oullière est simple, de 1 mètre si elle est double ou triple. La distance entre les oullières est semée ; et l'amandier, planté soit dans les intervalles, soit sur la ligne même de la vigne, ne nuit guère à la[176]végétation qui l'entoure, ni par ses racines peu profondes ni par son ombre peu épaisse.
La ferme récolte, année moyenne, 200 charges de blé pour 22 à 25 de semence (la charge de blé 160 litres). Un millier de pieds d'amandier lui rapportent environ 25 charges d'amandes (la charge d'amandes 200 litres). La vigne, grâce à l'invasion de l'oidium, n'a guère produit dans ces dernières années que de 15 à 25 mirolles de vin (la irolle de vin : 50 litres). Avant l'oidium, on en recueillait le 60 à 80, mais l'incurie et l'esprit de routine communs à la généralité des paysans du Midi s'étaient refusés à l'expérimentation d'aucun remède. Mais cette année, en face d'une récolte nulle, le propriétaire a dû fournir lui-même tout le soufre et les instruments de soufrage. quoique la récolte se partage par moitié ; à ces conditions les fermiers ont consenti à faire essai du spécifique.
Par les mêmes motifs, l'éducation des vers à soie ayant manqué pendant quelques années, est maintenant à peu près abandonnée dans le terroir.
Outre les trois principaux produits susdits, on cultive l'avoine et divers autres grains, mais non le seigle ; une certaine quantité de pommes de terre ; le sainfoin, le trêfle, la garoutte ou gesse, pour suppléer aux fourrages naturels ; des courges, servant aussi bien au bétail qu'aux gens. Des légumes, des luzernes, des fruits occupent les rares espaces arrosés ou humides. L'olivier, peu abondant à Aix même, n'existe pas à C... Dans les lieux incultes naissent spontanément le chêne blanc, le chêne vert, le pin, le poirier sauvage, le genévrier, la lavande, le thym, la sarriette, la sauge et d'autres plantes aromatiques, grâce auxquelles le miel récolté à C... est réputé supérieur à celui de Narbonne. Le sol produit aussi spontanément des truffes de premier mérite, exclusivement réservées au propriétaire.
Des diverses cultures dont la Provence est susceptible, la plus sûre, comme avenir, paraît être celle de l'amandier, en raison, ant de la nécessité du commerce des amandes et de la consommation croissant chaque année, que des limites très étroites du lieu de production. L'amandier prospère en un terrain sec, calcaire, même crayeux ; il supporte des périodes de quatre et six mois sans recevoir une goutte d'eau, mais il lui faut du soleil et de l'air. Aussi ne le rencontre-t-on qu'au sud-est de la France, depuis Marseille jusqu'aux Basses-Alpes. dans une one étroite qui ne dépasse guêre le Rhône. Nulle part ailleurs on ne le retrouve, en lurope, comme arbre de rapport, dans de[177]si heureuses conditions, si ce n'est, en petit nombre, au nord de l'Italie, en Toscane. L'amandier a le grand avantage de très peu gêner la végétation autour de lui ; son produit, sil n'est pas tout à fait régulier, fait du moins sur un certain nombre d'années une moyenne très rémunératrice, surtout eu égard au peu de travail qu'il eoûte. La charge d'amandes dans la coquille se vend en moyenne de 40 à 45 francs : certaines qualités, les fines, appelées dans le pays pistaches, valent jusqu'au double de ce prix.
la Provence de tirer honneur et profit de ce monopole dû à son climat et que la concurrence ne saurait atteindre3. Elle pourrait également, favorisée par son généreux soleil, prendre parmi les contrées vinicoles une place importante, pour peu qu'elle combattit 'obstination de ses paysans à repousser toute tentative de progrès. La vigne n'est ni délicate ni gourmande ; si le pays s'en couvrait comme il paraît commencer à le faire, et sion la soignait ainsi qu'elle le mérite, il rivaliserait bientôt avec le Languedoc, qui doit à l'oidium, dont il a su se préserver, sa prospérité prodigieuse. Et le Languedoc, n'aurait rien à redouter de cette concurrence sympathique. Que la France entière, en effet, se couvre de vignes, comme la Hongrie, la Russie méridionale, la Grèce et même l'Afrique, les débouchés feront toujours face à la production ; qui a bu boira ; et la classe pauvre, en France, justifie pour sa part le proverbe. D'ailleurs, l'on ne sait pas l'énorme quantité que l'Angleterre consomme ou expédie de nos vins. Ils ont pénétré en Suêde ; ils sont appréciés à Saint-Pétersbourg ; ils ne tarderont pas à réjouir la Chine aux lieu et place de l'opium ; et l'Empire ottoman lui-même, tombant en décomposition, se convertit bien mieux à nos vins de France qu'au protestantisme colporté par les prédicants anglais.
La population permanente de C... ne se compose que de la famille p***, que nous allons décrire ; mais à de petites distances se trouvent dispersées les autres fermes du domaine, habitées aussi toute l'année. C'est à C... que les propriétaires passent l'été. A l'occasion de certains travaux, la population y est plus nombreuse ; pour les moissons, par exemple, on y compte jusqu'à cinquante personnes.
§ 2. État civil de la famille.
[178] Les membres de la famille sont :
1°JOSEPH B***, dit Mesté B*** (maître B***), chef de famille, né au hameau de Puyricard (Bouches-du-Rhône), marié en secondes noces............ 57 ans.
2°FRANÇOISE B***, sa femme, aussi mariée en secondes noces............ 54 —
3°JOSEPH B***, fils aîné du chef de famille (1er lit)............ 27 —
4°THÉRÉSINE B***, sa fille (1ef 1it)............ 24 —
5°AUGUSTIN B***, dit l'Hercule, son sccond fils (1er 1it)............ 20 —
6°JOSEPH B***, dit Joselet, fils de la feme du fermier (1er lit)............ 27 —
Aucun des enfants n'est encore marié4. Tous sont issus du précédent mariage de chacun des époux B***, qui en ont chacun perdu deux autres. La première femme de l'ouvrier est morte en couches ainsi que son enfant, en 1845, après onze ans de mariage.
Françoise B***, la seconde femme, veuve depuis 1843, était servante chez le père de B*** quand celui-ci la épousée, en 1847. L'ouvrier est le quatrième enfant de sa famille ; il avait quatre sœurs dont trois sont encore vivantes. La femme B*** a deux frères actuellement vivants.
§ 3. Religion et habitudes morales.
La famille entière appartient à la religion catholique, qui règne à peu près seule dans le département ; mais l'ouvrier, non plus que les jeunes gens, n'en pratiquent guère les préceptes ; ils sont indifférents, sans hostilité ni morgue, mais parce que le milieu où ils vivent ne rappelle pas chez eux des instincts d'ailleurs peu développés. L'ouvrier reconnait cependant qu'il n'agit pas envers ses enfants comme faisait pour lui son père, qui était religieux et ne lui laissait pas omettre ses prières de chaque jour. L'ignorance de la famille est[179]probfonde. oselet seul, le fils de la femme, sait lire et signer son nom: et cette ignorance absolue, dans laquelle, quoique fiers et riches, ils paraissent se complaire, explique leur abstention en politique aussi bien qu'en religion. Le genre de vie qu'a toujours mené la famille dans des fermes isolées, et la pauvreté du diocèse en prêtres, sont les deux causes premières de cette ignorance.
Le repos du dimanche est religieusement observé par eux ; d'abord, c'est une condition expresse de leur bail ; ensuite ils travaillent assez fort les si jours de la semaine pour se reposer volontiers une bonne partie du septième. Dans cette idée, les hommes consacrent à dormir la grasse matinée du dimanche, puis s'en vont dans l'après-midi au P. Ste-R., village de plaisir et de mœurs faciles, où la jeunesse passe la nuit à jouer et danser. Pour procurer au moins aux femmes, pres que aussi indifférentes d'ailleurs que les hommes, la facilité d'entendre la messe, les maîtres la font dire le dimanche dans la chapelle du château, avec invitation aux voisins d'en profiter. Les femmes y viennent en effet ordinairement ; quelques hommes s'y rendent aussi. à tour de rôle, pour représenter les autres, et par pure politesse pour onsieur.
On n'entend guère chez la famille B*** ni obscénités, ni blasphèmes, ni imprécations contre les riches. Si quelque plaisanterie équivoque se fait jour parfois, ce n'est qu'un écho affaibli des grossièretés ayant cours sur la place publique. Le second des fils, plus assidu aux soirées duvillage, est, en raison de cette assiduité, le plus mal élevé de la maison. Cependant tous les membres de la famille participent très largement à la grossièreté d'allures qui se rencontre trop habituellement chez les basses classes dans le Midi. Jamais, en parlant aux maîtres, avec lesquels il est en très bons termes, dans le château même, et y eût-il des étrangers, maître B*** n'aurait la tête découverte ; un léger signe en arrivant, c'est tout. Les mœurs de la famille et celles du pays en général ne sont pas mauvaises. Les jeunes gens se pourvoient autant que possible d'une bonne amie, objet de leurs hommages ; ce n'est pas toujours une fiancée, et des deux côtés il arrive qu'on change ; mais les scandales sont rares.
La famille BT, par fierté autant que par principes, tient exactement ses conditions et n'est pas avide de profits mesquins. Le père est respecté de tous, mais il le doit un peu à sa force herculéenne il a montré à l'occasion comment il sait maîtriser ses mulets, et nul ne se soucie de provoquer ses impatiences. La femme est égale[180]ment respectée, grâce à son savoir-faire ; elle exerce une grande influence sur l'ouvrier, et ne fait pas trop pencher la balance du côté de son proprefils. Tous l'appellent également s mère», et son caractère, dont Joselet semble avoir hérité, fait régner l'harmonie dans cette famille, qui unit à son foyer deux sangs différents.
§ 4. Hygiène et service de santé.
L'ouvrier et ses fils sont de haute taille et très robustes ; les maladies leur sont à peu près inconnues. Mesté B*** perd cependant des dents chaque année, avec de violentes douleurs ; il attribue cette infirmité à un refroidissement. Sa taille est de 1m 91, qu'il porte sans fléchir, en se disant le plus petit de sa race. Il a dans sa jeunesse abusé de sa vigueur musculaire, ce dont il lui est resté quelque gêne ; à l'occasion pourtant, il montre à ses fils qu'il est bien encore de force à leur tenir tête. Augustin,' le second, tient de son pere, quoique moins grand ; son agilité et sa force précoce lui ont valu le surnom d'ercule. Il n'a pas encore été malade. Le fils aîné, Joseph, est de moins robuste constitution ; de gros rhumes lui arrivent de temps à autre, il a le tort de ne pas les soigner. Il y a deux ans, il a été presque asphyxié en nettoyant un cloaque ; à cette occasion, le médecin du village de R. est venu deux fois à C..., seules visites qu'il y ait faites depuis quatre ans que la famille y est établie. Thérésine, quoique en apparence aussi vigoureuse que ses frères, est faible de poitrine (§ 2, note 4) ; elle tousse fréquemment et ne fait rien autre chose pour se soigner que d'avaler queclques gorgées de tisane quand la toux devient trop gènante. La femme B***etJoselet son fils, beaucoup plus petits que les autres membres de la famille, sont de très robuste constitution.
Le climat de C... est des plus salubres ; l'air y est vif, sec et toujours renouvelé. Aussi jamais maladie épidémique n'y a régné ; chez les animaux également, les maladies y sont fort rares. Le choléra de 1835, celui de 1854, qui fit des victimes jusqu'aux sommets les plus isolés des Alpes (et même celui de 1884, — ote de 1886), ont passé inaperçus à C... tout en sévissant violemment dans la plaine deP..., à deux kilomètres seulement derrière la colline. Mais les rhumes y sont fréquents ettenaces. Pour tout soin médical on ne peut recourir[181]qu'au médecin et à l'hôpital quepossède la commune de R... Encore le médecin n'y est-il fixé que depuis un an auparavant, pendant deux années, il fallait aller quérir ceux des localités plus éloignées, qui faisaient payer 8 et 10 francs leurs visites. L'hôpital débite des sangsues et quelques drogues vulgaires, aucun malade n'y pénètre jamais. Une vieille femme retraitée en constitue le service.
§ 5. Rang de la famille.
