N° 64.
PAYSANS CORSES
EN COMMUNAUTÉ,
PORCHERS-BERGERS
DES MONTAGNES DE BASTELICA,
PROPRIÉTAIRES OUVRIERS,
DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS,
D'APRÈS LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1869.
PAR
FEU M. MAXIMILIEN BIGOT .
Licencié en droit, Juge de paix a Baustelica1;
CONTÔLÉS ET CONFIRMÉS EN 1887 PAR M. F. ESCARD.
Sommaire
- Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
- Éléments divers de la constitution sociale
- § 17. LES GENS DE BASTELICA PARTAGÉS ENTRE LA MONTAGNE ET LA PLAINE.
- § 18. SUR L'INDUSTRIE DES BERGERS-CHEVRIERS.
- § 19. SUR L'INDUSTRIE DES PORCHERS.
- § 20. DE LA LOI DE 1854 SUR LA VAINE PATURE EN CORSE.
- § 21. SUR LA CULTURE DES CÉRÉALES.
- § 22. SUR LA RÉCOLTE ET LA CONSERVATION DES CHATAIGNES.
- § 23. SUR LA PROPAGATION DES OLIVIERS ET LA RÉCOLTE DES OLIVES.
- § 24. SUR LE ROUISSAGE ET LE TISSAGE DU LIN.
- § 25. VERS A SOIE ET ABEILLES.
- § 26. CE QUE C'EST QUE LES LUCQUOIS.
- § 27. SUR LA MALARIA D DES BREBIS.
- § 28. LES BEUFS DONNÉS A BUATICO D.
- § 29. L'ÉGLISE DE BASTELICA.
- § 30. LES COUTUMES DU MARIAG6.
- § 31. LES COUTUMES DES FUNÉRAILLES.
- § 32. DE LA DANSE DES REGINED EN TEMPS DE CARNAVAL.
- § 33. LES CORSES EN DISGRACE.
- § 34. INDICATIONS HISTORIQUES CONCERNANT L'ILE DE CORSE.
- § 35. SUR L'ORGANISATION DE LA FAMILLE CHE LES PAYSANS CORSES.
Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.
[433] Position de Bastelica. — Le voyageur qui sort d'Ajaccio pour se rendre dans le sud de la Corse, laisse sur sa gauche, à un kilomètre de la ville, la route nationale qui relie le chef-lieu du département à Bastia, chef-lieu judiciaire où siège la Cour d'appel, dont le ressort s'étend sur l'île tout entière. La route nationale, qui le conduirait à Sartène, suit le rivage du golfe dont la citadelle d'Ajaccio commande l'entrée. Elle traverse une plaine arrosée par le petit fleuve de la Gavrona, plaine appelée Campo di l'Oro (le champ de l'or) à cause de sa fertilité. A huit kilomètres d'Ajaccio se trouve le pont de Pisciatella, [434] sur le Prunelli, né des montagnes de Bastelica comme la Gavrona. sort de celles de Bocognano; l'une et l'autre ont leur embouchure dans le golfe, à trois kilomètres de distance. Après le pont de Pisciatella, la route s'éloigne des bords de la mer ; à partir d'un point appelé Saint-Jean, elle s'élève sur une série de collines étagées, dont les pentes raides rendent le voyage difficile aux chevaux et aux voitures. Pisciatella est le premier relai des messageries-postes, à huit hilomères d'Ajaccio. Le second est Cauro, village situé à vingt kilomètres de cette ville. Là sont le bureau de distribution de la poste aux lettres, le relai de la poste aux chevaux et le bureau télégraphique.
Depuis six kilomètres le voyageur est dans le canton de Bastelica. A Cauro débouche la route forestiêre qui conduit, toujours en montant par des pentes rapides, au village de Bastelica. Il est situé à 820 mètres au-dessus du niveau de la mer et à l'est de Cauro. La route forestière forme un angle droit avec la route nationale d'Ajaccio à Sartène.
C'est à Bastelica qu'habite la famille M**. Le canton comprend cinq communes. Le chef-lieu lui-même est situé par 6° 13' 10'' de longitude E. et par 42° 0' 43' de latitude N., à quarante kilomètres d'Ajaccio. La route forestière passe sur la place publique de Bastelica et se dirige sur Bocognano. C'est le chef-lieu d'un autre canton, dans lavallée voisine, d'une altitude à peu près égale, et que traverse la route nationale d'Ajaccio à Bastia. Bastelica fait partie de l'arrondissement d'Ajaccio. C'est le siège de la justice de paix. A Cauro est une brigade de gendarmerie à cheval commandée par un brigadier ; mais à Bastelica e'est une brigade de gendarmerie à pied commandée par uu maréchal des logis.
Asect du territoire. — Le territoire de la commune qu'habite la famille est très étendu. C'estune vallée qui du golfe d'Ajaccio remonte, dans la direction du sud-ouest au nord-est, vers l'intérieur de l'île. Transversalement au fond de cette vallée s'échelonnent dix mamelons dont les sommets se dessinent vers le sud en se reliant ainsi les uns aux autres. Dans leurs intervalles, descendent vers la vallée principale des vallons en travers desquels serpente à mi-côte la route de Cauro à Bastelica. Elle trace des sinuosités à si brusques tournants, qu'en certains endroits, les entrepreneurs qui exploitent les forêts du pays, sont obligés de diminuer la longueur des billes de chêne ou de pin qu'ils transportent de la montagne au rivage du golfe. Joigne à cela que la pente est de neuf et dix centimêtres par mètre, et vous[435]saurez par quelle voie tortueuse et escarpée cette vallée sauvage communique avec la civilisation qui lui vient d'Ajaccio.
Le fond de lavallée renferme des prairies naturelles, des bouquets de châtaigniers et des champs ensemencés en seigle ; les vallées et les coteaux qui les forment sont couverts également de châtaigniers de distance en distance, de chênes verts, d'arbousiers, de buis et de fortes bruyères; surles sommets, déchirés par les tempêtes qui les dentellent. se dressent des sapins.
A mesure que le voyageur, en suivant la route forestière, monte vers le fond de la vallée de Bastelica, il voit, de kilomètre en kilomètre, changer les productions naturelles du sol. Au bord de la mer, l'oranger, le palmier, le cactus aloês, le figuier de Barbarie, l'olivier, la vigne et le mûrier. Un peu plus haut, les châtaigniers couvrent de leur ombre les fougères, leurs compagnes fidèles, et ils se mêlent aux chênes verts. Plus haut encore, on entre dans une forêt de pins au-dessus de laquelle apparaissent des hêtres, qui, se prolongeant à l'est, revêtent de leur sombre verdure les sommets les plus élevés de cet amphithéâtre de montagnes. Mais lorsqu'on a quitté la région des pins, la vigne disparaût ; elle ne donne plus de fruits mûrs ni de vins généreux, comme à Cauro et dans ses alentours. Au pied des hêtres, d'énormes massifs de châtaigniers gigantesques, suivis de massifs de chênes blancs. Deux kilomètres avant d'arriver à Bastelica, le fond de la vallée devient horiontal et le paysage soffre comme une immense corbeille devant le voyageur. A sa droite, les massifs de châtaigniers surmontés de hêtres ; à sa gauche, le débouché d'une autre vallée où se déroulent des prés naturels, des terres ensemencées en seigle et en pommes de terre, le tout mêlé de bosquets de chênes verts et de châtaigniers ; plus à gauche s'étend Bastelica sur le versant d'un coteau qui sépare les deux vallées et regarde le midi ; au fond, s'élève en demi-cercle la haute montagne du Scalda Sole (Chaud Soleil), montagne pelée, dénudée, rugueuse, ravinée par les eaux du ciel et par la fonte des neiges. A gauche de cette montagne et à sa base prend sa source le Prunelli, qu'il faut franchir sur un pont pour entrer dans Bastelica.
Le Scalda Sole offrant l'aspect d'une haute muraille, a pour sommet, comme les montagnes voisines auxquelles il se relie, une série de vastes plateaux sans arbres, fournissant aux troupeaux, pendant l'été, une herbe drue, élastique, sous laquelle serpentent mille filets d'eau pure. Ces ruisseaux et le Prunelli lui-même ne nourrissent rien[436]autre chose que de la truite, dont la chair fine et délicate demande à être promptement mise au feu, sous peine de se décomposer, elle ne peut être transportée à la plaine qu'avec des précautions, dans de la fougère recouverte de neige. Sur ces plateaux se trouvent des ravins qui en renferment des amas : chaque matin les muletiers vont en chercher et en rapportent dans des sacs. sur leurs mules, jusqu'à Bastelica où ils arrivent le soir. Là on la charge sur des charrettes, et le lendemain matin elle est à Ajaccio où la chaleur rend commun l'usage de l'eau glacée et des glaces.
La montagne du Scalda Sole est le dernier étage de la saillie du sol sur laquelle se dresse le lonte d'Oro (Mont d'Or). Là reposent de petits lacs profonds, d'une eau claire, limpide et froide. que n'alimentent aucunes sources du voisinage, et qui paraît provenir des infiltrations souterraines des glaciers des Apennins et des Alpes.
Nature du sol. — Le sol du canton de Bastelica est tourmenté, âpre et rocheux ; le granit y domine; la terre est argileuse : on s'en sert pour faire des briques, que l'on se borne à faire sécher au soleil pendant l'été, et qui servent aux travaux d'intérieur dans les maisons, dont les murailles maîtresses sont en granit. On taille celui-ci en enfoncant de distance en distance dans sa masse des coins en fer, que l'on chasse sous le choc d'une masse en fer. Le sol ne contient point de calcaire, mais de nombreux dépôts de molasse ou grés fin. La croûte arable est peu profonde, et laisse saillir la roche à tout instant. Aussi, avec sa multitude de coteaux et de montagnes, dénudés en partie sur la rive droite du Prunelli, boisés sur la rive gauche, le pays tout entier présente l'image exacte d'une mer agitée, qui aurait été brusquement pétrifiée au fort de la tempête.
Chaque vallon a son petit cours d'eau qui se jette dans le Prunelli. l n'y a point d'eaux minérales ; mais les eaux ordinaires y sont légères ; il y en a que l'on peut boire impunément même étant couvert de sueur.