L'ouvrier et les siens visent à la considération et l'obtiennent, autant au moins par leur travail et la fortune qu'ils lui doivent, que par d'autres vertus. On remarque l'intelligence, la capacité du pêre en tout ce qui touche à sa partie, la manière dont il mêne ses travaux et ses enfants, largement, sans lésinerie ; on apprécie la bonne tête de la ménagère, et l'on cite l'énergie au travail des jeunes gens. Leur vigueur est aussi un sujet d'estime. L'ouvrier, qui, se voyantsecondé, se repose maintenant et en prend plus à l'aise (§ 13, complément de 1886), aime à entendre parler de la prospérité de ses affaires, de la tenue de ses terres et de la fortune qu'on lui attribue. Ses terres, eneffet, lui font honneur ; il fait grandement les choses ; ses labours sont d'une régularité et d'une profondeur que peu d'autres sauraient atteindre. Quand ses cinq forts mulets, dont il fait un peu parade, ne suffisent pas pour tirer sa grosse Dombasle, il s'en procure de surplus chez les voisins, les met devant comme plus petits ; l'aîné des fils saisit les bras de la charrue, et il fait beau voir le vigoureux jeune homme, marchant lentement à la suite rde ses huit et dix chevaux, arracher de la terre compacte des mottes de plus de cent kilogrammes, sans jamais dévier d'un pouce, quelle que soit la longueur de sa ligne.
Aussi maître B**, qui sait sa valeur, manque-t-il peu d'occasions de répéter que qui a de bons travailleurs à son service doit beaucoup faire pour les conserver. Il paie ses ouvriers convenablement et exerce l'hospitalité sans trop regarder à la dépense quand elle peut lui faire honneur. Tout n'est pas élégant ni recherché chez lui, loin de là, mais l'abondance y règne. Il aime le bon vin, et s'il se résigne parfois à en boire de médiocre en petit comité, il a toujours en réserve du meilleur à offrir aux visiteurs. Iln'affecte et n'ambitionne nul[182]lement de s'élever au-dessus de sa condition; personne chez lui ne songe à briguer ni emplois ni honneurs. Quoique tous comprennent très bien le français, ils ne parlent absolument que le proveņal. Loin d'ètre recherchée, leur mise est même trop négligée. Le père défraie ses enfants de tout, aucun ne vise à l'élégance; Thérésine seule y aurait quelque prétention. Son père lui a dit qu'elle devait être mise aussi bien que toutes ses amies ; aussitôt on a fait emplette de deux robes de laine, col et manches blanches ; on a garni deux bonnets, dont l'un de rubans jaunes ; et Thérésine, depuis lors, ne se fait plus faute de paraitre en toilette. On excuse facilement les petites vanteries de maître B*, par le motif qu'il a en effet quelques raisons d'être satisfait de ses affaires : trop souvent ce sont les plus misérables qui prennent les plus grands airs.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles : reçus en héritage ou acquis par l'ouvrier............ 18.700f00.
1° Bâtiments ruraux. — Un bastidon situé sur la terre de l'ouvrier, servant de remise et d'entepôt, 200f ; — 1 aire à battre le blé, 100f. — Total 300f.
2° Domaines. —Terre à blé patrimoniale agrandie peu à peu grâce aux épargnes de l'ouvrier, 14.000f; — 3 parcelles de terre, dont l'une plantée d'oliviers appartient à la femme ; 2.700f; — 1 parcelle de terre à blé appartenant à Joselet, 500f; — 1 vigne provenant du père de Meste rrer, 1.200f. — Total, 18.400f.
Tous ces domaines, excepté le dernier, sont dans le département de Vaucluse, non loin de Pertuis, pays de la femme B***, que l'ouvrier et son père ont longtemps habité, et où maître B*** compte se retirer dans sa vieillesse. A cet effet, il est actuellement en pourparlers pour l'achat d'une nouvelle terre avec maison d'habitation, du prix de 5.000 fracs. — La vigne est à 4 kilomètres de là.
ARGENT : engagé dans les opérations de l'exploitation ou prêté à intéret............ 7,300f 00.
Somme gardée à la maison comme fonds de roulement, 1.600f; — prèts, à 5, à divers particuliers, 5.700f. — Total, 7.300f.
[183] ANIMAUX DOMESTIQUES : entretenus toute l'année (non compris ceux appartenant au propriétaire et faisant partie du capital de la ferme)............ 1.974f00
74 brebis, 1.628f ; — 1 fort chien de garde et 1 autre moins fort, 120f ; — 1 truie et 2 jeunes cochons, 160f ; — 60 poules ou poulets, 60f; — 6 lapins, 6f. — Total, 1.974f.
Matériel spécial des travaux et industries (capital de la, ferme non compris)............ 1,598f00
1° Exploitation des domaines. — 2 charrettes, 40ef; — 1 charreton léger, 120f; — 4 colliers pour l'attelage à la charrette, 100f; — 6 colliers pour la charrue, 90f; — harnais et brides, 125f; — fouets, cordes, objets d'attelage, 25f ; 1 forte charrue Dombasle, dite défon cerelle, 90f; — 1 charrue plus petite, 57f ; — 4 araires, 80f; — 11 socs de charrue, 74f ; 2 rouleaux en pierre pour dépiquer le blé, 60f; — 1 herse, 50f: — 5 tonneaux ou barils. 50f; — 12 bennes, 60f; — 36 sacs à blé, 72f; — 8 bourras (fortes toiles pour étendre le blé par terre), 80f; — 2 faux, 20f; — 2 bèches, 9f; — 6 fourches de fer ou de bois, 6f. — Total, 1.568f.
2° Fabrication du pain. — Tous les objets dépendant du four, et le four lui-même, aptiennent a propriétaire.
3° Bergerie, laiterie. — 6 claies, 8f ; — 1 grande jatte à lait, 2f ; — 20 moules à fromage, 2f; — 1 mauvais chaudron en fonte pour la poix à marquer les brebis, 4f. Total, 16f.
4° Ustensiles servant a l'entretient de la maison et du mobilier. — 2 scies, 6; — 2 marteau, 1f50; — 1 fauclle, 2f50; — menus instruments, 4f. — Total, 14f.
La quantité d'instruments d'exploitation que possède l'ouvrier provient des précédentes fermes qu'il a tenues, pour lesquelles lui-même fournissait tous les capitaux.
Valeur totale des propriétés............ 29.572f00
§ 7. Subventions.
Les subventions dont jouissent les fermiers à mi-fruit, dans les Bouches-du-Rhône, sont nombreuses et de diverse nature. Il en est qui sont établies par bail, variables par conséquent selon les idées du propriétaire ; d'autres sont consacrées par l'usage ; d'autres enfin sont tout à fait irrégulières et constituent des abus qu'on ne peut empêcher. Celles dont bénéficie la famille B** sont :
1° Le logement gratuit : la maison fermière, dite le ménage, voisine du château, entourée de tous ses accessoires, bergerie, étables, loges à porcs, poulailler, etc., équivaut à un loyer de 200 francs.
2° L'usage, pour ses affaires personnelles aussi bien que pour l'expltoiation, de tous les capitaux attachés à la ferme, reçus à l'es[184]time par le fermier en entrant, mais sans la faculté d'en rien louer au dehors. Ces capitau, comprenant un troupeau de 60 bêtes à laine, 5 mulets, quelques animaux de basse-cour, et tous les instruments et outils nécessaires à l'exploitation, sont d'une valeur totale de 5.500 fr. L'ouvrier paie une rente de 200 francs pour la place, c'est-à-dire la dépaissance du troupeau sur les terres incultes, seule redevance que paie le troupeau.
3° Une autre subvention habituelle, mais sanctionnée par le bail pour maître B***, est celle du bois à brûler. Tous les émondages lui appartiennent pour son feu et pour son four. Il a droit, sur ses terres, à tout le bois mort n'excédant pas la grosseur du bras, mais il n'en peut rien vendre.
4° La grappe du raisin une fois exprimée lui appartient ; il en tire en la précipitant dans l'eau une piquette dont la famille boit pendant quatre mois environ. Sont aussi pour lui : les poussières du blé, la coque verte des amandes et la feuille d'automne des mû
5° La jouissance d'un jardin potager à l'arrosage, sauf le petit droit du propriétaire d'y prendre aussi pour sa consommation journa
6° Tous les bénéfices qu'il peut réaliser sur ses capitaux par amélioration, ventes ou échanges, sont pour lui.
7° Faculté d'élever des porcs, poules, lapins, moyennant une minime redevance.
8e Le four gratuit prêté par le propriétaire à tous ses fermiers. L'ouvrier en pétrissant lui-même épargne par chaque fournée, c'està-dire une fois par semaine : un kilogramme de pain : le prix des ¯fascines (fagots), qu'il ne lui était pas permis autrefois de faire sur le domaine ; 15 centimes par fournée : une demi-journée d'un homme et d'un mulet.
9° Le propriétaire-maître paie en totalité la graine de vers à soie, toute graine ou plante d'un produit nouveau, et aussi le soufre et les instruments de soufrage. Il avance chaque année la semence de toute récolte à partager, sauf à la reprendre avant partage ; il paie les deux tiers des tourteaux et engrais du commerce.
10° Le fermier trouve en abondance sur le domaine la nourriture des bestiaux qu'il élève, même pour son compte personnel.
11° Il recueille toute l'année des salades sauvages et d'autres plantes comestibles ; en été et en automne, diverses espèces de[185]champignons sains. Il profite d'une partie des fruits de dessert qui ne sont pas enclos.
12° Quoique la chasse lui soit interdite, le gibier est assez abondant pour que, au moyen de pièges et parfois du fusil, il s'en assure une certaine consommation.
Malgré la distance de 25 kilomètres, B** parvient à exploiter luimême ses terres de Vaucluse au moyen de quelques voyages qu'il y fait avec son fils. Des parents qu'il a sur les lieux exécutent pour son compte les œuvres de surplus.
A certaines époques, ses travaux étant interrompus, il loue ses ils à la journée.
§ 8. Travaux et industries.
L'ouvrier est tenu par son bail d'habiter la ferme avec toute sa famille et d'y entretenir constamment deux laboureurs, deux toutuvres (maneuvres à tout faire) et un berger : plus, en temps et occasions, tous les ouvriers nécessaires. La famille B*** remplit exactement ces conditions.
Travail du père. — Meste B***, premier tout-oeuvre et chef de l'eploitation, assume l'entière responsabilité ; c'est lui qui traite avec le propriétaire, vend, achète, échange, veille à l'entretien des bestiaux et des denrées, loue les travailleurs, distribue l'ouvrage et règle l'emploi du temps. A cet effet, et pour se tenir au courant des prix et des nouvelles, il fait de nombreuses excursions à la ville et aux villages d'alentour. L'ouvrier ne déteste pas le mouvement, et sachant que ses fils font mieux encore en son absence que lorsqu'il les harcèle et les fatigue, il néglige peu les occasions de voyager à droite et à gauche. En qualité de toult-uore, il met, quand besoin est, la main à tout ; mais son travail manuel est peu suivi, à moins d'urgence (§ 13).
Travail du fils aîné et du fils de la femme. — L'ainé des fils de l'ouvrier et Joselet sont laboureurs. L'aîné seul, à raison de son titre et de sa taille, conduit les attelages nombreux. Il est aussi premier muletier. Ces deux hommes, les labours terminés, deviennent tout-œures, le soin et la conduite des mulets leur incombent en toute occasion.
[186] Travail du second fils. — Au second fils reviennent tous les tra vaux qui ne constituent pas une spécialité. Les euvres de force, carrois, chargement des charrettes, abatage et dépecage de bois. ereusement des trous pour plantation, cultures à bras, soin des fumiers sont à sa charge. Au besoin il est laboureur comme ses aînés.
Du reste, la famille vivant en honne harmonie et tous obéissant u chef, les attributions de chacun ne sont nullement strictes ; ils 'aident et se suppléent volontiers les uns les autres.
Travail des deux femmes. — La femme et la fille B*** ont également des fonctions peu définies ; elle se partagent les soins du ménage et des effets. La femme a le commandement. A la fille reviennent en général la cuisine, le pétrissage du pain, la lessive, la fromagerie elle porte au champ les repas des moissonneurs ; à temps perdu elle tricote. A la femme sont surtout réservés l'achat des provisions du ménage, le soin des cochons et de la basse-cour, l'entretien des vêtements et du linge ; elle va sarcler, et parfois suit un araire pour semer à raie, c'est-à-dire en laissant tomber le grain dans la raie à mesure qu'elle s'ouvre, au lieu de le répandre à la volée. En hiver elle file.
Industries entreprises par l'ouvrier. — Maître B*** fait depuis plusieurs années un trafic de mulets productif. Rusé et connaisseur, il se rend à la foire de ap du mois d'octobre. Le voyage lui prend six jours ; fait à frais communs avec trois ou quatre compagnons dans le charreton de l'un d'eux, il revient à 15 francs par tête. A cette foire, l'espèce mulassière est grandement représentée. B*** fait choix d'une bête de 15 a 18 mois, la plus belle qu'il trouve, presque toujous à poil gris, ce sont les plus sûres ; il la paie de 400 à 500 francs et l'emmène. L'hiver, le jeune mulet, bien soigné à l'écurie, ne travaillant pas. acquiert un rapide développement; à la belle saison, il rend déjà de petits services. Au bout de quatre à cinq ans, il a donné son travail et il vaut plus du double de ce qu'il a coûté. C'est alors, quand il a toute sa valeur et ne peut qu'en perdre, avant qu'il ne cesse de marquer, c'est alors que B*** le vend avec un beau bénéfice. Ainsi, n'ayant jamais pour lui que des bêtes de premiêre force, il a vendu pour l'expédition de Crimée 925 francs un mulet qu'il avait acheté 450. Il avoue aujourd'hui un bénéfice net de 4,000 francs sur cette seule industrie, depuis qu'il s'y livre.
La façon dont il gère ses propres biens au moyen de quelques[187]voyages, constitue une industrie dont le bénéfice annuel peut être évalué de 300 à 400 francs.
Le troupeau est d'un assez fort rendement. En louant le pâturage d'une ferme voisine, l'ouvrier a pu adjoindre 74 brebis à celles de son capital. Tous frais prélevés, du berger, du chien, des redevances et du loyer de la place, il gagne annuellement 400 francs avec cette industrie. Tout le fumier du troupeau reste au domaine et profite par conséquent au fermier comme au propriétaire.
Il s'était engagé par son bail à tenir un troupeau de dindons ; mais les soins qu'exigent ces animaux et le préjugé qui veut que les brebis n'en puissent supporter les traces l'ont poussé à se dédire moyennant une redevance annuelle de 15 franes.
Industries domestiques entreprises par les femmes. — Les femmes sont chargées de la confection du pain, ce qui procure au ménage les bénéfices d'économie que nous avons dits (§ 7). Elles s'occupent aussi de la fromagerie. Le lait extrêmement gras des brebis ne se consomme pas pur dans la ferme ; une partie est consommée sous forme de caillé et de recuites ; le reste est transformé en fromages frais et en cachêie, sorte de fromage mou très fermenté, que l'on bat avec les feuilles de noyer pour en augmenter le piquant déjà excessif. En sus de la consommation de la famille, il se vend pour une quarantaine de francs de fromages dans l'année.
Une soixantaine de poules ou poulets donnent en moyenne 3 à 4.000eufs par an, dont il faut défalquer 24 douzaines de redevance au propriétaire. Une grosse part des œufs se consomme dans la ferme; le reste est vendu. Les poulets produisent aussi un certain bénélice. Basse-eour et garenne rendent environ 940 francs d'argent. La fille B*** a pour tout pécule régulier un minime profit sur les
Dans l'hiver, la fermière file une pièce de toile qui peut être évaluée 10 francs.
On ne saurait appeler industries les quelques fractions de journées que les jeunes gens font par occasion, à temps perdu, et dont Meste B*** leur abandonne le bénéfice ; Hercule gagne presque chaque année quelque écharpe de 5 à 6 francs à la course ou aux trois sauts. Son père ne le laisse pas encore s'essayer à la lutte.
Les paysans du Midi ont les uns envers les autres certains scrupules de délicatesse qui tournent rarement au profit des maîtres. Il s'agit surtout de ne pas enlever le travail à autrui. Par exemple, le[188]fils aîné B*, très au courant du grefage et de la taille des amandiers, fait souvent ce travail à la journée chez des voisins ; mais cette euvre constituant une spécialité payée à part, le jeune homme ne l'exerce jamais sur la ferme : non par mauvais vouloir ni paresse, il est laborieux et bien avec le propriétaire, mais pour ne pas ôter cet ouvrage à son confrêre.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
La famille B** guit le mode d'existence commun à tous les paysans de la contrée. L'année est divisée en deux époques : l'été, qui commence de la Saint-Joseph (19 mars) au 1f avril, suivant le quartier, pour finir à la Saint-Miehel 29 septembre); l'hiver, qui prend tout le
En été, le paysan se lève entre trois et quatre heures du matin, prend un morceau de pain, boit un léger coup et part au travail, à neuf heures, il rentre po ur manger la soupe et un plat de légumes, c'est le déjeuner, qui se termine souvent par un morceau de fromage. du lait caillé, un oignon, un poireau cru, des noi ou autre hors-d'œuvre. Le paysan ne fait cas du fruit de dessert que s'il a été quelque peu dérobé. Le déjeuner et le repos qui le suit prennent une heure ; après quoi, retour au champ, pour la dure ionchée du milieu du jour. A deux heures, il rentre pour manger la salade, c'est-à-dire un plat de légumes crus ou bouillis, haricots, fèves, pommes de terre, pois chiches, choux, concombres, etc., ou bien un morceau de morue, un anchois, du hareng saur ; le tout assaisonné d'huile et de vinaigre. A trois heures, retour aux champs. En dernier lieu, quand il rentre au coucher du soleil, l'ouvcier trouve pour soauper, la soupe quelquefois grasse. suivie de la baiane (ragoût). Là se déploie le savoir de la cuisinière : c'est de lafarinette (farine de pois chiches), de la morue apprêtée, quelque produit de la chasse clandestine, des œufs, du lard, quelque bête morte d'accident: de temps à autre, par circons[189]tance, apparaît la viande de boucherie. Le porc tué à Noel fournit tant qu'il dure un précieux contingent.
Ce régime de vie subit un changement pendant les moissons, et dans beaucoup de fermes, mais non à C..., pendant les travaux des aires. Les moissonneurs, à raison de la fatigue qu'ils ont à supporter sous le soleil ardent, mangent cinq fois par jour, mais sans quitter le champ. Ils partent à jeun dès l'aube ; à six heures on leur porte, pour premier déjeuner, du pain (un pain de trois-quarts de kilog. pour six), accompagné d'oignon, de noix, de fromage, etc. A dix heures, second deieuer comme nous l'avons dit, à la salade. A une heure, la soupe et un ragoût ; crespeau (omelette au lard), fricassée d'oignons, foie de mouton, etc. A cinq heures,goiêter da salade,; le soir, au retour, souper avec soupe grasse, le bouilli ou un autre plat gras. Le vin trempe, c'est-à-dire l'eau rougie, est à discrétion pendant toute la journée pour les moissonneurs ainsi que pour les ouvriers des aires.
En hiver, les heures des repas changent, mais non le menu. En se levant, de quatre à six heures, le payvsan prend un morceau de pain ; à onze heures déjeuner, qui avec le repos qui le suit prend deux heures : c'est la seule récréation de la journée. Le soir, de cinq à six, souper.
Les mulets font leurs repas aux mêmes heures, mais prennent deux heures et quart de repos. Le muletier se lève toute l'année deux heures avant les autres ouvriers pour faire manger et boire ses bêtes, et pour les tenir prêtes.
Mesté B*** n'est pas chiche ; ses travailleurs comme ses hôtes sont toujours suffisamment bien traités. De temps à autre ont lieu des galas : à Noël, pour la tonte des bêtes à laine ; à la fin des moissons, pour l'arrivée de parents, etc., etc. A ces occasions, le poulailler, la bergerie, la garenne, le pigeonnier du voisin, le gibier et jusqu'aux cochons de lait, fournissent leur contingent. Faute de ressources suffisantes ou comme simple addition, on recourt à la boucherie. Pour ces occasions aussi, Thérésine ajoute de la cassonnade à son caillé, et confectionne quelque friandise de sa facon.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La maison de ferme, dite le menage, qu'habite la famille, est séparée du château par la basse-cour et une ruelle qui la prolonge. Cette[190]maison carrée, batie en picrres, comporte deux étages sur rez-de.. chaussée ; sa façade est exposée à l'ouest. Au rez-de-chaussée, élevé de cinq marches au-dessus du sol, se trouve la salle commune où se fait la cuisine. Cette salle, où poules et chiens ont libre accès, est en conséquence assez mal tenue ; les murs en sont fort noirs, l'ouvrier n'ayant pas demandé, lors de son entrée, qu'on les blanchit. Elle a 8 mètres de long, sur 5 de large, 3m20 de hauteur. Sa longueur est diminuée par le vaste manteau de la cheminée sous laquelle on s'abrite en hiver, et à laquelle sont adossés d'un côté l'évier, de l'autre la dépense. L cuisine communique avec l'écurie par le palier de l'escalier et quelques marches qui vont rejoindre le sol. L'escalier, sous lequel est un cabinet-dépense, abouit au premier à un couloir donnant accès dans deux chambres : l'une, carrée, blanche, assez bien tenue, de 4 mètres de côté, est celle des époux B***; l'autre, réservée aux étrangers, a mètres sur 3m60 et possède un grand placard et une cheminée. Toutes deux ont une fenêtre sur la facade ; leur hauteur est 2m 00. Entre le rez-de-chauseée et le premier étage est la porte du grenier à foin, dont il sera parlé plus loin ; entre le premier et le second, est la chambre de la ille, pièce étroite, longue, prise et suspendue sur ledit grenier, dont la vaste toiture négligée laisse, les jours d'orage, filtrer quelques gouttes. Cette chambre a sa fenêtre sur la facade. Au second étage règne une longue pièce répétant celle du rez-de-chaussée, mais blanche, mieux tenue, éclairée de deux fenêtres ; elle sert de dépôt, de séchoir et, au besoin de magnanerie ; sa hauteur est de 4 mètres d'un côté et 2 mètres sur la façade. Les fils B***, non plus que les ouvriers étrangers, n'ont ni chambre ni ppartement personnel ; l'usage des paysans de la région est que, jusque vers l'âge de cinquante ans, les hommes non mariés couchent au grenier à paille.
En prolongement de la façade du ménage est l'écurie, longue de 14 mètres, large de 3m60, garnie tout autour de sa crèche et de ses râteliers, et, sur la surlace opposée aux mulets, de crocs où pendent les harnais. l.'écurie est aérée par les trappes du grenier à foin et par une petite fenêtre ; son entrée principale est sur la facade. En avant de l'écurie et sur toute sa longueur est la remise, ouverte, large de 4 mètres, abritant six charrettes et des charrues. Au fond de la remise, une orge qui ne sert plus depuis quelques années. Aau-dessus de l'écurie règne un vaste grenier à foin. dont la toiture en pente vient couvrir la remise. Ce grenier, qui a un accès intérieur dans la[191]maison, communique d'autre part avec un non moins vaste grenier à paille, qui fait partie d'un bâtiment contigu. Dans ce bâtiment est la bergerie, voutée, longue de 12 mètres, large de 6, en facade sur la basse-cour, et, à côté, une petite voûte annexe servant d'entrepôt au fumier précieu des brebis.
Tout le bâtiment du ménage n'est pas à l'usage du fermier, mais seulement le côté ouest que nous venons de décrire. L'autre côté est au service des maîtres. D'autres constructions en face de la ferme contiennent la garenne, le poulailler, la fromagerie et trois loges à porcs voisines du cloaque. Dans le bâtiment en retour sont les caves, la cuve vinaire et trois pièces d'habitation dont l'ouvrier a la jouissance temporaire. La superficie totale de l'habitation et de ses annexes est de 315 mêtres carrés environ.
Meubles. : la plupart vieux et mal soignés, sauf quelques objets visant à l'ostentation............662f50
1° Lits. — Celui des époux B*** se compose de : — 1 bois de lit en bon état, 5f00; — 1 paillasse garnie de paille de blé, 8f00 ; — 1 couverture de laine blanche, 15f00; — 1 couvrepied piqué, 20f00 ; — 1 paire de drapns de toile, 30f00 ; — 2 matelas, 45f00; — 1 traversin. 7f00 ; — Total, 140f00. — Lit de la filde : — Le bois se compose de trois planches posées sur des tréteaux, 6f00; — 2paillasses minces, 12f00; — 1 mauvaismatelas, 18f00 ; —1 oreiller en duvet de poule, 3f00; — 1 couverture de laine, 15f00 ; — 1 autre de molleton, 11f00 ; 1 paire de draps, 30f00. — Total, 95f00. — Lit des étrangers, ordinairement dégarni : 1 bois en mauvais état, 10f00; — 1 paillasse, 8f00; — 2 mauvais matelas, 40f00; — 2 couvertures, 30f00 ; — 2 draps, 30f00 ; — 1 traversin, 7f00; — 1 carreau, 5f00. — Total, 130f00. — lit pliant, 9f00. — Total des lits, 374f00.
2° Meubles des chambres à coucher. — Dans celle des époux B*** : — 1 commode en bois verni, 25f00; — 1 petite table de toilette, 2f50 ; — 1 miroir à cadre verni, 10f00; — 1 descente de lit. 3f00; — 5 chaises de paille peintes, 10f00 ; — 1 fusil de chasse, 45f00 ; — 1 statuette de la sainte Vierge, en cire, et quelques images encadrées, 3f50 ; — 1 rideau de fenêtre, 1f50. — Total, 100f50. — Dans la chambre de la filte : — 1 table délabrée, 1f00 ; — 1 corbeille à serrer les bonnets, 2f50 ; — 1 petit buffet en mauvais état servant de commode, 5f 00. — 1 petitmiroir, 4f00. — 2chaises, 2f00. — Total,14f50. —Dans la chambre a donr er : — 3 chaises peintes, 6f00; — 1 statuette de l'enfant Jésus, en cire, 1f00 ; — 1 rideau de fenêtre, 1f50. — Total, 8f50. — Dans le grenier à paille : — 4 oourras (morceaux de forte toile servant aux récoltes ( 6) et au coucher des hommes), 40f00. — Tota des mobiliers des chambres à coucher, 163f50.