Çà et là on rencontre des filons ferrugineux, mais rien ne dénote encore qu'il yait lieu de songer à les mettre en exploitation.
ˉClimat local. — L'altitude du canton de Bastelica lui donne un climat assez froid, mais vingtkilomètres plus bas règne un climat analoggue à celui de l'Algérie. Tandis qu'à Cauro et en descendant vers Ajaccio, on voit, au mois de janvier, l'amandier en fleurs, les légumes, les orangers étalant leurs richesses sous un soleil riant; à Bas[437]telica règne habituellement, à cette époque, l'hiver dans toute sa rigueur, pas un bourgeon d'arbre ne s'ouvre avant la fin d'avril. Vers le vingt-cinq de ce mois, le chêne blanc a montré ses chatons ; puis on voit poindre le feuillage de quelques hêtres ; une nuit l'a fait éclore. Le lendemain, comme une traînée de feu, la verdure monte vers les sommets les plus élevés et voile de proche en proche la nudité des bois, sur laquelle tranchaient des milliers de troncs de hêtres privés de feuilles. On voit alors verdoyer des arbres dont le pied est encore sous la neige. Au milieu de mai, les châtaigniers déploient à leur tour leur feuillage large et riant. Ce sont eux qui, au mois de novembre gardent les derniers leur parure. En même temps que feuillent les châtaigniers, les arbres fruitiers fleurissent; le pommier, le poirier, le prunier reine-claude, le cerisier, l'abricotier poussent admirablement sous ce rude climat. Ils y atteignent la taille des arbres de haute futaie de la plus belle venue, et ils donnent des fruits comparables aux plus beaux produits de l'Europe occidentale. Le noyer prend dans le pays un développement énorme. Malheureusement la folle manie du déboisement n'a pas épargné ces vallées si retirées du monde. Une aveugle et cupide spéculation a pénétré jusqu'à ces richesses forestières, et les coupes sombres, les essartements, les défrichements ont détruit çà et là des massifs d'arbres. La terre, dépouillée et ameublie, a cédé à l'action des pluies et de l'eau provenant de la fonte des neiges. Elle a glissé vers les parties basses laissant à nu l'ossature rocheuse du sous-sol.
En été, le thermomètre ne monte jamais au-dessus de28° cent. ; en hiver, il s'abaisse jusqu'à 8° à 10° cent., dans les jours les plus froids. Les changements de température se produisent par transitions douces et progressives ; de telle sorte que souvent la neige persiste des mois entiers quoique le soleil brille sur cette couche glacée.
¯Productions végetales et animales. — Outre les essences végétales nommées ci-dessus, ce sol vigoureux nourrit le houx, l'aune, le peuplier, le frêne, l'érable, l'orme, le genévrier, le thym, la sauge, le romarin, le trêfle, le froment, l'orge, le seigle, la pomme de terre et les légumes potagers. Parmi les espèces animales domestiques, il faut citer le bœuf, le cheval, le mulet, le cochon, la chèvre, le mouton; parmi les espèces sauvages, le cerf que les progrès du défrichement dans la montagne rendent de plus en plus rare, le mouflon, le sanglier, le renard, le liêvre, la perdrix rouge, la perr drix grise, la colombe, et tous les oiseaux de passage. Le merle vient [438] en Corse par myriades, porté sur les vents de nord-est du mois de novembre. C'est, pour les gourmets, un gibier rival de l'ortolan, dans les années froides et neigeuses.
Agricultue locale. — L'industrie agricole ne demanderait qu'à être encouragée pour prendre un bel essor. Les principaux produits qu'elle donne sont, outre les gros animaux d'élevage uun miel riche et embaumé, avec une belle cire blanche (§ 25) ; du lin d'excellente qualité, que l'on file et tisse pour faire le linge d'usage domestique (§ 24) ; une laine généralement noire et longue (blanche par exception), dont on fait des draps noirs de tissu lâche, épais et velu en dessus : c'est le drap corse (§ 18).
L'industrie rurale de Bastelica est essentiellement l'élève du bétail. On y trouve des troupeaux de chèvres de deux à trois cents têtes ; des troupeaux de trois cents moutons ; des handes de porcs de quarante, cinquante et même cent têtes ; on y élève aussi des vaches pour en tirer des veaux ; on y produit des chevaux et des mulets. Le lait (§ 18) des troupeaux, chèvres et brebis, sert à faire des fromages pressés, et une espèce de fromage à la crème appelé broccio que l'on tire exclusivement du lait de chêvre, et dont la production est spéciale à la Corse. On n'a pu le préparer avec le lait des autres ruminants, ni dans l'île ni ailleurs. Les nombreux troupeaux de bêtes à laine fournissent tous les ans de grandes quantités de chevreaux et d'agneaux dont on vend la chair à raison de 20 centimes la livre, et la peau à raison de 1f,50 la peau d'agneau, et de 3 à 4 francs celle de chevreau. Leur laine, longue, généralement noire, se divise tout le long de l'épine dorsale et va toucher la terre. lIls sont d'une agilité merveilleuse.
Chevaux, cochons, troupeau de toute espèce, à Bastelica, ne couchent jamais à l'étable ; ils naissent, vivent et meurent en plein air, exposés aux rafales et aux neiges en hiver sur les montagnes, aussi bien qu'aux orages et aux ardeurs du soleil en été dans les prairies (§27).
L'industrie de l'élevage du porc est établie sur une grande échelle. Chaque famille élève 1 ou 2 porcs domestiques, comme la plupart nourrissent en outre 1 ou 2 chèvres. Ces animaux élevés à la maison sont appelés mannerini. Quant aux porcs élevés pour être vendus, ils vivent en bandes dans les forêts (§ 19). Leurs maîtres les y abandonnent et ne vont que de loin en loin leur porter de la nourriture. Ce qui est curieux, c'est l'intelligence que montrent ces animaux demi [439] sauvages. Ils distinguent au milieu des bois le coup de sifflet, ou la voix du maître, et cela entre plusieurs autres ; ils viennent à ce signal et suivent celui qui l'a fait entendre. Ce sont de petits animaux doués d'une grande vigueur ; ils sautent à travers les broussailles comme les chêvres. Leur chair est ferme et succulente parce qu'ils se nourrissent de châtaignes, de faînes de hêtre et de glands de chêne blanc et de chêne vert.
L'abondance des châtaigniers donne à l'exploitation des châtaignes un rôle fort important dans les industries agricoles de la Corse. La récolte a lieu du 25 octobre au 20 novembre. Durant cette période, chaque matin, hommes, femmes et enfants se répandent dans les châtaigneraies pour ramasser les fruits tombés pendant la nuit. La châtaigne fraîche se mange bouillie à la marmite ou rôtie. On la vend de 40 à 60 centimes le décalitre. Elle entre dans la nourriture des familles ; elle sert à l'alimentation des porcs ou des bestiaux domestiques, cheval, mulet ou chèvre. Chaque famille ex porte son excédent de châtaignes fraiches ou sèches pour l'échanger contre du blé, dans les pays voisins. L'échange se fait sur le pied du décalitre pour décalitre. L'exportation s'étend aussi jusqu'à la France et, naturellement, elle a surtout lieu par le port de Marseille. Celle de la farine de châtaigne ne se pourrait faire au loin, car cette denrée doit se consommer fraichement moulue. Elle vaut, dans le pays même, 20 ou 30 centimes le kilogr. (§ 22).
Aux productions du sol corse énumérées ci-dessus, il faut ajouter le tabac sauvage, que l'on coupe lorsquil est en fleur. On sèche séparément au soleil fleurs et feuilles. Le tout étant sec, le fumeur, ave des ciseaux ordinaires, coupe en menus morceaux l'amas de leurs ou de feuilles ; puis il fume ce tabac dans une pipe en terre rouge adaptée à un tuyau recourbé de roseau ou d'érable.
Importations locales. — La pomme de terre, le mais récolté dans la plaine donnent, à Bastelica, une ressource importante pour la table de famille, et des excédents qui sont aussi échangés ou vendus pour l'exportation. Mais ce territoire montagneux est peu favorable à la culture du froment. Celui que l'on consomme est en partie apporté du dehors à l'état de grain, et moulu dans le pays. On importe aussi une certaine quantité de farine de mais. Pendant tout l'hiver, dans beaucoup de familles, on fait une fois par semaine le pain de la maison avec un mélange de farine de seigle et de farine de châtaigne. Marseille expédie beaucoup de farine de blé, par balles de 122 kilogr.
[440] Le vin et l'huile d'olive (§ 23) sont apportés des pays de plaine dans des outres de peau de bouc, à dos de mulet. La charge d'un mulet est de deux outres contenant ensemble un peu moins d'un hectolitre. Le commerce de l'huile est fait par des marchands forains.
Basteliea tire en outre du dehors le fer destiné aux travaux des forgerons ; le vitriol vert et le bois de Campêche nécessaires pour préparer les teintures que l'on applique sur le drap corse (§ 18) ; toutes les denrées d'épicerie, tous les objets de mercerie, les étoffes d'indienne dont les femmes et les filles font grand usage. Des provinces voisines arrivent aussi les fruits, dont les habitants sont d'autant plus friands qu'ils en cultivent moins : le tabac cultivé en Corse dans certaines régions spéciales ; un complément de filasse de lin que les femmes de Bastelica fileront et feront tisser, puis elles échangeront plus tard la toile contre du blé cultivé dans la plaine. Sauf le fer, toutes ces denrées sont amenées dans des outres, à dos de mulet, par des marchands ambulants. Les marchandises qui viennent des bords de la mer, comme les farines et les denrées continentales. sont apportées sur des charrettes.
État de la propriété. — La propriété est souvent divisée à l'infini, au point que dans certains endroits il n'y a pas un lopin de terre assez large pour qu'au bout du sillon, on puisse tourner la charrue sans faire entrer la paire de bœufs sur le lot du voisin. Il y a cependant de vastes étendues de terres incultes, recouvertes d'arbres et d'arbustes et que parcourent à l'aventure les troupeaux pendant l'été. Ce ne sont point des terres sans propriétaires : elles appartiennent au contraire fort souvent à plusieurs familles qui s'entendent pour les enclore de murs en pierre sèche de 1m,25 de hauteur. Ces propriétés closes s'appellent des confnes, et l'établissement des murs assure aux propriétaires qui y ont pris part certains privilèges de pâturage. Souvent ils possèdent sur le confine des chênes ou des châtaigniers, et l'on éloigne les troupeaux à l'époque de la récolte des glands et des châtaignes. Dans bien des endroits de la commune, le sol et les chênes ou châtaigniers appartiennent à des propriétaires différents : une coutume locale (§ 22) règle en ce cas le procédé de récolte de façon à prévenir toute discussion. Les prairies naturelles sont ainsi encloses de murs en pierre sèche ; les propriétaires pour les arroser se servent des eaux qui découlent des montagnes, et chacun sait à quelle époque il doit en faire usage. Pendant l'été, les eaux sont basses ; sans arrosage pas de récoltes maraichêres. Le [441] maire fait, tous les ans, avec des anciens du pays, un règlement de distribution qui donne à chaque propriétaire de jardin, au village, le droit de se servir exclusivement des eaux pendant un temps déterminé. L'infraction au règlement est punie par une peine de police. Ce sont les femmes, le plus souvent, qui sont chargées de l'arrosage ; de là, parfois, de violentes disputes et des rixes qui ont eu des résultats déplorables.
La commune possède des biens communaux fort étendus, comprenant des terrains ouverts, et des forêts que l'on commence à aménager malgré les réclamations des bergers, demeurés pendant des siècles les maîtres de toute propriété non close (§ 20). Une loi de 1854 aurait dû changer cet état de choses et supprimer en Corse le parcours et la vaine pàture ; l'opposition intéressée des possesseurs de troupeaux, appuyee par les partisans des vieux usages, même quand il est difficile de les justiier, entrava les effets de cette loi dans la plupart des districts ruraux montagneux. Ce fut le cas à Bastelica, où l'auteur de la présente étude a lutté vigoureusement, plus tard, contre ces résistances, et n'en a eu raison qu'en fourissant la démonstration pratique des bienfaits de la loi si injustement repoussée par l'opinion publique locale. La culture des céréules est restreinte par la nature défavorable du sol et par l'extension donnée depuis longtemps à l'élevage des troupeaux. La coutume assure la récolte annuelle au moyen d'un lotissement de tout le territoire de la commune, et d'une rotation réglée par les anciens et le conseil municipal, désignant chaque année les lots auxquels incombe l'ensemencement en céréales (§ 21).
Situation cadastrale. — Depuis deux ans seulement le cadastre est appliqué dans la commune. Le territoire a une superficie totale de 12.769 hectares 92 ares et 82 centiares. répartis comme il suit :
[442] Il n'y a point de ferme dans la commune ; chaque habitant cultive lui-même ses propriétés, en cède une partie à bail pour trois ans au plus, ou se fait aider par des journaliers.
Population. — La commune de Bastelica a 2.742 habitants. Le recensemen de 1861 en accusait 3.071. L'émigration à la ville ou vers les pays voisins, la formation d'une nouvelle commune (§ 17), au dé triment de la commune mère, expliquent cette diminution apparente.
Tous sont propriétaires. Les plus pauvres ont une petite maison, un coin de jardin, quelques chàtaigniers, un porc ou une à deux chèvres. Les autres ont des troupeaux, souvent nombreux, de brebis, de chèvres, de porcs.
Les chefs de famille sont en grande majorité adonnés à la culture : quant aux professions d'artisans et de commerçants, voici le relevé de ceux qu'elles occupent :
En général, les familles sont nombreuses ; la fécondité n'effraie ni les pères ni les mères : on ignore absolument qu'il puisse exister une loi économique qui, contrairement au christianisme et à la morale, enseigne à limiter volontairement le nombre des enfants dans les ménages.
§ 2. État civil de la famille.
La famille comprend sept personnes :
ANTONIO M***, pére de famille............ 55 ans.
CLORINDA B***, sa femme............ 45 —
GIUSEPPE, leur fils aîné, célibataire............ 23 —
LUCIA, leur fille aînée, idem............ 20 —
MARC0, leur deuxiéme fils............ 18 —
MARIA, leur deuviéme fille............ 17 —
GIOVANNI, leur troisième fils............ 15 —
[443] Chaque famille fait partie d'un groupe, d'une sorte de clan issu d'une origine commune ancienne et que désigne un même nom générique. Celui-ci exprime une qualité de l'esprit, un défaut de caractère ou de forme extérieure, qui distinguait l'auteur de la race. Les noms patronymiques n'apparaissent, à Bastelica, dans les actes publics passés devant notaire, que vers 1778. Jusque-là, les nobles seuls avaient un nom de famille; les paysans étaient désignés par leur nom de baptême suivi du mot quondam avec le nom de baptême de leur auteur immédiat; on disait : Matteo quondam Giovanni, Giacomo quondam Paolo.
§ 3. Religion et habitudes morales.
Confession reigieuse et culte. — Comme à peu près tous les Corses. les membres de la famille M*** appartiennent au culte catholique. apostolique, romain. Depuis quelques années, on compte dans toute l'île au plus une centaine de protestants. Il y a près d'Ajaccio un village, Carcese ou Carghese, dont les habitants descendent d'une colonie grecque. Fuyant la persécution des Turcs, elle vint demander l'hospitalité en Corse à la république de Gênes, dont cette île était la propriété. Cette colonie, établie depuis un siècle et demi environ. a conservé une partie des mœurs de ses aieux, leur langage et leur religion, qui est celle des Grecs-unis. Il y a dans ce village deu prêtres : un prêtre latin, qui a pour paroissiens les habitants du rite latin qui par mariage ou par autre motif se sont établis dans le village, un prêtre grec, qui est élevé à Rome et dont les paroissiens sont les descendants des premiers colons grecs.
On peut lire dans les lémoires de la duchesse d'Abrantès, qui prétendait descendre des Stéfanopoli et des Comnène et qui était originaire de ce village, l'histoire de cette colonie, qui ne fut pas d'abord reçue avec bienveillance par les indigènes.
Le clergé, en général, a peu d'influence sur les populations. vant que M Casanelli ne fût évêque d'Ajaccio, c'est-à-dire avant 1832, la Corse n'avait ni petit ni grand séminaire. Les futurs ecclésiastiques faisaient leurs études au grand séminaire d'Aix ou de Marseille, ou à Pise en Toscane. Les études se faisaient mal, commençaient tard: les jeunes prêtres nommés dans les paroisses apportaient une instruction insufisante, une vocation douteuse et le sou[444]venir des traditions de famille dont u Corse, il faut le dire, ne s'affranchit jamais en quelque pays que le sort le jette, en quelque position sociale qu'il soit né, à quelque situation qu'il parvienne dans le monde, fût-ce au rang suprême. Quant un prêtre arrive dans une paroisse, on sait déjà à quel parti il appartient. Car deux partis divisent l'île tout entière, et pas un Corse qui ne soit de l'un ou de l'autre ; pas un village où l'un et l'autre n'aient leurs représentants, qui regardent avec méfiance ceux du parti opposé, fût-ce un pasteur et lui reconnussent-ils d'ailleurs toutes les vertus évangéliques. Malgré l'établissement des deux séminaires, le clergé corse, dans l'intérieur de l'île, a conservé la même position devant l'opinion publique.
Du reste, jusqu'en ces dernières années, la carrière ecclésiastique n'a pas toujours été embrassée par vocation. Dans un pays où l'autorité paternelle et l'esprit de caste ont eu un empire absolu et où ils dominent encore en bien des endroits, le père de famille a cherché à augmenter son influence par tous les moyens. A mesure que des garçons lui sont nés, il les a destinés d'avance à des carrières différentes. Ordinairement l'aîné reste à la tête de la maison patrimoniale et de la famille. Un autre est destiné à l'armée, un autre aux emplois publics, un autre à l'Eglise. Que ce dernier ait ou n'ait pas la vocation, ce n'est pas la question. Sans doute il ne s'amassera pas un patrimoine personnel, mais il augmentera par ses appointements, son casuel, ses économies, le patrimoine de sa famille ; il donnera de l'instruction à ses neveux, surtout aux fils de son frère aîné, qui sera resté paysan propriétaire, tandis que ses puînés se poussent dans le monde. Il paie ainsi sa dette à sa famille, qui souvent s'est imposé des sacrifices pourfaire un prétre, selon l'expression consacrée. Son inlluence est surtout parmi les siens ; ses frêres, ses sœurs, sa mère, son père ne le tutoient plus ; on le consulte dans les affaires importantes; c'est lui que rechercheront les hommes politiques qui briguent les suffrages de leurs concitoyens ; c'est lui qui déterminera le vote de tous les siens.
Aux grandes fêtes de l'année, toute la population se rend à la messe, et à la procession qui fait le tour du village. Les hommes marchent tous ensemble derrière la croix, en chantant les paroles sacrées. Derrière eux est le prêtre portant le Saint-Sacrement ou précédant la statue du saint ou de la sainte, et derrière encore la masse des femmes et des filles. IHors de là, les hommes fré[445]quentent peu l'église. Ils sont occupés aux travaux des champs, ou à la garde des troupeaux dans des campagnes ou des montagnes solitaires qu'ils n'abandonnent presque jamais, si ce n'est pour vendre les produits de leur industrie.
Lorsqu'un mariage doit avoir lieu, il est bien rare que la couronne et la robe blanche de la nouvelle mariée ne soient plus, depuis longtemps, qu'un symbole vide de sens. En effet, souvent les jeunes gens des deux sexes lient entre eux des relations à l'insu de leurs parents. Beaucoup, parmi les gens du pays, regardent la cérémonie civile et la cérémonie religieuse du mariage, comme des formalités sans grande importance, quil faut subir parce que des pouvoirs publics, plus forts que les parties, limposent : c'est dire que souvent, après ces cérémonies qui n'ont pas toujours lieu le même jour, mais à des intervalles de temps parfois éloignés, il n'y a que peu ou point de réjouissances. J'ai vu les époux, sortant de l'église, se séparer l'un pour aller dans les champs, l'autre à son ménage. Il se pratique de temps en temps une espèce de mariage que la coutume admet comme valable, mais que la loi civile ne connait pas, et dont j'ai été témoin. C'est le mariage à la grecque ou ad al destino, vieille tradition des plus bizarres (§ 30).