3° Meubles de la salle du rez-de-chaussée. — 1 longgue table recouverte de toile cirée. 20f00, — 8 chaises en médiocre état, 12f00 ; — 1 banc grossier, 4f00 ; — 1 pétrin hors de service, 10f00 ; — 1 horloge à balancier, 45f00; — 1 planche étagére, 3f00. — Total, 94f00.
4° Escalier. — 1 claie suspendue pour la provision de pain, 3f00.
5° Appartement du second étage. — 3 malles, dont une en mauvais état, 28f00.
Ustensiles : mieux tenus en général et en meilleur état que les meubles............ 266f60
1° Dépendant du foyer. — Pelle et pincettes en fer, 3f00 ; — 1 paire de cheunets avec garde-cendre en fer, 5f00 ;1jusqu'à t commun, 2f00 ; — 1 crémaillére, 2f00. — Total, 12f00.
2° Servant à l'éclairage. — 2 lanternes, 2f00; — 2 lampes en faïence blanche, 0f60. — 3 chandeliers en fer et en cuivre,5f00. — Total, 7f60.
[192] 3° Employés pour la cuisson et la consommation des aliments. — 3 chaudrons de cuivre en bon état, 65f00 ; — 5 marmites en terre, 3f00; — 38 assiettes blanches ou jaunes, 5f00. — 6 1oupDins (cafetiéres de terre) de diverses dimensions, 2f00; — 3 péchiers (pots en terre pour l'eau et le vin), 2f00 ; — 2 bouteilles de douzelitres, 2f00 ; —12 bouteilles diverses, 2f50 ; — 2 facons empaillés, 3f00; — 2 grandes jattes à lait, 1f50 ; — divers plats bleus et jauues, 3f00; — 18 couverts d'étain. 6f00; — 4 couteaux pour la table et la cuisine, 3f50; — divers bocaux et petites jares, 10f00 ; — Paniers et corbeilles à pain, 8f00 ; — Menus objets divers, 3f00. — Total, 119f50.
4° Servant à la toilette. — Pot à eau, cuvette, plat à barbe, 3f00; — 1 paire de rasoirs, 3f00 ; — 1 cuir a repasser les rasoirs, peignes, brosses, etc., 5f00. — Total, 11f00.
5° Ustensiles divers. — 2 chauffe-pieds, 2f00 ; — 1 chauffe-lit en cuivre, 5f00; — 1 seringue et son étui, 2f50; — 2 montres e 1 chaîne en argent, 80f00; — Carnier et objets de chasse, 15f00 ; — Cartonnages, boites et autres menus objets, 12f00. — Total, 116f00
Linge de ménage (déduction faite des 3 paires de draps et des bourras mentionnés plus haut) 359f00
4 paires de draps en toile, filés par la femme, et 5 paires en coton, 250f00 ; — 7 bourras en toile, 45f00; — 4 nappes cn coton, 20f00; — 12 serviettes en coton, 24f00; — 18 torchons grossiers, 10f00. — Total, 359f00.
Vêtements : ceux de travail, pour les hommes, sont achetés tout aits à Aix ou dans les villages ; ceux des dimanches sont faits sur commande, ainsi que toutes les chaussures ; 'hérésine, pour ses vêtements, ne s'adresse qu'à la ville............ 971f50
VÊTEMENTS DES HOMMES (515f00).
1° Vêtements de l'ouvrier : très simples et peu soinés. — Pour les dimanches : (voir § 16, M), 49f00. — Pour le travail (voir 16, M, 99f50. — Valeur totale des vêtements d1e l'ouvrier, 148f50.
2° Vêtements des trois fils. — Pour les dimanches : 11f00. — Pour le travail : 185f50. . Valeur totale des vêtements des trois fils, 366f50.
VÊTEMENTS DES FEMMES (456f50).
1° Vêtements de la femme. — Pour les dimanches (voir 16 M), 27f00. — Pour le travail (voir 16, M), 116f00. — Valeur totale des vêtements de la femme, 143f00.
2° Vêtements de la fille ; les objets de toilette et de luxe sont seuls soignés. — Pour les dimanches : 128f00. — Pour le travail : 90f50. — Valeur totale des vêtements de la ile, 218f50.
3° Bijoux appartenant aux femmes : 3 paires de boucles d'oreilles, 25f00 ; — 1 chaîne l'or, sans la montre, 60fe0; — 2 petites croix, 2 médailles, 1 dé à coudre, 1 petite chaîne, le tout en argent, 10f00. — Total, 95f00.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2.259f60
§ 11. Récréations.
Maitre B*** ne néglige guère les occasions de distraction qui soffrent à lui (§ 13). Sous prétexte qu'il a été longtemps le premier travailleur de sa famille et que maintenant encore, dit-il, c'est sa [193] tête qui la soutient, il en prend à son aise. Les excursions surtout sont de son goût ; il ne manque ni une foire ni un marché à vingt kilomêtres à la ronde, et connaît les tavernes de chaque localité. va au moins une fois par semaine à la ville, monté sur son petit charreton, attelé de son plus rapide mulet ; quant aux motifs de ces voyages, nul ne s'avise de s'en informer. Il n'emmène jamais personne des siens, à moins d'absolue nécessité. A la ville, la maison des propriétaires, quand ils y sont, lui est ouverte, mais l'auberge a pour lui plus d'attraits. Ses gens, au contraire, quand ils viennent, acceptent volontiers l'hospitalité offerte, n'ayant pas toujours les moyens de choisir.
Les jeunes geuns passeraient volontiers les dimanches et jours de fêtes dans les villages voisins, surtout au P.-Ste-., mais les vingt sous seulement que chacun reçoit par semaine ne leur permettent pas cette dissipation hebdomadaire. Ils en murmurent quelque peu, et réellement peu de jeunes gens de leur condition, travaillant comme ils le font, en sont réduits à une pension aussi restreinte ; la fortune de leur père demanderait plus ; mais il faut en passer par là et n'aller au village qu'une fois tous les deux ou trois dimanches. Augustin cependant, plus adroit et plus jeune, tâche d'augmenter son budget par le gain de queliques parties de boules, de course ou de trois-sauts, qui lui permettent de se rendre plus régulièrement aux soirées dansantes du P... Ceux qui restent le dimanche à C..., après avoir dormi quelques heures de la matinée, vont visiter les voisins et passent le plus souvent leur après-midi à jouer aux boules. A ces parties prennent part les autres fermiers, et quelquefois les maîtres. Le soir, on joue aux cartes. La chasse est interdite ; mais en l'absence du propriétaire, le garde ferme les yeux. L'ouvrier fume la pipe, qui lui coûte, dit-il, 70 francs par an. Les jeunes gens fument aussi, mais y mettent forcément de la sobriété.
Quant à la femme, son unique distraction, en sus des courses qu'elle fait à la ville pour ses affaires, et non pour son plaisir, est de causer le dimanche un peu plus longuement que les jours ordinaires ; encore n'en abuse-t-elle pas. La fille irait, elle aussi, volontiers au village ; cette distraction lui est rarement accordée. Les jours de fêtes se passent en visites aux voisines, ou bien en jeu divers avec d'autres femmes et filles des environs et avec les servantes du château. A ces jeux innocents, les hommes sont très facilement admis.
A certaines occasions (§ 9), Mesté B*** se met en frais. Alors les [194] divertissements, chants, jeux de boules, de cartes, etc., accompagnent et prolongent jusqu'à 9 heures du soir, et au delà, un festin copieux.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
La famille B*** jusqu'à la génération présente, a eu le même privilége que les nations heureuses ; elle n'a pas eu d'histoire qui mérite d'être racontée. Aussi loin que peuvent remonter les souvenirs de l'ouvrier, ses ancêtres étaient paysans propriétaires, peu riches, mais satisfaits de leur sort, travaillant avec courage, mais sans fièvre. Ils craignaient Dieu et aimaient leur pays. Leur petit bien patrimonial passait intact de l'aîné à l'aîné, qui, aidé de ses frêres et sœurs, sans jalousie, faisait fructifier cet héritage pour eux comme pour lui. De nombreuses générations se sont ainsi succédé sans que l'esprit de spéculation ait porté atteinte au bien de famille. A son tour, l'ouvrier a recueilli la totalité de la fortune, mais cette fois la transmission a du frauder la légalité. Son père, afin d'échapper à la loi nouvelle des successions, s'est vu forcé de léser les trois filles qu'il avait au moment de samort. Désireux de favoriser celui de ses enfants qu'il considérait comme le soutien de ses sœurs jusqu'à leur mariage, il prit soin de convertir la majeure partie de ses biens-fonds en capitaux d'exploitation, c'est-à-dire en argent et en ustensiles agricoles, avec lesquels il se fit fermier sur le fonds d'autrui. Dês le mariage de son fils, il se l'associa et passa ses baux en nom collectif avec lui. Par ce moyen, les capitaux, qui formaient la presque totalité de la fortune, se trouvant appartenir au fiis autant qu'au père, restèrent à l'abri du partage. Maitre B*** se trouva de plus favorisé de toute la quotité disponible, ce qui lui a permis de racheter la vigne de P... (§ 6). Ses sœurs n'ont eu à se partager que quelques centaines de rancs, et, sous l'influence des idées nouvelles, se sont montrées blessées de ce qu'elles regardaient comme une injustice.
L'ouvrier, né à P..., y a passé son enfance. Peu de temps après sa première communion, à 14 ans, il a suivi sa famille dans une ferme près d'Aix, puis dans une autre où il s'est marié à 27 ans. Il eut[195]cinq enfants de sa première femme morte en 1845 (§ 2), et bientot après, perdit sa mère. A la suite de ce second malheur, son père et lui quittèrent le pays et vinrent s'établir auprès de parents quiils avaient dans le département de Vaucluse, ou ils prirent une nouvelle ferme. En 1847, maître B** y épousait Françoise B***, veuve Bl**, servante dans la maison, et mère d'un jeune enfant ; ce mariage lui apporta quelques parcelles de terre. L'ouvrier et son père se plaisant dans le pays, y acquirent un petit domaine ; et le père étant mort en 1851, B***, dont les affaires prospéraient, le doubla bientôt, avec l'intention de l'accroître encore et de s'y préparer une retraite pour sa vieillesse. Cependant ayant tiré du fonds qu'il exploitait tout ce qu'il pouvait rendre, et s'y trouvant à l'étroit avec une famille croissante et laborieuse, il est revenu à Aix chercher une ferme plus considérable. L'aant trouvée, il en a doublé le rendement en six années, au bout desquelles il est entré à C... avec le même dessein que sans doute il réalisera encore.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
L'ouvrier n'est affilié à aucune société d'assurance ni même de secours mutuels. Il se croit en état de subsister par lui-même ; et quant à aider autrui, s'il le fait à l'occasion, il entend n'être en cela ni taxé ni réglementé. Pour l'avenir de sa famille, le passé semble en répondre. Il est lui-même, aidé de ses enfants, le principal auteur d'une fortune déjà satisfaisante et qui doit augmenter. 'n sang vigoureux. un bon renom, l'habitude du travail, sont autant de capitaux qu s'ajoutent à la fortune de ses enfants. Leur avenir semble donc dès maintenant à l'abri du malheur.
Mais cette fortune un jour se divisera ; là est le péril. Au fils aîné paraît devoir largement suffire la part qui lui reviendra ; il l'améliorera même, sans se lancer dans des spéculations hasardeuses. Le fils de la femme, moins riche aujourd'hui que ses /frêres, est l'unique héritier de deux oncles qui l'affectionnent. L'avenir de la fille dépend surtout de son mariage. Cest le sort du deuxième fils qui parait le moins assuré. Ce jeune homme fougueux, présomptueux et ignorant, devenant tout à coup maître de quelques milliers de francs, les aura probablement bientôt gaspillés. Si quelque terre lui échoit, l'ennui d'un travail continu et peu rémunérateur, les idées du jour[196]qui poussent aux gros gains et aux gros intérêts hasardeux, l'amèneront bientôt à s'en défaire. Il est, ainsi que ses frêres, tenu absolument en dehors des affaires de la famille, car maître B*** a le tort de ne s'en ouvrir en cas de nécessité qu'aux étrangers, jamais à ses enfants. Ainsi lancé dans la vie, novice en toutes choses, le fils cadet, séparé de sa famille, ne peut guère que sombrer. Soutenu par ses frères, dont le caractère offre plus de garanties, quelque peu dirigé. il se sauverait sans doute ; maître sans contrôle du tiers que la loi lui donne, il paraît perdu. Et si l'on considère que la fille peut aussi, par un mariage malheureux, compromettre sa position ; que l'aîné, médiocrement intelligent, peut rencontrer des chances mauvaises, on trouvera que cette fortune, solide quand elle est une, tant qu'une main capable la fait prospérer pour tous, est maintenant dans le cas de s'annihiler de par le fractionnement moderne. L'ouvrier le voit et le comprend ; aussi, lui qui a sutrouver des procédés pour sauver de la conscription ses deux aînés, ne fait-il rien pour en préserver l'ercule,; non qu'il manque d'affection pourlui, mais si le jeune homme, ardent et de belle taille, prenait en goût l'état militaire et s'y fixait, il s'épargnerait les nombreux mécomptes qui l'attendent s'il garde son indépendance.
Complément de 1886. — Maitre B***, fier de sa force physique et de sa position acquise, mais moins adonné au travail qu'enclin à courir les marchés et les réunions qu'ils occasionnent, a ini d'une façon peu satisfaisante, et sa famille en a bien souffert. Ne travaillant à peu près plus ; constamment absent, car ses absences ne manquaient à rien ni à personne, l'ouvrier est devenu d'abord une inutilité, puis une gène dans la ferme. En même temps se révélait chez lui un fàcheux goût pour les plaisirs ; son égoisme se décelait en outre par des traits peu faits pour lui attirer l'estime. Il se mit à fréquenter les justices de paix, ayant soin de s'adresser à plusieurs cantons différents pour ne pas se faire noter comme un habitué. Il a ainsi réussi à jouer plus d'un vilain tour. A l'époque des grands travaux, il prenait à son service quelque malheureux ouvrier de passage, inconnu ; il en tirait toute la somme de travail humainement possible, pus, le moment de presse une fois passé, il entrait en discussion avec lui pour le paiement ; les divergences étaient de 50 à 80 francs. Force était d'aller s'expliquer devant le juge de paix, qui tranchait le differend par le milieu ; et de son bénéfice illicite maître B*** faisait deux parts, une pour une bombance immédiate et l'autre pour l'épargne. Une série de tours de ce genre et d'autres, bientôt connus, éloignè[197]rent de lui bien des gcns. Ses fils songèrent à se soustraire à sa direction. S'associant pour prendre la suite du bail, ils parvinrent à l'éloigner et à tirer de ses mains ce qui leur revenait de leur mère. Dans ce partage de famille, se séparant d'eux, iil les trompa sur la valeur de certains objets, et s'en alla au pys de sa femme, mourir peu d'années après, dans le délaissement.
Les deux frères, Joseph et Augustin, tous deux mariés, prirent en société la direction du domaine. Ils eurent le bon esprit, vivant en parfait accord, de séparer complètement les ménages, les parts du capital et autant que possible les attributions de chacun, et se mirent courageusement à l'œuvre. Malheureusement la mauvaise santé de l'aîné fit, au bout de deux ans, rompre cette association dont le poids retombait presque tout entier sur le second. Il fallut abandonner C...; et depuis lors, Joseph, chargé de jeunes enfants, traîne une existence misérable a travers une série de petites explQitations qu'il cntreprend, pour être forcé de les délaisser presque aussitôt.
Augustin, de son côté, est cruellement puni de son naturelprésomptueux. lgnorant et vaniteux, ce pauvre homme s'est avisé de donner dans les idées du jour. Ainsi, étant en très bons termes avec les maitres, il refusait de les saluer, de même que ses supérieurs en général, d'après ce principe original : « C'est à nos supérieurs, aux gens bien élevés, à nous donner l'exemple en même temps que le précepte de la politesse ; qu'ils me saluent done les premiers. » Ayant épousé une charmante paysanne, très sage et pieuse, il s'ingénia à lui enlever tout sentiment cbhrétien. Parfait époux d'ailleurs et bon père de famille, il ne réussit que trop dans celte œuvre mauvaise, les enfants grandissant dans cette atmosphère. Aussi, dès seize ans, la conduite de sa fille en montra les fruits. Elle est maintenant à Marseille, et ses parents ont dû s'exiler dans la montagne, pour fuir le quartier où elle avait commencé à les couvrir de confusion.
Voilà ce qu'est devenue, dans ce courant d'idées nouvelles, cette belle et intéressante famille B***, dont le faisceau offrait naguère un encourageant spectacle. Le sol qu'elle exploitait demeure le même, il n'est pour rien dans cet effondrement ; la mort y a joué son rôle, mais les idées du jour, les principes et les lois modernes ont à peu près tout détruit. UCn père qui ne prie plus et ne fait plus prier sa famille comme faisait jadis son père ; des enfants qui perdent le respect ; la fortune par trimoniale divisée ; l'individualisme, chacun son droit et personne son devoir : ainsi finissent les familles, et avec les familles les nations.
§ 14. Budget des recettes de l'année.
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§ 15. Budget des dépenses de l'année.
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§ 16. COMPTES ANNEXÉS AUX BUDGETS.
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Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE;
PARTICULARITÉS REMARQUABLES;
APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES; CONCLUSIONS.
§ 17. DU RÉGIME DU PARTAGE FORCÉ ET DE SON INFLUENCE SUR LA FAMILLE CHEZ LES PAYSANS.
[211] Le système de succession prescrit parla loi du mars 1793, et à peu près maintenu par le code civil, porte le cachet de l'esprit révolutionnaire qui l'a dicté. Préoccupée avant tout de soustraire l'homme à toute autre autorité que la sienne propre, et de lui imposer le joug de l'́at, la Révolution avait proclamé cette première maxime fondamentale : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux, en droits; » elle y avait ajouté clle-ci : « Le principe de toute souveraineté résidant en la nation, nul corpns, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. Ainsi par la Déclaration des droits de l'homme, la Révolution, après avoir supprimé les droits de Dieu et fait la loi athée, a sapé dans sa base l'autorité paternelle. En la nation seule, en l'Etat, tels qu'elle les organise et es administre, réside essentiellement tout principe de souveraineté, et, par conséquence, d'autorité.
De ce principe de l'egalité des droits, séduisant en théorie, mais irréalisable en fait, joint à la négation de la puissance paternelle, est née la loi qui fait les enfants tous égaux devant le père, armés contre lui, armés les uns contre les autres de droits égaux pour le par tage de la succession. hLe père et la mêre ne peuvent plus disposer que dans une quotité déterminée des biens dont cependant ils sont propriétaires. Nous croyons cette loi injuste dans ses termes et funeste dans son application.
Injuste au premier chef, elle porte une atteinte directe au droit[212]de propriété, en réduisant le père de famille à la condition de simple dépositaire de la majeure partie de ses biens, et cela, sans les assurer aux enfants, puisque le législateur, s'il confisque la liberté du p̀re de famille en face de la mort, ne fait et ne peut rien pour empêcher qu'il ne dissipe de son vivant la totalité de son avoir. Il ne garantit donc pas ce qu'il prétend garantir.
Mais si ces biens ont été laborieusement acquis, utilement possédés, par une ou plusieurs générations, est-il juste et utile que le père soit contraint de les abandonner à un enfant qui s'en serait montré indigne, qui serait atteint d'idiotisme, à un gendre hostile ? Est-il équitable, est-il désirable, que ce château historique, ce grand établissement, cette industrie prospère, qui entre des mains habiles et honnètes seraient la fortune et l'honneur d'une famille, en même temps qu'un élément de la prospérité publique, soient condamnés à tomber aussi bien dans des mains indignes, quand même des collatéraux plus méritants auraient donné au testateur les preuves d'une affection désintéressée, quand même des subordonnés dévoués et capables, ayant pendant de longues années coopéré à la création de l'héritage, retomberaient brusquement, du faitdecette aveugle prescription légale, dans la misère et l'oubli. Le mourant qui voit ce désastre essaie parfois d'’y parer ; mais les moyvens extra-légaux auxquels il est contraint d'avoir recours n'amènent généralement que procès et scandales. D'autre part, qu'advient-il le plus souvent de ces fortunes noblement acquises, utilement possédées, qui échoient à des mains indignes ? Elles sont rapidement gaspillées, sans profit pour personne. souvent à la honte d'un nom honorable, au détriment de la moralité et de l'intérêt publics.
Injuste envers le testateur père de famille,le système du partage forcé ne l'est pas moins à l'égard des enfants. La loi serait équitable, si tous les enfants avaient des besoins égaux et méritaient une égale affection ; et dans ce cas, les parents ne s'aviseraient que bien rarement d'avoir parmi eux aucune préférence non motivée. Mais presque toujours il y a, en fait, inégalité d'aptitudes et de mérites; en tous cas, il y a inégalité d'âges comment entre des enfants du même sng ne pas tenir compte des différences qu'ont établies le sort, la nature ou les événements2 Comment traiter de même ceux qui, constamment dévoués, auront subi les charges de leur affection, et ceux qui, oubliant sentiments et devoirs, auront couru les aventures dans leur seul intérêt et trop souvent pour le désespoir et la honte[213]de ceux dont la loi se préoccupe de leur assurer une part d'héritage2 Si de nos jours le nombre des enfants prodigues est si grand, ne serait-ce pas qu'ils ont escompté au profit de leurs vices cette part d'héritage qui ne peut leur être enlevée ?
Le père et la mère peuvent légalement priver leur enfant unique de la moitié de leurs biens, ils disposent du tiers s'ils ont deux enfants, du quart s'ils en ont trois et plus. Cette faculté est bien quelque chose, mais elle n'offre qu'une garantie absolument insuffisante. D'un côté, des parents injustes en peuvent user sans motif; de l'autre, la part qu'elle réserve malgré tout à l'enfant indigne est toujours trop grande. La loi anglaise punit le simple abus de confiance plus rigoureusement que le vol qualifié, jugeant avec raison plus criminel l'homme capable de capter la confiance à dessein de la tromper, que l'aventurier, le misérable volant au hasard, par besoin. Ainsi, le fils oublieux de sa naissance, des soins reçus, des sentiments que Dieu et la nature commandent, est criminel ; il mérite moins que le simple étranger la moindre part de la fortune paternelle.
Nous ne demandons pas le retour aux majorats en faveur de l'aîné. quoique les majorats, nés avec le monde, aient été jugés justes et utiles jusqu'en 1789; quoiqu'il faille à la famille ainsi qu'à out élément de société, un chef qui la dirige, en maintienne le centre et les traditions, et que ce chef naturel soit, au défaut du père, le fils aîné ; quoique cette institution en sauvant et perpétuant la prospérité de la famille assure la force et la grandeur de l'Etat. Nous voudrions que l'autorité paternelle, à laquelle il a été porté un coup qui a déjà atteint le respect et l'esprit de famille, f̂t relevée et rendue pleinement libre de traiter chaque enfant selon son mérite. Nous ne réclamons pas la préférence en faveur de l'aîné : les œuvres, les qualités seules devraient motiver cette préférence. Nous voudrions que pleine liberté fût laissée à la conscience du testateur, mais qu'il fut obligé d'énoncer expressément ses motifs d'inégalité ; chaque enfant moins bien traité pourrait eun appeler d'une sentence injuste, et, en se réhabilitant, démontrer quiil a mérité part égale.
Ce systême de liberté ouvre, dira-t-on, la porte aux procès. Mais d'abord, l'exhérédation telle que nous l'indiquons serait certainement peu fréquente ; ce ne saurait être un jeu pour un père ou une mère que de dénoncer ainsi son enfant ; et si cette punition était méritée, celui qui en serait l'objet tâcherait bien plutôt de faire oublier sa confusion, que de la faire éclater à tous les yeux par un débat dont[214]il lui faudrait encore supporter les frais. D'ailleurs, les procès en captation sont loin d'être rendus moins fréquents par le systême actuel. Dans les contrées qui l'ont le plus promptement adopté, les fruits n'ont pas été tels qu'on les attendait : « L'esprit de famille n'a plus de racines, dit l'auteur des ˉOuvriers europeens, habitué à partager et diviser les héritages, quelque modiques qu'ils soient, chacun trouve naturel d'obtenir ce que la loi lui accorde. Apeŗoit-on la moindre inégalité dans les partages, de vives contestations s'élêvent aussitôt et se terminent le plus souvent devant les tribunaux. »
Le contraire se produit en Savoie, où plus de liberté était laissée au père de famille avant l'ânexion française. En Toscane également, avec une plus grande liberté de tester, la famille s'est montrée plus unie. C'est le principe de l'autorité paternelle qui fait la force de la famille ; autour du père et de la mère entourés de respect, s'abrite toute la famille, forte par l'union de tous ses membres et par l'unité de direction émanant d'un chef qui demande toutes ses inspirations à l'amour paternel. Telles nous voyons encore, trop rarement, quelques-unes de nos vieilles familles françaises, moins atteintes que d'autres par le niveau fatal sous lequel la Révolution a courbé les sentiments du plus grand nombre.