Lorsqu'une femme est sur le point d'accoucher, toutes les femmes et filles de sa famille, ses amies, encombrent sa chambre, où elle git. étendue sur un matelas; la sage-femme est une matrone du village dont l'expérience fait tous les titres. Toute la compagnie est accroupie par terre, et distrait la mère en mal d'enfant.
Quand un homme va mourir, il est rare qu'il ne demande pas les secours de l'Église, car l'habitant de Bastelica, peu fervent, souvent railleur contre le clergé, est sincèrement et profondément chrétien. Aussi le prêtre, qui ne manque jamais à son devoir, est-il à son chevet à son dernier moment, et ne l'abandonne-t-il que lorsque la vie a disparu (§ 31). Beaucoup de familles ont des tombes particulières, qui affectent la forme d'une maisonnette surmontée d'une croix : dans d'autres provinces, elles ont la forme d'un turban surmonté de sa calotte. Dans les villages de Cauro et d'Ocana il n'y a point de cimetière. mais seulement, pour ceux qui ne possèdent point de terre, une fosse commune dans laquelle on jette le corps, recouvert d'un linceul, en le faisant glisser de la civière. A défaut de cimetière, beaucoup de familles font enterrer leurs morts dans des champs à elles appartenant. Çà et là, dans les montagnes, au bord des chemins, on ren [446] contre une croix : découvrez-vous Là un homme est mort de mort violente, le plus souvent de la main de ses semblables.
L'église actuelle (§ 29) est sous l'invocation de Saint-François. Elle est attenante à un vieux couvent jadis appartenant à l'ordre des Franciscains, et qui est aujourd'hui la caserne de gendarmerie et l'école des garçons. Elle est pauvrement ornée, les boiseries sont vermoulues. Au commencement du siècle on y enterrait encore les morts ; on les jetait dans le caveau dont l'ouverture est au milieu de l'eglise.
Lorsqu'a lieu un décès, tous les prêtres qui sont dans la paroisse disent une basse messe (soit en même temps soit en des temps différents), pendant laquelle on chante l'office des morts et les lȩons, d'un mouvement lent, en suivant une mélopée où le chanteur intercale ses improvisations. Cependant, parmi ceux qui chantent les leçons, il en est qui savent trouver le ton véritable, bien que pas un ne comprenne le latin qu'il chante. Les messes basses dites, on chante l'office des morts, puis une grand'messe; après quoi le corps est porté à sa derniêre demeure accompagné et suivi des hommes, derrière lesquels marchent les femmes.
Les fêtes ne sont marquées que par la réunion du peuple sur les places ou dans les cabarets, et parce que l'on chante la grand'messe et les vêpres. On ne chante les vêpres qu'aux grandes fêtes; les dimanches ordinaires on dit seulement quelques prières, et l'on donne la bénédiction lorsque le règlement l'exige. Outre la grand'messe, il y a, les jours de grandes fêtes ou d'enterrements solennels, une grand'messe dite parata (parée). Le curé cantonal officie alors, servi non seulement par les enfants de chœur, mais par le vicaire et un autre prêtre, faisant offices de diacre et sous-diacre. L'un d'eux chante l'épitre, l'autre l'évangile. Cette grand'messe a donc plus de solennité que la grand'messe ordinaire.
Superstitions et pratiques redigieuses. — l n'est pas étonnant que dans un pays comme celui dont je parle l'imagination joue un grand rôle. Ainsi, les histoires de voix entendues la nuit, les apparitions, les prières pour éloigner les fléaux ne sont pas rares. De vieux bergers, de vieilles femmes savent lire, sur l'os de l'épaule d'un mouton ou sur la coquille d'un œuf nouvellement pondu l'avenir d'une personne, d'une famille, de la patrie ; lorsqu'on égorge un cochon, on découvre dans le foie de l'animal quelle est, dans la maison devant laquelle se fait le sacrifice ou dans le voisinage, la personne qui est[447]ou doit être prochainement enceinte. On croit au mauvais œil, c'està-dire à l'influence terrestre dont vous entoure comme d'un luide le regard d'un individu qui, pour ainsi dire, vous magnétise à votre insu. Le mauvais œil agit contre les personnes, grandes ou petites, contre les animaux, même contre les récoltes.
Pour rompre le charme du mauvais œil sur l'enfant, une femme prend une assiette dans laquelle elle met de l'eau claire; elle tient de la main gauche cette assiette suspendue sur la tête de l'enfant ; de la main droite, elle fait plusieurs signes de croix sur l'assiette, se signe elle-même en faisant une ou deux oraisons ; puis elle trempe le doigt dans une lampe à l'huile allumée que tient une autre femme, et elle laisse tomber dans l'eau la goutte d'huile qui tremble au bout du doigt. Cette goutte d'huile en tombant dans l'eau disparaît immédiatement sans laisser une trace. C'est un signe que l'enfant était sous l'étreinte du mauvais œil; on jette l'eau, on renouvelle l'épreuve, la goutte d'huile disparaît de nouveau; après une troisième épreuve semblable aux deux premières, la goutte d'huile tombe claire, faisant sur l'eau un œil parfait. Dès lors, le charme est rompu, le mauvais œil n'a plus de force; l'enfant qui s'évanouissait se calme, il s'endort. Si cette opération, que l'on appelle fare ˉlocchio (faire l'eil), ne dissipe pas le malaise de l'enfant, c'est une preuve qu'il y a en lui une maladie sérieuse, et alors on le soigne. fin de rompre l'effet du mauvais œil, on met au cou des enfants un bijou de corail, ou en imitation de corail, ou aux pieds des bas de couleur différente, l'un jaune ou rouge, l'autre bleu ou blanc.
On ne fait aucune opération, aucun travail le vendredi, sinon contraint et forcé. Une poule qui fait entendre le cri du coq est immédiatement sacriflée; elle porterait malheur. Le cri de la chouette, pendant la nuit, est de mauvais augure, et la mort vient dans l'année visiter la maison sur laquelle elle s'est posée la nuit. Afin que les récoltes soient abondantes, après les semailles le cultivateur plante sur son champ deux bâtons en croix ; pendant qu'il laboure ou sème, le passant le salue en invoquant saint Martin, qui est le patron des bonnes récoltes. Lorsque les troupeaux, au mois de mai, remontent à la montagne, ils s'arrêtent à la porte du village et sur la place publique, et ils ne continuent leur ascension qu'après avoir été bénis par le prêtre, qui dit sur eux des prières. La première pierre de toute maison qui se construit, est bénite de même. Le prêtre reçoit des bergers un fromage, un broccio, en récompense de ses veux ; du propriétaire de la[448]maison, des beignets. Chaque année, le curé et son vicaire se partagent la commune; ils vont, le samedi saint, de maison en maison, avec le surplis et l'étole, le goupillon à la main ; ils sont suivis d'un enfant de cheur tenant à la main un vase d'eau bénite, et d'un autre portant une corbeille. ''oute la maison a été préalablement nettoyée et balayée de fond en comble par la maîtresse du logis. Le prêtre y entre en souhaitant labienvenue ; puis il parcourt chaque chambre et l'asperge d'eau bénite. Les habitants de la maison l'accompagnent respectueusement ; la cérémonie finie, il s'informe de la santé de chacun, fait des souhaits pour l'année qui s'ouvre, et s'en va, souvent après avoir accepté un biscuit, un gâteau. En même temps, la maitresse de la maison a jeté dans l'eau bénite une pièce de monnaie, ou a placé des œufs dans la corbeille du second enfant de chœur.
Mœurs de la vie conjugale. — Dans le ménage, le mari a une prépondérance incontestable, un pouvoir absolu, du moins en ce qui concerne les rapports du mari avec la femme. Pour elle, il est le patron, il patrone. Faut-il acheter, vendre ? elle attend le retour du patron, du maître. C'est elle qui est chargée du fardeau des affaires domestiques. Elle seule s'occupe de l'intérieur, du blanchissage, du raccommodage, de la cuisine, de la culture des champs, des draps elle pétrit le pain, nettoie le blé et les châtaignes que moudra le moulin ; elle file la laine et le lin ; elle se rend à la forêt le matin, fait le fagot de bois mort qu'elle rapporte sur sa tête, pieds nus le plus souvent, les souliers sur le fagot. En voyage, elle marche à pied, le sac de châtaignes ou de blé, ou le paquet sur la tête ; le mari marche à côté d'elle à cheval, la pipe à la bouche. Néanmoins elle a pour son mari une affection réelle qui se dément peu. Chacune des parties trouve naturelle cette manière d'agir. Le mari, de son côté, veut que sa femme soit respectée au dehors, quoiqu'elle soit, au dedans, la servante de son mari et de ses enfants mâles. Lorsqu'il y a un étranger, elle ne s'asseoit pas à table. De même, la femme du fils mange à table, et la fille de la maison aide sa mère à servir. Quoique n'ayant pas d'autorité dans les affaires, la mère de famille est consultée. C'est elle qui conserve religieusement les traditions de la famille, qui raconte à ses enfants grandissant les haines et les amitiés au milieu desquelles ont vécu les ancêtres. C'est elle qui conserve avec soin la chemise ou le pantalon du mari ou du fils tombé sous la balle ou sous le poignard de l'ennemi, et qui rapr pelle à ses enfants les injures jadis recues. Dans ces circonstances[449]elle se fait écouter. quoique dans les affaires ordinaires de la vie elle se voie parfois rudement imposer silence par son mari ou pa son fils aîné. Quand on voudra changer le pays, c'est par la femme qu'il faudra commencer.
Mœurs filiales. — Les vieux parents sont en général bien traités. c'est-à-dire qu'ils continuent à vivre de la vie de la famille, même lorsque les forces les ont abandonnés. Cependant il y a des exemples du contraire, parce que le paysan est, sous tous les climats, intéressé avide, âpre au gain, et surtout quand il est montagnard. D'ailleurs, il est rare que les vieux parents abandonnent tous leurs biens avant leur mort ; et dans un pays où les testaments sont nombreux, où les parents usent toujours de la faculté légale de disposer du quart (qui est le plus souvent accordé à l'aîné des garçons), les enfants ont intérêt à respecter leurs parents, même lorsque le cur ne ferait pas entendre sa voix.