S'il est vrai que dans toutes les classes de la société les idées dites nouvelles prévalent, que le calcul ait presque partout remplacé le sentiment, que les appétits supplantent peu à peu l'antique morale ; s'il était malheureusement démontré que l'intérêt personnel régit chaque individu dans une société où l'individu tend à s'isoler de a famille et où la famille se perd, il faudrait tenter de guérir le mal par le mal lui-même. L'égoiste intérêt nous tue : attaquons-nous à l'intérêt pour reconstituer l'autorité paternelle, et, par elle, la famille. Que le père et la mère, au lieu d'être justiciables de leurs enfants, deviennent au contraire les arbitres du foyer ; qu'ils ne doivent compte des biens par eux légitimement acquis ou reçus qu'à leur seule conscience ; qu'ils puissent, selon ses inspirations, favoriser ou punir. Ainsi ils seraient au moins respectés de leur vivant, et ne deviendraient responsables qu'après leur mort d'une injustice prouvée, toujours réparable ; la fortune patrimoniale serait sauvegardée, et l'enfant qui se serait volontairement éloigné des siens pourrait être logiquement délaissé par eux.
C'est dans la classe pauvre, chez les paysans surtout, que le remède devrait être promptement apporté. L'égoisme individuel n'y a[215]pas pénétré aussi profondément que dans les sphères supérieures, les premières éclairées des lumières nouvelles ; c'est en s'y prenant par les plus basses assises que l'édifice social peut être le mieux et le plus solidement reconstitué. Le paysan est encore assez conservé, mais le mal l'entoure et le sollicite. Ecoutons l'instruction que donne à ses agents (en 1862) la 'ente piemontaise : « L'essentiel est d'isoler l'homme de sa famille, de lui en faire perdre les meurs ; il est asset disposé par la pente de son caractère à fuir les soins du ménage, à courir après de faciles plaisirs et des joies défendues ; il aime les longues causeries du café et l'oisiveté des spectacles ; entraînez-le, soutirez-le. Donnez-lui une importance quelconque, apr prenez-lui discrètement à s'ennuyer de ses travaux journaliers. Par ce moyen, après l'avoir séparé de sa femme et de ses enfants, après lui avoir montré combien sont pénibles tous les devoirs, vous lui inculquerez le désir d'une autre existence »... Voilà ce qui nous entoure Comment s'étonner de voir le mal grandir, surtout quand il est favorisé par une loi qui divise et brise la famille
Nous avons dit que le partage foreé est funeste dans son application : amenant le plus souvent la ruine individuelle, il aboutit en fin de compte à l'appauvrissement général par le morcellement indéfini. Supposons, par exemple, chez une famille de paysans, une fortune de 10.000 fr. en fonds de terre et 4.000 fr. en valeurs mobilières, à partager entre deux frères et deux sœurs. Sur la terre se trouve la maison paternelle, évaluée 1.500 fr. dans la valeur totale. Le père, auteur de cette fortune et de l'aisance qui règne autour de lui, use de la faculté que laisse le code de désigner la part qu'il sait convenir le mieux à chacun de ses enfants. Mais à peine a-t-il fermé les yeux que la loi efface elle-même toute trace de ce qui fut la volonté du mort, et elle installe à sa place des héritiers jaloux ; armés des articles 826 et 1079, ils reprennent la question ab ouo ou les quatre enfants ne s'entendent pas, et tout sera vendu en bloc pour le prix être partagé entre eux, diminué de tout ce qu'en auront tiré les gens d'affaires ; ou bien, les fils, désireux de conserver le bien paternel, feront accepter une indemnité en argent, soit 3.500 fr., à chacune de leurs sœurs. Celles-ci placeront aisément cette somme. Les frères tareront de leurs fonds, à force de peines et de travail, ce que rendent les terres, soit le 2 1/2 ou le 3%. Celui des deux qui aura gardé la maison paternelle, une non-valeur comme rendement, n'aura pour toute ressource que le revenu péniblement gagné de son ter[216]rain de 2.000 fr. diminué de toutes les impositions, foncières, mobiliêres, personnelles, syndicats, portes et fenêtres, charrettes, chiens, chevaux, chemins, assurances, réparations, etc.. qui accablent la propriété foncière. Et celui-là sera sans doute l'aîné ou le plus attaché aux souvenirs de famille.
Ainsi, en vertu de l'égalité des droits, le plus méritant sera souvent le plus mal partagé ; et il court grand risque de tomber de l'aisance dans la gêne, sans avoir le droit de se plaindre, sans pouvoir attendre aucun secours des siens. Voilà aussi comment une fortune, une terre, une industrie, un établissement quelconque, utile et productif pour tous, alors que tous collaboraient sous une impulsion unique, est brisé, annihilé. Morcelez une terre : chaque parcelle veut au moins son chemin pour y arriver, sa haie, son fossé ou son mur de clôture, son coin pour entrepôt, souvent une maison ou autre construction, toutes choses enlevées à la production ; il lui faut son capital spécial, ses outils, son bétail, tout comme à une grande terre, et ce capital étant mesquinement fourni, le rendement est diminué. Il lui faudrait sa source, son filet d'eau, coûteux à chercher, quand il est possible. Le grand domaine élevait des bœufs, des moutons, des chevaux, et le pays tout entier en profitait ; que produire de pareil sur la parcelle2 .Juxtaposez cent mille parcelles, cent mille hectares appartenant à autant de mains différentes, et tâchez d'y faire l'élevage comme en Australie. D'ailleurs, un grand nombre de parcelles sont abandonnées ou négligées à raison de leur situation. de leur trop peu d'importance, ou pour mille autres motifs. Voilà en définitive où tend le régime actuel de succession : les plus grands comme les plus modestes héritages sont réduits à la longue en poussière impalpable, inutile.
Les paysans en général, ceux du Midi surtout, ont recours à tous les moyens pour échapper au système du code, qu'ils déplorent et dont ils ont senti le danger. Le plus souvent ils recourent à des ventes simulées, à des actes fictifs, qui sont ensuite la source d'une multitude de procès. L'esprit de conservation de leur bien est tel chez la plupart, qu'ils perdent tout scrupule sur les moyens, et que ne pouvant légalement laisser à l'aîné telle part qu'ils voudraient, ils se décident à lui donner tout. La famille B***, dont nous venons de voir la monographie, en est un exemple. Le paysan du Midi aime ses enfants également ; mais, sans avoir pour cela des idées aristocratiques, il se laisse régir par ce principe conservateur, si vieux dans[217]le monde, passé chez lui à l'état d'instinct, qui consiste à voir dans l'aîné le continuateur de la race, de ses principes et de sa fortune, le soutien de ceux dont il a lui-même la charge. Aussi le fils aîné ne porte-t-il ehez nos cultivateurs que le nom de famille, que lui donnent indistinctement son père, sa mère et tous les enfants, à l'exclusion de son nom de baptême. Le paysan est d'avis que c'est grâce à la corruption des temps que les filles ont aujourd'hui besoin d'une dot pour se marier. Peu lui importe l'époque où cet usage a pu prendre naissance. Le maniement de l'argent, dit-il, appartient à l'homme ; à lui donc devrait revenir la fortune tout entière pour mener sa barque et en faire jouir sa compagne ; à la fille devraient suffire, pour se faire apprécier et choisir, son bon renom et son savoir-faire. Les filles n'en seraient pas plus pauvres, puisque leurs maris leur apporteraient une fortune double. Ce sont de telles idées, bien différentes des idées nouvelles, qui ont perpétué l'esprit de famille chez les paysans, et avec lui quelques vestiges des murs patriarcales.
Addition de 1886. — Ce paragraphe a été écrit il y a vingt-cinq ans, et voici ce que l'auteur, après ce quart de siècle, peut et croit devoir y ajouter. Le mal annoncé ci-dessus est fait maintenant. L'œuvre de désorganisation, savamment menée, a abouti dans nos villages et nos campagnes. Le malheureux ouvrier des champs, lui aussi, a été soutiré, enlevé à sa famille. Cafés-concerts, presse, publications à bas prix, photographies, cercle set sociétés de toutes sortes, ont envahi jusqu'au moindre hameau ; et maintenant, dans les trois quarts de la France, le paysan n'a plus de respect pour la religion, ni pour les traditions de famille, ni pour aucune supériorité. Il n'a presque plus d'enfants, ne veut plus servir la patrie ; sa maxime est : Chacun pour soi et..... personne pour tous.
L'athéisme, qui n'est pas nouveau dans le monde, mais qui restait dans le bagage philosophique, est devenu maintenant un véritable et puissantlevier révolutionnaire. Après l'ouvrier de la ville et de l'usine, l'ouvrier isolé des champs en est aujourd'hui fortement travaillé. Ecoles laiques, presse, spectacles, honneurs et enterrements civils. tout est mis en œuvre pour le corrompre et comme il est plus illettré et qu'on l'a mis en défiance contre ses supérieurs, le mal est chez lui bien plus difficile à combattre. Il y a vingt-cinq ans, la campagne valait encore beaucoup mieux que la ville. A chaque grande consultation publique, le suffrage révolutionnaire des grandes cités était[218]balancé par les voix conservatrices des villages. Il n'en est plus ainsi; le mal est descendu par son propre poids ; ce qui restait à corrompre est corrompu. Non seulement le niveau s'est fait, mais même parfois le village se trouve plus révolutionnaire que la ville. C'est d'ailleurs un fait normal dans la longue période de transformations que subit le pays. Le mal, encore plus que le bien, commence toujours pas les sommités pour se répandre ensuite dans les masses.
La Révolution s'est faite sans doute contre les nobles sceptiques et irréligieux, fils des grands seigneurs de la cour corrompue de Louis XV. Mais ne l'ont-ils pas appelée par leur scepticisme, dénigrant ce qu'ils devaient adorer, discréditant les premiers le respec pour tout ce que leurs aieux avaient respeeté2 Héritière de la fortune des grands seigneurs, la bourgeoisie s'en est assimilé les doctrines, moins les grâces et les générosités, qui ne sont pas dans sa nature. Non moins sceptique, mais plus égoiste, elle a laissé, sans aucun souci, le peuple s'abreuver d'une littérature populaire qui fait appel à tous ses mauvais instincts, et le mal, sous ses formes les plus grossières, s'est infiltré dans les couches les moins lettrées. Aujourd'hui, pendant que la noblesse ayant longuement expié ses autes les a comprises, qu'elle s'amende et se relève, la bourgeoisie tombe à son tour sous le chatiment. L'égoisme, l'argent furent ses péchés ; c'est à son argent qu'on s'attaque. L'ouvrier, inconscient, cherchant sa voie au milieu des ténêbres qu'il accumule, mais dont il n'est pas l'auteur, victime le premier de la tourmente qu'il provoque, reviendra bientôt, dès qu'il entreverra la vérité. Les symptômes de ce réveil, peu prochain malheureusement encore, n'en sont pas moins visibles. Quant au peuple de la campagne, le mal n'est pas encore chez lui descendu jusqu'au fond ; il s'aggravera encore parce que rien ne peut arrêter aujourd'hui son infiltration. Et quand les dernières couches populaires auront ainsi touché le fond empoisonné de ces doctrines, quand elles en auront quelque peu souffert elles aussi, elles ouvriront les yeu à la lumière.
Il faut que la France revienne à respecter et à adorer. Dieu a fait les nations guérissables ; mais, au contraire de l'individu, elles ne doivent pas être complètement mortes pour ressusciter.
§ 18. DU DÉLAISSEMENT DES TRAVAUX AGRICOLES.
[219] Un des fléaux les plus menaçants de notre siècle de révolutions, fléau contre lequel luttent en vain quelques économistes trop peu secondés, c'est l'abandon des travaux agricoles. On fait tout en faveur des ouvriers entassés dans les villes ; on les y attire par tous les moyens tous les secours, tous les encouragements surtoutleur sont dévolus, et l'ouvrage manque à leurs bras. A l'ouvrier des champs, à celui qui secondela nature pour produire et soutenirlaviede tous, rien, oupresque rien. Sur lui tombent les impôts, les prestations, les corvées ; sur lui pèse la plus lourde part du service militaire: pour lui peu ou pas d'associations de secours mutuels, de compagnonnages, d'hospices ni d'asiles pour la maladie et la vieillesse; pas de fonds de retraite ; peu ou pas d'éducation ou d'instruction pour ses enfants ; pas d'émulation ; pas de distinctions honorifiques ; l'isolement dans son champ désert, le délaissement dans sa détresse. Aussi le cultivateur émigre-t-il en grand nombre. Sous l'influence d'une centralisation poussée à l'extrême, il se laisse éblouir par le mirage de la ville. Il vivait à l'aise et libre sur son fonds ; l'esprit du siècle lui a appris à s'y ennuyer ; il vient mourir de faim à la ville, y apportant pour toute ress ource quelque industrie qui y pullule déjà, et ne suffit pas à nourrir tous ceu qui essaient d'en vivre. Les plus riches bourgeois de la petite ville vont s'entasser et se perdre dans les grands centres ; ceux-ci paient à leur tour leur tribut à Paris. Ainsi, tout converge vers la grande ville. le sang de la France afflue au cur ; il s'y condense tellement que le moindre choc doit amener fatalement une catastrophe.