Il est d'usage qu'un an après le décès on fasse célébrer un service funèbre en grand apparat le jour de l'anniversaire de la mort : tous les parents et les amis sont convoqués. et autour du catafalque on met douze cierges, qui sont d'autant plus gros que la famille est plus riche et que l'on veut faire plus d'honneur au défunt : il en avait été de même le jour des funérailles.
Mœurs domestiques. — Les domestiques n'existent, pour ainsi dire, pas dans le pays. L'homme qui est pris pour conduire un troupeau est à peu près sur le même pied que les enfants au point de vue des relations privées. Mais dans les familles où se trouvent des domestiques étrangers au pays, la servante est tenue éloignée de sa maîtresse, qui ne la traite jamais avec familiarité. A Bastelica, l'opinion publique est si contraire à l'idée de servage, qu'il est pour ainsi dire impossible de trouver une femme qui consente à entrer dans une famille comme domestique à gages.
Dur pour lui-même, le paysan de Bastelica n'est pas toujours tendre pour les animaux qui lui appartiennent ; mais il ne maîtraite pas son cheval de gaieté de cœur. Il faut toutefois faire une exception póur le muletier et pour le charretier. D'autre part, c'est à coups de pierres que le berger fait rentrer dans le devoir la brebis ou la chêvre qui s'éloigne du troupeau.
Traits principaux du caractere local. — Le fond du paysan corse de Bastelica est uniformément la méfiance et l'orgueil. Froid, sérieux, ayant de lui-même une haute estime, il ne répond jamais qu'après[450]avoir médité sa réponse ; ne se livrant jamais : bon ami, meilleur ennemi, cachant souvent une haine profonde sous des dehors de relations correctes et même obséquieuses vis-à-vis de celui qu'il déteste, en attendant le moment où il pourra se venger (§ 33). Son proverbe favori est eelui-ci : Le temps amène le temps. l pourra pardonner, quoiqu'il ne soit pas au lit de mort. I n'oubliera jamais une injure. Sensible à l'intéret, il se tournera vers celui qu'il croit pouvoir lui être utile, placer ses enfants, lui donner de l'influence, lui faire gagner un procès, surtout si celui dont il sollicite l'appui est bien dans les spheres officielles, judiciaires, administratives, soit dans le département, soit ailleurs, quand même, au fond du cœur, ses sympathies sont d'un autre côté. C'est un composé de vertus solides et de travers repoussants : c'est à la fois le compatriote de Sampiero (34), le héros patriote, et de Vittolo, le traître assassinant pour de l'argent son maître et son bienfaiteur: aimant la justice, mais ne croyant pas à l'honnêteté du juge. Il lui fera des cadeaux en vue d'un procès imminent ou pendant ; il le circonviendra de toutes les manières en recourant aux amis du juge ou à ceux dont celui-ci peut craindre ou espérer quelque chose dans sa carrière. Aussi le paysan de Bastelica est-il réputé aimer, en général, comme dit le proverbe corse, la justice dans la maison d'autrui, usticia nella casa degl'alteri.
Pendant longtemps les contrats, obligations, ventes ont eu lieu verbalement entre les parties, ou sur des feuilles de papier ordinaire, un tiers écrivant les conditions du contrat et les parties mettant une croix pour sign ature. Quoique les contrats de cette nature ussent les plus communs et presque toujours exécutés de bonne foi; le faux serment, le faux témoignage en justice déshonorent les parties et les témoins devant les tribunaux. Comme le disait dans un réquisitoire un avocat général corse, anta Nega (sainte Je-nie) est la patrone de la Corse en matière judiciaire. Le paysan de Bastelica a un aplomb que rien ne démonte : s'il triomphe ainsi, pas un seul remords, mentir en justice, ce n'est pas mentir; s'il échoue, il avouera bien, dans l'intimité, que sa cause n'était pas bonne, mais jamais il n'en conviendra publiquement; alors il criera à la corruption du jge. Il n'admet pas l'impartialité : on est ennemi ou ami en matière politique ; l'indulgence, il la prend souvent pour de la faiblesse.
Charité. — Avec tout cela il est charitable, quoique intéressé comme tout montagnard; il donne volontiers au pauvre qui passe ; il secourt son parent, son voisin, son ami; il lui fait des avances en céréales ou[451]en légumes jusqu'à la saison prochaine; parfois même il néglige de se faire rendre ce qu'il a prêté. Il se dévoue volontiers, en cas d'incendie ou en toute autre circonstance. Lorsque le feu prend à une maison, ce sont les femmes qui sont plus spécialement chargées e l'éteindre ; elles arrivent pieds nus; le chaudron ou le seau en bois (secchia) sur la tête, elles vont et viennent pour transporter l'eau de la fontaine à l'incendie. On ne sait pas encore ce que c'est qu'une pompe à incendie. Qu'une personne tombe d'un arbre, soit malade dans la campagne, il se trouvera toujours du monde pour la transporter au village.
Hospitalite. — Si le pauvre ne frappe pas en vain à la porte du paysan de Bastelica, l'étranger n'est pas moinsbien reçu. Il a toujours sa place au foyer, auprès duquel il dormira, avec les autres membres de la famille, si celle-ci peut le recevoir. Si elle est d'une condition relevée, elle lui offrira une chambreaffectéeà cet usage : dans chaque maison où règne tant soit peu d'aisance, il y a une chambre de réserve dans laquelle sont les plus beaux meubles, et l'étranger y trouve draps blancs, savon, tout ce qui est nécessaire à la toilette et au repos; il y trouvera même une arme, poignard ou pistolet. Il restera dans la famille tout le temps qu'il voudra : on ne lui fera jamais sentir que sa présence est importune ou à charge. Il mangera avec le chef de la famille et les garçons; il sera servi par la maîtresse de la maison et par ses filles ; à son départ il sera accompagné des veux de ses hôtes : le père et le ils aîné lui feront la conduite hors du village, et lui indiqueront la route à suivre. L'hospitalité est gratuite pour lui comme pour son cheval et pour son domestique, s'il en a un. S'il offrait de l'argent en récompense des soins qui lui ont été donnés, cet argent serait refusé, et l'honneur de son hôte se sentirait atteint par cette offre ; mais on acceptera volontiers un cadeau, arme, gibecière, poire à poudre.
Si le voyageur va à l'auberge, l'aubergiste, qui n'est pas un hôte, risque de se faire payer en raison du petit nombre de voyageurs qu'il héberge. Puis il ne faut pas trop s'arrêter à la propreté des draps, ni soulever les voiles qui couvrent les mystères du fourneau à la cuisine.
Relations sociales. — Dans les contestations, il y a lieu rarement à conciliation à cause du caractère absolu des parties. Elles ne consentent à concilier que lorsqu'elles savent qu'un procès ultérieur ne changera pas la décision rendue à l'amiable par lejuge. Naturellement[452]grave, le paysan de Bastelica est sobre de démonstrations de politesse vis-à-vis de l'étranger ; mais dans ses relations sociales, au milieu de ses compatriotes, il s'enflamme facilement, surtout si le discours est accompagné de libations trop souvent la discussion dégénêre en une rixe qui amène des blessures graves et parfois la mort ; car les armes cachées ne tardent pas à apparaître pour appuyer les arguments des discoureurs.
Lorsque le paysan s'attache comme homme de confiance dans une famille, le patron peut compter sur lui ; car, bien que subordonné, le serviteur se rattache à son maître, soit par les liens d'une parenté éloignée, soit par la similitude d'opinion. Dans les temps passés, il y aura eu entre les aieux de l'un et de l'autre des relations intimes dans les luttes sanglantes qui attristaient le pays, et le souvenir s'en est conservé jusqu'à aujourd'hui.
On ignore à Bastelica ce que c'est qu'un dissident en matière religieuse ; néanmoins, lorsqu'on sait qu'une personne ne professe pas la religion du pays, c'est-à-dire la religion catholique, on laisse à cette pcrsonne sa liberté pleine et entière. Cependant, ainsi que cela s'observe dans tous les pays méridionaux, le juif, l'hérétique, le mahométan ne sont point considérés comme faisant partie de la même famille humaine. D'ailleurs notre montagnard de Bastelica est intéressé dans ses transactions, parfois il a avec sa conscience des accommodeinents dont l'acheteur n'est pas satisfait, quand la marchandise est entre ses mains. Avec son épargne, il achète un morceau de terrain ou des châtaigniers. Dans le nombre des habitants, il en est quelques-uns qui empruntent de l'argent à leurs compatriotes, auxquels ils paient l'intérêt légal ; puis ils le remettent en circulation en prenant un surcroit d'intérêt. Ces contrats, naturellement, n'ont pas d'existence officielle.
Coutumes successorales. — Lorsque le père et la mère se voient au bout de leur carrière, ils font habituellement leurs testaments, devant notaire. L'un des enfants a toujours dans ce cas, ou presque toujours, le quart disponible. Cet enfant est ordinairement l'aîné ; le quart disponible est laissé ainsi, même en cas de partage avant déces, par donation ; les filles, qui ont été mariées sous le régime dotal, ne réclament que rarement, même lorsque l'égalité que prescrit la loi n'a pas été bien observée. L'amour du nom patronymique et le désir de le perpétuer et, avec lui, l'influence de la famille sont tels, que l'on voit parfois le pêre de famille faire des ventes simulées pour permettre[453]ainsi le retour à l'aîné d'immeubles qui, par l'effet d'un partage légal, seraient ou vendus ou divisés à l'excès.
Coutumes d'émigration. — Avec un semblable principe dans la transmission de la propriété, il ne faut pas s'étonner de voir régner des coutumes d'émigration au moins temporaire. Les puînés se font soldats, et reviennent plus tard avec un grade et une pension. Les traditions et l'exemple de vieux militaires, gendarmes, sous-officiers, officiers, qui vivent honorés dans leurs villages après en être sortis le sauc sur le dos, les poussent vers cette carrière. A Bastelica, il y a trois ans, il se trouvait trois capitaines en retraite, plusieurs sous-officiers retraités également, médaillés ou décorés ; on y comptait, en activité, seize officiers, capitaines, sous-lieutenants et lieutenants ; un seul, parmi eux, sortait de l'École de Saint-Cyr. Tous les autres étaient ou engagés volontaires, ou appelés au régiment par la voix du sort. Les puinés sont encore instituteurs, employés des ponts et chaussées, prêtres, douaniers, gendarmes. Mais tous reviennent au village, et leur ambition est d'élever une maison patrimoniale qui portera le nom de la famille, maison à deux étages, avec des fenêtres et des vitres, des meubles nouveaux, e qui doit effacer en splendeur la maison élevée par la famille voisine. Il y a eu de tout temps, chez le Corse, du condottiere. Le moyen âge, la renaissance, les deux derniers siècles de notre histoire de France, jusques à l'époque actuelle, nous montrent des Corses mêlés à la diplomatie, à l'Église, à l'armée, en lItalie, à lome, en France, en Angleterre, même en Amérique, dans les colonies espagnoles des Antilles, au Brésil. Mais, quand sonne l'heure de la retraite, la plupart rentrent au pays natal ; ils tiennent à s'y faire enterrer a coté de la maison paternelle ; pour peu que la fortune lui ait souri, l'émigrant de retour se fait bâtir la tombe patrimoniale où chaque parent, présent, passé ou futur, a sa place marquée.
Aptitudes intellectuelles, éducation et instruction. — Un des traits principaux qui caractérisent le développement intellectuel à Bastelica, c'est la rapidité avec laquelle les enfants arrivent à s'approprier la langue française, qu'ils ne parlent qu'avec le maître d'école, et qu'ils n'apprennent que dans les livres. Ils parlent français assez correctement, avec une prononciation entachée d'un faible accent, mieux que bien des enfants de nos provinces. Pauvre, en général, le Corse de Bastelica ne fait que des études incomplètes, qu'il commence tard ; et cependant, avec la seule instruction puisée à l'école primaire, il arrive à remplir très bien les fonctions indiquées ci-dessus. Au[454]jourd'hui le plus grand nombre des enfants fréqu entent l'école, surtout les garçons. Quant aux filles, il y a bien des gens, même parmi ceux qui tiennent le premier rang dans la commune, qui, pour elles, prisent peu l'instruction ; tout au plus accordent-ils la lecture. Le petit nombre des jeunes Corses qui poursuivent leurs études au-dessus du degré primaire tient à ce qu'il faut dépenser beaucoup d'argent à la ville. Mais ceux qui vont jusque-là prennent leurs grades, passent leurs examens brillamment et se trouvent à la hauteur de la position qu'ils ont à occuper. Lorsque l'enfant doit aller étudier à la ville, on le met, en général, externe dans une maison particuliêre, où il paye huit ou dix francs par mois, moyennant quoi il a une chambre et la soupe à midi. Tous les huit jours, il reçoit du village le porc salé, la farine de châtaigne, le linge propre. Mais parfois l'ambition innée chez tout habitant de ce pays porte de mauvais fruits : j'ai vu des enfants, dans la rue, se détourner de leurs grandsparents qui les accostaient, vêtus comme on l'est au village, tandis que leurs enfants avaient sur le dos l'uniforme du collège. Dans ce pays aussi, le fils unique, l'héritier, croit que tous doivent lui être subordonnés. Ses sœurs sont ses premières servantes.
L'instruction religieuse est loin de se maintenir au niveau de l'instruction profane ; non par la mauvaise volonté de l'ecclésiastique de la commune, mais parce que les travaux des cham ps, la surveillance du troupeau, la conduite de la chèvre au pâtuga ge, la cueillette de la châtaigne prennent du temps. Aussi la première communion estelle tardive. Souvent la première confession et la premiêre communion n'ont lieu qu'à l'époque du mariage.
L'éducation se fait dans la rue : cependant les enfants sont respectueux pour leurs parents. Si ceux-ci ne les envoient pas à l'église, c'est qu'eux-mêmes n'y vont pas toujours, puis l'amour-propre exigcrait que les enfants eussent sur le dos des vêtements plus choisis. Mais ni chez les uns ni chez les autres il n'y a mépris des choses saintes.
ˉEsprit politique. — Aec son ardeur pour parvenir, son intelligence, sa perspicacité naturelle, le paysan de Bastelica est parfaitement apte à exercer ses devoirs civils et politiques, sans avoir besoin de guide. S'il en suit un, c'est que les traditions de sa famille ou son intérêt le commndent ; il est homme de parti passionné, mais non inconscient. En politique, quelle que soit au fond son opinion, il accepte la forme du gouvernement qui lui arrive toute faite par le ba[455]teau à vapeur. Il sait d'avance que son opinion ne fera pas pencher la balance, puisque la mer le sépare de la patrie commune ; il s'arrangera, en conséquence, pour tirer le plus grand parti possible des événements. Mais il n'en gardera pas moins au fond du cœur le culte des souvenirs, et il affrontera au besoin des périls pour retrouver les exilés, car il est actif et constant, dans la haine comme dans l'a
ˉEsprit de tradition. — Tenace dans ses affections politiques, il n'est pas moins fidèle aux traditions concernant les méthodes de travail. Les instruments du berger pour faire son beurre, son fromage ou son oroccio, la charrue pour labourer ; le joug ou il attelle ses bœufs ; le mode d'assolement de ses terres, sont les mêmes que du temps de ses aieux. aturellement prudent, il ne s'engoue pas des choses nouvelles, que son peu de fortune lui défend d'expérimenter tout d'abord. Il sait ce que lui procuraient les anciens procédés ; à quoi bon se lancer dans l'inconnu pour en tirer peutêtre un profit, qui tout au moins ne serait pas immédiat2 Le même esprit de tradition maintient les rapports des ouvriers avec les maîtres. Ils vivent souvent sur un pied d'égalité qui les réunit autour du même plat ; ce qui n'empêche pas le patron de faire bien sentir son autorité. Les engagements se font d'après l'usage : mais où la subordination de l'ouvrier appraît tot entière, c'est dans les engagements des ouvriers italiens (généralement appelés Lucquois (§ 26), parce que la majorité d'entre eux viennent de Lucques. Ces engagements se font, pour les besoins de la saison ou de l'industrie, avec un chef d'escouade ou caporale, et avec lui sont réglées les conditions de travail, de séjour, de voyage, d'arrivée, de départ, de nourriture, de salaire.
§ 4. Hygiène et service de santé.
Les divers membres de la famille ont une santé satisfaisante; elle se ressent néanmoins de l'altitude de Bastelica et de la proximité (à vingt kilomètres seulement) d'une région à température quasi africaine. La transition brusque est souvent funeste aux habitants de la montagne que leurs intérêts appellent chaque jour au bord de la mer, à Ajaccio. De là des fluxions de poitrine, des fìvres ty[456]phoides, des fièvres intermittentes qui persistent parfois des années entières malgré la quinine absorbée aux plus hautes doses; des fièvres pernicieuses qui vous emportent si elles ne sont coupées avant le troisième acces. Au point de côté ou fluxion de poitrine, on oppose la saignée répétée, puis les vésicatoires. Cette affection prise dès l'origine se guérit facilement, mais elle devient souvent mortelle ou dégénère en maladie de poitrine si elle est négligée : j'ai vu saigner. et avec succès, jusqu'à six et sept fois dans cette maladie. L'air tin et délié de Bastelica ne pardonne guère aux poitrines faibles. Cependant la populationi du pays est robuste, agile, dure a la fatigue, et elle s'accroît rapidement. L'obésité y est inconnue et les étrangers qui en sont affligés la voient disparaître apres un séjour quelque peu prolongé dans ces montagnes.,
Les ablutions se font légèrement ; les bains chauds ne sont pas en usage ; les bains d'eau froide parfois en été, au bord des ruisseaux. L'alimentation, bien que frugale, est saine et substantielle. Le vêtement des hommes et des garçons, tout de drap corse, est durable et très hygiénique. Les femmes et les filles ont remplacé en partie la laine par l'indienne ; l'habitude qu'elles ont de marcher nu-pieds, et de se mettre dans l'eau froide, souvent jusqu'à i-jambes, pour faire le savonnage, cause assez souvent des dérangements dans leur santé. C'est là un des motifs de la pâleur qui se voit chez certaines femmes ou filles. Néanmoins, il y a une grande vigueur chez beaucoup d'entre elles, qui, trois jours après leur accouchement, font leur pain chauffent le four, enfournent, et même vont au bois ; à peine délivrées, elles mangent et boivent comme en temps ordinaire. La boisson habituelle est l'eau des sources, qui est très bonne à la montagne ; cependant le vin est d'un grand usage, ainsi que le café. Le goût de l'absinthe et de toutes les liqueurs que fabrique une industrie trop habile, commence malheureusement à se répandre.
Les habitations sont peu commodes et mal closes, même celles des princes du pays. Beaucoup d'entre elles sont fermées seulement avec des contrevents de bois plein ou avec des croisées dont les vitres inférieures sont en bois; car les habitants, naturellement méfiants, ne veulent pas que l'on puisse voir du dehors ce qui se passe dans l'intérieur de la maison, ni quelles sont les personnes qui s'y trouvent. Plus d'une fois d'ailleurs une balle ennemie a passé à travers une fenêtre ouverte ou vitrée, et on ne l'oublie pas.