D'après les recensements officiels, la population générale de la France demeure à peu près stationnaire depuis 1848, tandis que celle de la plupart des villes, des grandes surtout, augmente sans cesse. Comment cela pourrait-il ne pas être Ne fait-on pas tout pour y accroître sans cesse le luxe et le bien-être, premières divinités du jour ? Et jusqu'en ces dernières années (écrit en 1862) de guerres et de disettes. malgréle déficit financier, n'a-t-on pas voté d'innombrables emprunts contractés en faveur du luxe des villes ? On autorise la création de canaux, mais à condition qu'ils aboutissent à la ville. Celui[220]de Marseille, dont l'eau est vendue si cher aux champs, fait en outre payer l'entretien des rigoles dans les communes rurales ; mais rien dans la ville ni dans ses agrandissements futurs. On crée des comices de théoriciens ; on favorise l'importation des guanos, ou du moins les sociétés qui en prennent l'enseigne, on organise des concours tapageurs, où les médailles sont décernées à des produits extraordinaires, souvent inutiles, à des personnes qui peuvent dépenser pour produire un phénomène cent fois la valeur du prix attendu. Dans ces fêtes et banquets en l'honneur de l'agriculture, le vrai cultivateur, l'ouvrier des champs, celui qui nous fait vivre, peut bien avoir quelque petite place ; à coup sûr ce n'est ni la meilleure ni la plus en vue. D'un seul coup une missive impériale donne aux ouvriers de Lyon du travail, de la confiance, des boulevards nouveaux, la destruction d'une enceinte détestée et l'abolition du péage des ponts. Quand donc obtiendrons-nous une seule de ces faveurs pour les ponts de la Durance, qui ne traverse aucune ville2 Et pourquoi, presque au même jour, les habitants du bourg de Puyréaux, dans la Charente, sont-ils réduits à ouvrir une souscription entre eux, et de plus à payer chacun quelques journées de travail, pour le rachat de leur pont de Puygelier, dont le péagé eût duré cinquante ans encore ?
Au paysan le travail le plus utile pour la société, et cependant le moins rémunéré. Sa récolte est-elle plus abondante, il la vendra moins bien : manque-t-elle, il ensouffrira seul, mais en souffrira pour tous. Les denrées étrangères rempliront nos ports, et, s'il le faut, on fera vendre aux seuls ouvriers de la ville le pain moins cher que le prix de revient. Les quêtes, les appels pressants des journaux, les œuvres de toutes sortes parleront toujours en faveurde l'ouvrier urbain. Quscngera au pDaysanCroit-on que perdu au fond des campagnes, il n'ait pas comparé les deux situations Croit-on qu'il n'en ait pas tiré les conclusions que cette comparaison comporte2 Déjà l'amour du bien-être s'est implanté dans son âme ; voilà qu'il commence à refuser de se courber pour bêcher cette terre ingrate ; la charrue doit suppléer à l'effort de son bras. Dans le sud-est, tous les travaux pénibles sont exécutés par des Piémontais, aussi habiles au maniement du couteau qu'à celui de la pioche. Dans les l'yrénées, les femmes sont contraintes de bêcher ellesmêmes la terre, et de l'arroser de leur sueur, pendant que les hommes, dédaignant maintenant cette tâche, gardent noblement une chèvre, ou s'enivrent au cabaret. L'homme des champs va le dimanche au village ; il y trouve le journaul. Il sait bien que dans ces choses impri[221]méesily ena souventd'absurdes: pourtant ces absurdités répétées, etmal répétées, tinissent par faire impression. On lui dit tant de choses sur sa dignité, sur ses droits, sur les serfs du moyen age, qu'on parvient à le rendre mécontent de son sort ; il commence à se rendre compte qu'il existe à la ville des conditions à la fois mieux rétribuées et moins pénibles. ln ville, il a des relations qui ne peuvent manquer de le caser ; le compagnonnage l'adoptera ; et il aura le café, le théâtre et autres lieux pour ses soirées ; il aura le chômage du lundi outre celui du dimanche. S'il ne réussissait pas immédiatement, l'assistance publique y subviendrait. Les œuvres fourmillent à la ville... Mais pourquoi ne réussirait-il pas2 Il peut même très bien faire fortune Qui le retiendrait encore sur une terre si dure à travailler, si chiche de gros bénéfices2 Ses frêres, ses sœurs2 u'ils se passent de lui. comme il saura se passer d'eux. Ses père et mère2 ls ont d'autres enlfants ou des voisins pour les soigner ; d'ailleurs, il leur enverra quelquefois de l'argent, ce qui tient lieu de sentiments et de piété iliale. Au pis aller, si la famille est mécontente, elle ne le déshéritera pas, car pour cela faire, il faudrait déshériter ss frêres et sœurs..... Et il part pour la ville. N'a-t-il pas raison L'abonné au journal lui a démontré qu'il n'a pas d'âme, puisque personne ne la jamais vue ; si le curé en parle, c'est parce quiil gagne à cela neu cents francs. l'oint d'àme ; donc ce monde et ses jouissances sont tout : bien niais qui s'en prive.
Qu'advient-il cependant de cet entassement dans les grands centrese Quand bien même tous obtiendraient les salaires atteints par quelques privilégiés, huit et même dix francs par jour, à quoi servira cet argent, si le sol nourricier devient stérile faute de bras2 C'est à quoi nous marchons, et malheureusement la France n'est pas seule entrée dans cette voie : les contrées qu'elle regarde comme ses greniers, auxquelles elle s'habitue à emprunter sa subsistance, s y engar gent également. Quelque jour cette subsistance peut ne nous venir d'aucun côté.
Déjà l'argent a trop perdu de sa valeur, et quelle que soit depuis quelques années la hausse des salaires, des grèves continuelles persistent à les faire monter. L'ouvrier ne peut se procurer avec un salaire double, la somme de bien-être obtenue il y a trente ans à moitié prix. Ajoutez une vanité absurde et un besoin devenu impérieux de cercles, de plaisirs, de spectacles. Ainsi l'alimentation, le nécessaire, renchérit tounjours en raison directe de l'avilissement du prix[222]des produits manufacturés. Au plus fort de ces crises alimentaires, qu'un peu de travail aurait largement atténuées sinon prévenues, on rencontre sur les ponts, dans tous les carrefours et sur les places publiques des villes, une multitude d'hommes valides exerçant les proiessions de joueurs d'orgue, vsaltimbanques, vendeurs de clinquant, d'œufs rouges, cc., lesquels mourant de faim lesoir, hurlent que le travail ne va pas, et que le gouvernement s'entend avec le capital pour paralyser l'industrie et affamer le peuple.
Paris subit en ce moment (1862) une triste expérience. On y a attiré, il y a dix ou douze ans, quatre-vingt mille ouvriers, auxquels on a fourni de l'ouvrage, avec l'idée de s'en débarrasser une fois la cause de la popularité gagnée. Mais ceci n'a pas été facile. Les quatrevingt mille y sont encore aujourd'hui et entendent y rester. Qu'iraientils faire ailleurs la plupart n'ont ni famille, ni patrie, ni asile. La grande ville leur plaît à eux, comme aux riches ; ils en exigent du pain et des spectacles. Et Paris est devenu leur chantier ; on le leur fait, depuis lors, démolir et reconstruire pour les détourner du travail des barricades. Mais tout prend fin en ce monde, même les plus gigantesques démolitions. Comment conjurera-t-on le danger créé avec si peu de prévoyance On le sent bien, et malgré le principe de la liberté des travailleurs, on a en 1856 interdit l'accès de Paris à quiconque ne pouvait justifier qu'il y possédait des moyens d'existence2 Sans recourir à aucun moyen de proscription, si seulement par voie d'extinction on restreignait dans les villes le nombre des autorisations pour tenir caf́s, bals, spectacles et mauvais lieux. 'attraction exercée sur les basses classes serait de beaucoup diminuée. Si Paris n'avait que dix théàtres au lieu de vingt-cinq, cent cinquante cafés au lieu de douze cents estaminets ou buvettes, et deux tiers de moins de filles soumises, il n'en serait pas moins la première ville du monde, et se verrait en peu de temps débarrassé de son trop-plein de population misérable et malfaisante. Le siège du gouvernement d'un grand Etat peut sans danger être la capitale de la science, des arts, du luxe, même des plaisirs ; mais c'est folie que d'en faire la eapitale de l'industrie. Il faut éviter autant que possible de mettre en contact le travail pauvre avec un spectacle de plaisirs et de supériorités bien fait pour l'irriter. Pourquoi mettre au centre de Paris la capsulerie de l'Etat, cette usine dangereuse entre toutes, ou même la munipulation des tabacs, ou cent utres qui seraient bien plus utilement réparties en divers lieux de la province2 En attendant.[223]malgré les blés de Russie, d'Espagne et du Levant, nous payons, nous campagnards, 45 centimes le kilogramme de pain. (A Paris, le gouvernement paie pour opérer une réduction sur ce prix.) 'n œuf nous coûte 9 centimes, et quinze millions d'ufs français sont exportés chaque année en Angleterre. Dans quelques campagnes reculées, le bon marché subsiste encore, mais la multiplicité des chemins de fer aura bientôt emporté ce bien-être à la ville, laissant en échange aux canpaguards un argent qui ne le remplace pas.
Autant que les hommes, les femmes se lassent aussi de la vie rurale. Elles apprennent avec une ardeur fébrile à coudre et à broder, pour arriver à gagner, les unes dix sous par jour pour un travail excessif, d'autres un peu plus, par d'autres moyens. Cette désertion des filles de la campagne est la premiêre cause du nombre croissant d'infanticides et de crimes de nature honteuse que la statistique pénale a révélés cette année avec effroi. Les euvres de bienfaisance qui fourmillent à la ville favorisent malheureusement l'état de choses dont nous nous plaignons. Cn cinquième des personnes qu'elles assistent sont des gens valides, dont l'unique industrie consiste à vivre aux dépens de la charité. Les œuvres qui ont pour but l'éducation des enfants pauvres ne leur apprennent que des métiers manuels, inutiles parfois, mais tous déjà encombrés ; quelques départements ne possèdent même aucun établissement destiné aux professions agricoles. Les maisons qui reçoivent des jeunes filles n'en font que des brodeuses, des couturières ou des femmes de chambre ; point de cuisinières, hélas : Or, il était démontré il y a dix ans, que si toutes les couturières et brodeuses n'avaient absolument que leur aiguille pour vivre, elles auraient en moyenne hit sous par jour. Depuis lors, sont venues les machines à coudre, car la mécanique envahit tous ces métiers qui occupaient naguère tant de bras. Le pain comme la chaussure, les voyages comme les lessives se font aujourd'hui mécaniquement, et le nombre des ouvriers s'accroit toujours pour chacune de ces parties.
Lamécanique, dira-t-on, envahit bien aussi l'agriculture, et elle supplée au manque de bras. Nous répondrons que pour les choses de première nécessité, comme est avant tout l'alimentation, il ne suffit pas de produire le nécessaire, mais il faut arriver à l abondance; on ne doit pas se borner à suppléer au manque de bras, mais aider l'homme par tous les moyens, scientifiques, mécaniques et autres, pour atteindre à la fois quantité et qualité. D'ailleurs, qu'on[224]invente des machines à sarcler, à vendanger, à greffer, à soigner les vers à soie, à faire marcher seuls les beuis et les chevaux qu'on invente seulement une oissonneuse fonctionnant bien ailleurs que sur un terrain donné : en attendant, il y a toujours place pour les travailleurs : le tiers inculte du sol de la France les appelle. L'Empereur a donné dans la Sologne un exemple qui doit porter ses fruits. Les landes, les terres vagues et incultes ne manquent sur aucun point ; outes celles de ascogne ne sont pas entrées dans le domaine impérial ; la Crau et la tCamargue, en Provence, occuperaient utilement des milliers de bras.
§ 19. DE L'ÉTAT DE L'AGRICULTURE EN PROVENCE.
L'amandier et la vigne paraissent (en 1862) résumer l'avenir de l'agriculture proveņale. Nous voyons en effet l'livier s'éloigner, le mûrier devenu inutile peut-être pour bien longtemps. Dans un pays see les fourrages sont difficiles, partant l'élevage du bétail est fort restreint. Resterait encore, comme grande production, le blé; mais le blé a plusieurs inconvénients. Il épuise le sol ; le champ qui l'a porté doit se reposer un an ou ne porter que des produits secondaires très fumés ; c'est donc, pour deux années, une seule récolte ; encore est-elle très aléatoire, après avoir coûté beaucoup de fatigues et de frais. Une pluie, une sécheresse, le vent, la gelée, une herbe parasite, tout l'entrave ou la réduit. Le blé exige un sol profondément remué, fréquemment amendé à grand renfort d'hommes et d'animaux, fécondé à force d'engrais qui coûtent cher. Ensuite, si tout est venu à bien, il faut savoir encore ce que sera la moisson. C'est une affaire de cent francs pour cinquante hectolitres de produit ; et là-dessus il faudra tout d'abord prélever plus du dixième, de la plus belle qualité, pour les semailles prochaines. Puis, les travaux longs et pénibles du battage sur l'aire, de l'emmagasinage, et en dernier lieu les mécomptes de la vente. Si la récolte est abondante, elle se vend mal, le cultivateur en profite peu ; est-elle rare, il ne la vendra guère mieux les blés étrangers arriveront en masse. l est vrai que les blés de Provence, considérés comme blés de luxe, obtiennent toujours des prix supérieurs à ceu de tous les blés étrangers.[225]mais cette différence ne suffit pas à compenser les mécomptes. Aussi les cultivateurs méridionaux commencent-ils à s'enquérir d'autres produits, plus faciles et moins décevants.