L'huile de ricin, la quinine sont des médicaments que l'on trouve[457]dans beaucoup de familles, et l'emploi en est fréquent. aux premiers symptômes de fièvre. L'émétique, l'opium, les vésicatoires, les saignées forment le fond du traitement de la plupart des maladies. Les médecins sont presque tous de simples oficiers de santé; mais il y a aussi quelques docteurs en médecine . qui ont montré un réel talent surtout comme chirurgiens. C'était jadis à Pise que les uns et les autres faisaient leurs études médicales : un jury français, de passage chaque année, confirmait et déclarait valable le grade obtenu devant l'université italienne. Mais peu à peu cela a changé aujourd'hui, le nombre des docteurs médecins-chirurgiens reçus par les facultés de Paris ou de Montpellier a augmenté, ainsi que celui des officiers de santé reçus en France. Ils sont souvent, dans les campagnes, un peu pharmaciens au détriment des pharmaciens véritables, dont les officines ne sont pas suffisamment fournies de médicaments. Il n'y a point de vétérinaire dans le canton. Ce sont les maréchaux ferrants qui sont consultés le plus souvent ; les paysans. les bergers se transmettent de génération en génération certains remèdes que l'on applique au animaux selon les symptômes. A ce propos, il est à remarquer que la morve, appelée par les gens du pays male fancese (mal français, est pour l'espèce chevaline une maladie terrible et contagieuse en pays de plaine, mais se guérit naturellement dans les montagnes. Les chevaux atteints de cette maladie sont abandonnés à eux-mêmes dans les lieux les plus élevés ; et, soit à cause de l'air, des eaux, ou des pâturages, le mal disparaît peu à peu complètement.
Quant au service de la chirurgie et de la médecine, il ne se fait pas de deux manières : chaque habitant s'abonne à un, ou deux, ou trois médecins, moyennant 3 francs par an et par médecin, ou 2 dér calitres de blé, ou l'équivalent en fromage, ou autres denrées. Chaque année, le médecin fait le tour du village et demande à chaque chef de famille si celui-ci veut ou non s'abonner pour l'année, et en même temps le médecin reçoit le prix de l'abonnement de l'année écoulée. Ceci se passe au mois d'août. Il va sans dire que si le médecin est aussi le maire de la commune, il a pour abonnés tous les habitants ou au moins la grande majorité ; car, ayant souvent maille à partir avec la justice répressive cantonale, ils veulent s'assurer la faveur du maire, qui au tribunal de simple police remplit les fonctions de ministère publie. D'autre part, au temps des candidatures officielles, le maire trouvait dans ces liens avec les familles un moyen de se[458]faire bien venir de l'autorité gouvernementale, car ses abonnés ne lui refusaient guêre le vote qu'il voulait en obtenir. Le pharmacien fait payer ses médicaments au fur et à mesure qu'il les débite.
Bastelica possède un médecin cantonal dont les soins sont parfaitement inutiles aux malades indigents. Cette institution des médecins cantonaux ne peut rendre aucun service dans une contrée où les malades sont souvent à vingt kilomètres du médecin : celui-ci ne saurait les suivre jour par jour, et n'a d'ailleurs à sa disposition que peu de médicaments, fournis avec parcimonie par la préfecture. Il n'existe aucun contrôle de l'emploi de ces médicaments ; aussi les communes du canton avaient si.bien reconnu l'inefficacité locale de cette institution, qu'elles n'ont pas tardé à refuser le vote des fonds nécessaires pour faire les appointements du médecin ajoutez que celui-ci est choisi et nommé par le préfet, juge peu compétent, il en faut convenir, de la capacité d'un médecin à lui inconnu.
§ 5. Rang de la famille.
La famille M*** jouit de la considération générale, parce que son chef est fidèle à sa parole dans les transactions, parce qu'il est appliqué à faire prospérer son industrie, et surtout parce qu'il est idèle partisan. Il suit la ligne politique que suivaient ses aieux ; il n'a jamais abandonné le chef du parti, auquel il est attaché non seulement par la tradition, mais encore par les liens du sang. Les années ont affaibli ce lien, mais elles ne le rompront jamais, et déjà les enfants sont élevés dans les idées que le chef de la famille avait reçues de ses ancêtres : c'est à la vie, à la mort, entre lui et le chef du parti ou les enfants de celui-ci. Dans la contrée, un homme est estimé autant par le grand nombre de ses fils ou de ses neveu, que par le nombre de ses châtaigniers ou de ses porcs. Or le chef de la famille dont je parle, outre son bon sens et ses qualités personnelles, s'appuie sur les fils qu'il a avec lui, sur les gendres qu'il ne manquera pas d'avoir et qui, sauf exception, marcheront avec lui ; il s'appuie encore sur plusieurs neveux, fils de ses frères puinés déjà morts, et dont il est le tuteur et le guide.
La profession d'éleveur de bétail, porcs, chèvres ou brebis, est tenue en grand honneur : aussi le chef de famille a-t-il été nommé[459]conseiller municipal à une époque où son parti avait la majorité. Il ne sait que signer son nom, mais le bon sens et l'intelligence remplacent en lui l'instruction. Si quelquefois il a soutenu des mesures qu'il croyait mauvaises, c'est que le chef du parti voulait que ces mesures fussent prises, et M***, en bon Corse qu'il est, a marché sous les ordres de son chef : il a voté comme celui-ci l'a voulu au besoin, il aurait fait le coup de feu si l'intérêt l'avait exigé. Il y a dans l'histoire de sa jeunesse certains faits, certaines rixes à main armée dans lesquelles il a été mêlé ; mais gràce à l'influence du chef de son parti, la justice a fermé les yeux, le temps s'est écoulé, et le silence s'est fait sur son compte.
M***, du reste, n'a pas l'air d'un brigand ou d'un bandit d'opéracomique. D'une taille moyenne ; couvert de sa veste en drap corse et de son pantalon en drap corse ; coiffé du long bonnet phrygien, de couleur brune, retombant sur le côté ; la barbe entière, longue. encore noire quoique parsemée de fils argentés ; le teint naturellement brun, bruni encore par les intempéries de l'air ou l'ardeur du soleil; la pipe en terre rouge au tuyau de roseau recourbé d'où s'échappe continuellement la fumée du tabac corse ; un bâton à la main lorsqu'il voyage ou qu'il garde ses troupeaux ; des yeux noirs où se peignent les sentiments de l'âme au milieu de l'impassibilité du visage, quelle que soit la passion sous l'empire de laquelle il se trouve : tel est le ehef de la famille. Ses enfants ont déjà la pose, les habitudes de langage, le sang-froid, la dignité naturelle de leur pére. Comme lui ils ont pour le chef du parti une respectueuse déférence qui n'est pas exempte d'une certaine familiarité, mais ne dégénère jamais en camaraderie. MT it en bonnes relations d'amitié et de voisinage avec les chefs de famille qui sont du même parti que lui : avec ceux du parti contraire, il a des rapports faciles, parce que sa réputation d'homme intègre est connue. Il lui arrivera même, en voyage, à la plaine et à la ville, de trinquer avec eux, s'il les rencontre à l'auberge ou au cabaret ; mais au moment voulu, il se séparera d'eux. Ils le savent, et n'essaient pas de le convertir à leur opinion.
Jamais un étranger n'est venu frapper inutilement à sa porte ; oujours il a trouvé sa place au foyer de famille ; on a partagé avec lui le pain, la viande de porc, pour lui on a été plus d'une fois acheter au cabaret voisin le fiasco ou bottigldione, la dame-jeanne de trois litres de vin ; tandis que la plupart du temps le père et les fils boivent l'eau de la fontaine, aussi bien que la mère et les filles, qui n'ont pas[460]d'autre boisson. Le pauvre, quand il passe, reçoit un morceau de fromage, un morceaude pain, des châtaignes, oumême un morceaudelard.
La famille vit en ménage isolé, et lorsque le fils aîné et les autres ils se marieront, si des combinaisons d'intérêt ne les éloignent pas de la maison paternelle, ils continueront à y vivre avec leurs femmes et leurs enfants jusqu'à la mort du père. Alors seulement ils se sépareront : les filles suivront leurs maris, parce que rarement le gendre vient s'établir dans la maison des beaux-parents. Les traditions héréditaires sont les mêmes chez le père et chez la mêre de la famille M***. Leurs enfants mâles n'ont pas, jusqu'ici, manifesté le désir de se faire soldats ou employés d'une administration quelconque. Ils ont des cousins gendarmes ou commissaires de police, ou même ayant occupé ou occupant encore de hautes positions offiecielles dans la magistrature, dans l'armée, ou dans des administrations. L'ambition néanmoins ne les a pas encore engagés à abandonner la vie de leurs aieux, et ce n'est pas dans cette famille que l'évêque d'Ajaccio, Casanelli d'lstria, aurait pu trouver à mettre au service de la politique, moyennant quelques secours, con lieue stinendio, un sectaire aveugle et dévoué. L'amour des places et de l'argent, est, ainsi que l'évêque l'écrivait au légat de Bologne, avant 1848, la cause de bien des services rendus dans l'île.
Comme bien d'autres familles, la famille M*** a encore des parents qui, à la suite de querelles à main armée, ont eu à répondre de leurs actes devant les tribunaux criminels, et ils expient aujourd'hui leurs crimes dans les établissements pénitenciers de l'État ; ils sonten disgradce (§ 33), et lorsqu'ils retourneront au pays à l'expiration de leur peine ou par suite de grâce, ils retrouveront l'amitié de la famille et l'affection de leur parti tout entier, dont le chef les accueillera dans sa demeure avec cordialité ; car, directement ou indirectement, c'est à cause de lui ou à cause de ses pères que lesmalheureux sont tombés en disgradce.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
(Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles reçus en héritage de génération en génération ; quelues parcelles de terre seulement ont été achetées par les époux de[461]puis leur mariage ; la maison patrimoniale est à Bastelica, et a depuis des siècles passé de fils aîné en fils aîné, même au temps, assez éloigné (§ 2), où le paysan n'avait pas encore un nom patronymique à transmettre ; l'usage réservant cette prérogative exclusivement à la signoria, c'est-à-dire à la noblesse : les châtaigniers anciens viennent, en partie du pêre de l'ouvrier. en partie de la dot de la mère............ 10.903f 75.
1° Habitation. — Maison au village. 2.000f00: — jardin attenant (0 hect. 07), 200f00 ; — maisonnette à la plaine (§ 17), 1.000f00. — Total. 3.200f00.
2° Domaines. — A la plaine : hectares (en plusieurs parcelles) de terres labourables; 1.800f00 ; — A la montagne : 1 hect. (en plusieurs parcelles) de terres labourables, 300f00, — 1 hect. (en 3 parcelles) de prairies naturelles, 3.000f00; — 1 hect. (en plusieurs parcelles) de terres à chàtaigniers, 250f00 ; — arbres que porte cette terre : 5 chataigniers donnant annuellement 1.500 lit. de ehataignes fraiches, valant 100fl'un ; 20 chât. donnant moitié moins, valant 50f 'un ; 30 chàt. de moins de vingt ans, valeur moyenne 15fl'un ; 15 chàt. de trois ans et au-dessous, valeur moyenne 0f25 l'un ; 3 chênes blancs. valant 0f l'un : 10 oliviers. valant 25f l'un ; ensemble. 2.353f7S. — Total, 7.703f 75.