Tout d'abord s'offre l'amandier avec ses nombreux avantages, dont le premier est de constituer un monopole pour la région. Avec lui, point de semence à prélever, peu de frais de récolte, peu de soins, seulement quelques risques à courir de la part de la température. ne fois planté et greffé, le jeune arbre grandit seul, et, pourvu, qu'on le taille raisonnablement tous les deux ans et qu'on remue chaque année la terre à un mètre autour de son pied, il vivra soixante à cent ans, sauf aceident imprévu. La récolte est annuelle, facile et sans dangers. L'amande dans sa coquille est à peu près incorruptible ; soignée. elle se retrouve après vingt ans aussi saine que le jour où elle est tombée de l'arbre. A tous ces avantages l'amandier joint ceux de supporter très bien un terrain calcaire, pauvre, sec, et de n'entraver aucune culture autour de lui, sauf qu'il redoute l'excès d'arrosage. Cinq amandiers de taille moyenne donnent un hectolitre d'amandes, qui dans leur coque dure, se vendent, la qualité commune, de 17 à 23 francs (en 1862). On les plante en quinconce à 12 ou 15 mètres de distance ; le bois est excellent pour le chauffage; la coque verte de l'amande est donnée en hiver aux brebis.
La vigne semble également appelée à un grand avenir et y marche rapidement mais les espaces incultes qu'elle doit couvrir sont encore trop considérables. Dans ce désert de douze lieues de tour qu'on nomme la Crau d'Arles, cent millions de souches pousseraient à merveille, produisant en huit ans quinze cent mille hectolitres de vin ; il ne s'agit que de planter, sans trop regarder à la première écorce caillouteuse du terrain ; l'air et le soleil se chargent du reste. Quelques propriétaires s'en sont tardivement avisés, et l'on commence à voir s'aligner sur les pourtours du désert pas mal de jeunes oulliêres (§ 1) ; mais combien d'années se passeront encore avant que cette lamentable immensité soit tout entière mise en produit2 Voilà un chantier naturel, ouvert aux bras inactifs ou inhabiles qui demandent en vain du travail à Marseille et dans les villes des environs. Que le gouvernement, qu'une compagnie, qu'un riehe particulier, achète là un domaine de di mille hectares ; il l'aura pour presque rien, et sera avant longtemps largement récompensé de sa bienfaisante initiative. D'autres chantiers semblables ne feraient défaut sur aucun point : citons entre autres une vaste plaine dé [226] serte qui sétend entre Sauve et Saint-Hippolyte, dans le Gard5.
Dans les environs de Marseille et d'Aix l'olivier tend à disparaitre, quoiqu'on y en rencontre encore un certain nombre de pieds, petits arbres de médiocre rapport. Il faut maintenant dépasser 'oulon pour le trouver de belle venue, et ce n'est encore qu'à Nice. c'est-àdire dans une région sensiblement plus chaude, qu'on trouve des arbres d'un complet développement. ne autre essence, moins utile, sinon pour la construction, tend à déserter notre contrée ; c'est l'orme. A Aix, on a dû pendant ces dernières années arracher tous les ormeaux qui décoraient les promenades publiques, parce qu'ils dépérissaient rapidement. Peut-être pour cette essence comme pour d'autres espèces végétales qui souffrent, pourrait-on indiquer trois principales causes de destruction : la sécheresse persistante depuis douze années ; la fumée et les émanations des usines, qui, jointes à l'ébranlement continuel apporté par les chemins de fer dans la couche immédiate de l'atmosphère, en auraient altéré les conditions ; enfin la chasse, qui détruit les oiseaux et favorise ainsi le développement de beaucoup d'insectes nuisibles. Pour combattre ou tenter de commbattre ees fléaux, le paysan provencal aurait besoin de plus d'instruction et surtout de plus d'initiative. L'intelligence ne lui fait pas défaut, mais une routine obstinée le rend hostile à tout essai d'innovation. Il commence pourtant à s'apercevoir qu'il y aurait mieux à faire que de compter sur le blé comme principal produit ; mais il se refusera à soufrer sa vigne jusqu'à ce qu'il l'ait vu faire à son voisin, lequel en use de même envers lui. l fait encore hattre son blé sous les pieds des chevaux, par les plus grandes chaleurs, ce qui tue les malheureuses bêtes et gâte la paille ; iltaille ses mûriers tous les ans, parfois en juin, et s'étonne que l'arbre en souffre et que la feuille d'un arbre malsain nuise aux vers. Il y aurait done beaucoup à faire sous le rapport de l'éducation agricole élémentaire.
En Provence, les baux sont généralement à mi-fruit ; le propriétaire et le fermier partagent les principales récoltes, sauf additions, concessions ou réserves diverses, qui varient selon les lieux et les circonstanees. On stipule ordinairement que le preneur tiendra le domaine en bon pere de famille, expression qui remplace le mot un peu usé de conscience, et qui, pour cela peut-être, en fait reculer quelques-uns au moment de signer. Le bail à rente fixe, usité dans[227]les pays riches où les fermiers ont de solides avances, rend le pror priétaire absolument étranger à son fonds: toute liberté, toute initiative, toute responsabilité est abandonnée au preneur, dès qu'il paie exactement son terme et se tient engagé sur ses biens personnels, lesquels représentent rarement la valeur du dommage qu'il peut causer. Le bail à mi-fruit enlève au fermier cet exces d'indépendance: il l'associe au propriétaire, et tous deux ont un égal intérêt à la bonne gestion des affaires communes ; donc le propriétaire conserve son droit de surveillanee et il peut faire sur son fonds tout ce qui ne nuit pas à la récolte à partager. Les propriétés sont en général, dans le Midi, d'une grande étendue, et les produits, asse peu variés, sont coûteux ; il serait ordinairement impossible au propriétaire de les faire travailler par des ouvriers à gages, les bras étant rares et hors de prix. Cne famille de cultivateurs, aidée de diverses subventions (§ 7), trouvant en grande partie sa vie sur le domaine et se suffisant à elle-même pour les travaux habituels, peut au contraire trouver des bénéfices et faire des économies sur la seule moitié des récoltes qui lui revient. Un autre avantage du bail a mi-fruit, est d'assurer au propriétaire un rendement quelconque, si minime soitil, au bout de son année, généralement à la Saint-Michel. n effet, sile blé, levin, les amandes peuvent, chacun séparément, faire défaut, jamais tout ne manque à la fois ; il y a toujours quelque chose à partager. Le fermier à rente fie, au contraire, quelles que soient d'ailleurs les prévisions les plus ormelles écrites dans son bail, trouve ordinairement moyen de restreindre ses paiements en cas d'insuccès ; et de plus il peut être mis dans l'impossibilité absolue de faire face à ses engagements, par une série de mauvaises récoltes ou simplement par le manquement absolu de deux ou trois de ses principaux produits.
En fait d'élevage, la Provence ne possède guère que des moutons et surtout des brebis. Le grand marché hebdomadaire d'Aix débite bien de cinq à sept mille têtes de gros bétail chaque jeudi, mais la plupart des bœufs, moutons et cochons dont vlenhnent se fournir les négociants des villes voisines, arrivent à Aix par diverses voies, surtout par Marseille. Chaque fermier a son troupeau de brebis, qu'il mêne à sa guise et dont il paie une rente fixe au propriétaire, quand celui-ci le lui a fourni comme capital, ce qui est le cas ordinaire. On a coutume de dire que le troupeau est l'âme du bien, ce qui est réel dans nos contrées pour nos brebis. Sans compter leur lait, dont[228]nos paysans ne savent pas tirer parti, et la laine, dont le prix tend à baisser, il se fait un grand commerce d'agneaux, et le fumler, surtout le mdgoe, est précieux pour la ferme.
La culture des légumes et du jardinage est naturellement peu dévcloppée dans un peys sec. Celle des fruits primeurs ou de conserve tend à prendre une certaine extension, grâce surtout à des fabriques de conserves alimentaires établies à Lambese, Pélissanne, Salon, Apt et ailleurs, qui, ayant commencé par l'exploitation de la tomate et ayant réussi, font maintenant en grand tous les fruits, les conitures et la truftfe, que nos collines produisent en petite quantité, Iais de premier ordre.
Avec son généreu soleil, si la Provence avait un peu plus d'eau, et ses cultivateurs plus d'initiative, au lieu d'être la guese parfumee, elle devrait être le grenier parfumé de la France.
Notes
1. Note de 1886. — Le canal du Verdon est aujourd'hui un fait accompli, après douze années d'atermoiments. Dans ce long intervalle beaucoup de propriétés s'étaient modifiées de diverses manières. avaient changé de mains, ou. après avoir été préparées pour i'irrigation ne la voyant pas venir, avaient pris une destination autre. Bon nombre de souscripteurs primitifs étaient morts, et il faut dire que la plupart avaient souscrit bien plus que le nécessaire, afin d'obliger le canal à se faire et avec l'arriere-pensee d'éluder ensuite leurs engagements excessifs. Aussi quand. l'euvre étant enfin accomplie. il a fallu y satisfaire, l'ère d'innombrables procès sestelle ouverte sur toute la ligne, et depuis huit ans trois compagnies s'y étant successivement ruinées. le canal en ce moment en est à la quatrieme.
La routine du vieux paysan provencal a trouvé là une belle occasion de s'étaler dans tout son lustre. Lui qui depuis le berceau se lamentait contre la déplorable sécheresse ; qui était parfois force d'aller fort loin chercher de l'eau dans des tonneaux : lui qui avait acclamé d'enthousiasme le rêve de voir un filet d'eau arriver dans ses terres embrasées ; quand ce êve carressé de loin devint palpable et tourna à la réalité, on le vit pensi. puis désespéré. Tous n'ont pas été de cette force ; mais nous avons vu un père de famille. fermier depuis vingt-huit ans au même endroit, mourir avant soixante ans, en grande partie du chagrin de voir l'ea du canal arriver dans sa eme. La famille B***, ci-dessus décrite, ayant il y a douze ans quitté le domaine de C..., un autre fermier intelligent, vigoureux, avisé, y est accouru, et l'a choisie de préférence parce que le canal n'y peut atteindre : et, quoique bien des préventions soient
aujourd'hui tombées devant l'expérience, quoiqu'il traverse chaque jour des quartiers transformés sous ses yeux par l'irrigation, il vient de renouveler son bail à C... pour une longue période.
2. Note de 1886. — Tout a changé depuis vingt-cinq ans. La vigne, qui avait pris une extension considérable en Provence, de 1855 a 1861, n'occupe plus maintenant que des parcelles minuscules, mais en nombre indéfini. Ne tentant à peu près rien contre le phylloxéra, dérouté et écrasé par la multitude des fléaux, y compris les impôts et le libre échange. le paysan provençal commence pourtant à ouvrir les yeux. lIl ne renonce pas encore au blé, qui depuis six ans coûte plus qu'il ne rend; mais il choisit les terres où le mettre. Quant à la vigne, peu soucieux de tous les systèmes, de tous les empiriques préconisés, il se résigne a ne la planter que pour cinq ou six ans ; plants du pays, dont il n'attend que deux ou trois récoltes, quitte à renouveler ensuite sur un autre point. Peut-être, après tout, ce procédé, s'il n'est pas le plus scientifique, n'est-il pas encore le moins productif.
3. Note de 1886. — Cette prévision ne s'est malheureusement pas réalisée. Depuis quelques années, l'talie, l'Espagne et surtout l'Algérie inondent nos marchés d'amandes diverses, généralement inférieures aux nôtres, mais qui nous font quand même. par le bas prix, une concurrence sérieuse ; c'est encore là une cause de ruine pour l'agriculture provençale.
4. Note de 1886. — Tous se sont mariés depuis : Thérésine d'abord, morte de la poitrine après ses secondes couches ; puis Joselet, établi avec sa femme et quatre enfants dans une petite ferme voisine de C..., appartenant aux mêmes propriétaires ; le second fils, Augustin ; enfin l'aîné, Joseph, retardé par sa santé chancelante.
5. Voir § 1, pages 175 et 177, les notes de 1886.