ARGENT : fonds de roulement du ménage............ 100f00
ANIMAUX DOMESTIQUES : entretenus toute l'année ; les acquisitions les plus importantes des deux épou consistent en bétail, l'élevage étant leur industrie principale, l'objet de leurs constantes préoccupaions............ 3.160f 00
80 brebis. 640f00: — 100 chèvres, 700f00 ; — 10 pores de deux à trois ans, 800f00 ; 2 cochons de moins d'un an, 120f00;— 2 beufs. 300f00: — 2 chevaux. 400f00 ; — 1 coehon domestique (mannerino). 60f00; — 12 poules et 1 coq. 20f00 ; — 3 chiens de garde, 120f00. — Total. 3.160f00.
Matériel spécial des travaux et industries........... . 459f65.
1° Exploitation des domaines. — 3 faucilles, 4f50; — 2 faux avec enclume et marteau. 10f00 ; — 1 pierre à aiguiser. 0f75 ; — 2 râteaux à foin. 3f00; — 2 fourches à foin, 1f50; —— 1t crible. 1f50; — 1 pioche. 2f00; — 2 sacs de peau de boue. 6f00; — 2 charrues, 14f00: 1 hacne, 6f00. — Total, 49f25.
2° Exploitation des animaur domestiques. — 1 fourche en fer., 1f50; — 2 paniers a transporter le fumier, 3f00; — 2 seaux en bois pour traire. 4f00 ; — 2 tamis de crin pour le lait, 2f00 ; — 4 grandes jarres à lait, 7f00; — 1 planche à faire le broccio (romage à la rème de lait de chèvre) et le fattoio (fromage pressé). 3f00; — 1 petit panier (casciagg ea) pour les faire égoutter, 4f00 ; — auges, vases et ustensiles pour le cochon domestique. 5f00 ; —2 selles et brides pour monter à cheval, 90f00; — 2 bàts avec leurs coussinets pour le transport à dos de cheval des grains et du fourrage, 10f00 ; — 1 saloir peur la viande de porc. 15f00 ; — 1 paire de ciseaux à tondre le bétail, 4f00 ; — 1 chaudron en cuivre pour faire le broccio et le fattoio, 20f00. — Total, 168f50.
3° Exploitation du jardin potager. — 1 beche en fer, 3f00 ; — 1 ràteau, 1f50. — Total.
4° Confection du pain domestique. — 1 maie en chêne, 25f00; — 2 pelles à enfourner. 1f00; — 1 planche pour le transport du pain avant et après cuisson, 2f00. — Total, 28f00
5° Récolte et préparation du bois de chauffage. — 1 scie à bras. 5f00 ; — 1 hachette, 2f00 ; — 1 serpe à long manche, 2f00 : — 4 coins en fer, 4f00. — Total. 13f00.
[462] 6° Blanchissage du linge et des vêtements. — 1 cuvier en osier pour la lessive, 5f00 ; — 1 trépied, 2f00; — 1 petit baquet . 1f00; — 2 fers à repasser, 3f00; — 2 battoirs, 0f40; — 2 corbeilles à porter le linge, 3f00 ; — 1 chaudière en fonte. 5f00. — Total, 19f 40.
7° Filage et tissage du ln. — Instruments de tissage, fuscaux, quenouilles, 5f00.
8° Sécurité personnelle et chasse. — 1 vieux fusil à pierre, hors d'usage (pour mémoire); — 1 fusil à piston à deux coups, 70f00; — 1 fusil à piston à un seul coup, 40f00; — 2 pistolets, 30f00; — 3 stylets, 20f; — 3 cartouchiéres. 12f00. — Total, 172f00.
Valeur totale des propriétés............ 14.623f10
§ 7. Subventions.
Le régime de la propriété à Bastelica, comme dans presque toute la Corse, est celui de beaucoup de pays forestiers dans les contrées montagneuses : la propriété collective y occupe encore une place considérable, et la propriété individuelle y a exclusivement le caractère familial. Chaque famille est établie sur un domaine qui, grand ou petit, lui appartient en propre (§ 1) ; de plus, elle a sa part de droits d'usage sur les biens collectifs de la population dont elle ait partie. Or, la commune possède des biens d'une étendue considécable et de magnifiques forêts de hêtres ; elle en tire des revenus importants, grâce à certaines coutumes qui en assurent et en rêglent l'exploitation.
Droit de mise en culture. — Lorsqu'une zone ou presa (§ 21) a été désignée comme devant être mise en culture, tout individu qui veut y ensemencer une partie du terrain cultivable va sur les lieux au mois de septembre ; il coupe la fougère et les broussailles (macchie) ou malis, il les brûle, puis il fait sa déclaration à la mairie, et il paie, au profit de la commune, un ou deux décalitres de seigle ou de blé ou d'orge, selon la quantité de grain qu'il jette en terre. Jusqu'à l'enlèvement de la récolte, les troupeaux ne doivent pas aller pâturer sur cette terre ainsi cultivée ; après l'enlèvement des gerbes, elle est parcourue par le bétail.
Droit de pacage. — Celui qui veut pacager sur les biens communaux doit payer une rétribution de 20 centimes par brebis, de 25 centimes par chèvre, cheval, vache, ou mulet ; celui qui a des porcs qu'il laisse vaquer dans ces terres ou dans les forêts paie 50 centimes par tête de porc. Les gardes champêtres comptent le bétail, chaque année, au moment où celui-ci monte à la montagne ; de cette facon, on vé[463]rifie si le nombre de bêtes est celui que précédemment le berger ou le porcher a déclaré sur les registres de la commune.
Droit de glandée. — A l'époque de la glandée, c'est-à-dire au mois de novembre, chaque habitant a le droit d'aller ramasser du gland, par terre, mais il ne doit pas gauler les branches. Le chêne donne sa récolte abondante de glands tous les deux ans : cependant, tous les ans, la glandée est mise en adjudication, par les soins de l'administration forestiére, dans les bois défensables de l'État ou de la commune. Les porchers s'associent pour prendre ces bois à l'adjudication ; l'un d'eux est adjudicataire en titre ; ils répartissent entre eux la somme à payer, chacun selon le nombre de porcs qu'il possède. Si d'autres porchers veulent introduire leurs porcs dans les bois adjugés, les nouveaux venus doivent payer, par tête de porc, à la société, une rétribution qui est fixée par elle à 2 ou 3 fancs, selon les années et selon le nombre de bêtes introduites.
Souvent un propriétaire de pâturage clos, après avoir recueilli sa récolte de foin, fait crier dans la commune que tous ceux qui voudront intraoduire dans son enclos des chevaux ou des vaches paieront, pour chaque bête introduite, une somme de 6 à 10 francs, selon l'étendue de l'enclos. Le propriétaire n'est garant ni de l'abondance du pâturage ni du sort du bétail introduit : cela s'appelle louer à cattaro aperto (à porte ouverte). Moyennant la rétribution ci-dessus indiquée, chacun peut, pendant l'été, laisser vaquer le bétail dans les forêts de hêtres, dont la faîne n'est ramassée par personne.
Droit aux produits des foréts communales. — Chaque famille a droit chaque année à un lot de bois pour bourrées, à un lot de bois de chauffage, et à un lot de bois d'œuvre pour faire des socs de charrue, pour entretenir la maison d'habitation et surtout la toiture.
Participation de la famille à la proprieté communale. — La culture de certaines parties du sol communal s'est faite parfois dans la famille, aux conditions sus-indiquées. Comme toutes les familles de la commune, celle-ci reçoit sa part des bois d'œuvre et de chauffage. lors de là, il n'a été accordé à aucune famille du pays ni instruments de travail, ni objets relatifs à la nourriture, à l'habitation, aux vêtements; ni aucune somme d'argent. Celle-ci est assez riche pour payer les mois d'école des enfants, qui, les uns après les autres, ont fréquenté l'école communale. Elle n'a pas besoin d'aller glaner sur les terres récemment moissonnées. Parfois, les femmes coupent des herbes le long d'un ruisseau, pour faire de la litière à une vache que[464]l'on soigne à la maison, mais ce n'est pas le cas pour la famille M***. Les herbes, les fruits sauvages sont à la disposition de chacun, sans que personne en fasse usage. Les engrais ont été négligés jusqu'en ces dernières années, et la commune ne retire aucun profit des boues provenant du balayage.
§ 8. Travaux et industries.
Le chef de la famille n'a besoin, pour subsister, de recourir à aucun patron. Aidé de ses enfants, il travaille à son propre compte. Il possède à la montagne, sur le territoire de Bastelica, des enclos qui sont cultivés pendant un an en pommes de terre, puis trois ans en blé, et qui ensuite, abandonnés à eux-mêmes deviennent des prairies naturelles. Le foin qui en provient est coupé une fois l'an, au mois de juillet, après avoir été arrosé par l'un des enfants, au jour désigné par l'usage, car les propriétaires de la contrée font entre eux le partage des eaux d'arrosage provenant du ruisseau voisin, et chacun détourne ces eaux à son profit, et à tour de rôle, pendant un temps déterminé. Ces enclos ou prairies naturelles servent ensuite de pàturage pendant quelques jours au troupeau de brebis, quand celui-ci descend du sommet des montagnes, au commencement de septembre ; puis dans ces enclos on laisse les vaches, les mulets, les chevaux, jusqu'à ce que, à l'époque du 29 septembre. fête de Saint-Michel, bestiaux et famille redescendent tous à la plaine, dans les pàturages loués aux propriétaires de la contrée (§ 17).
Ordinairement, les baux des terres que parcourt le bétail sont de trois ans, qui commencent le 29 septembre de chaque année. En mai, le berger remonte à la montagne, et le propriétaire se réserve parfois le droit, pendant les cinq mois qui s'écouleront jusqu'à la Saint-Michel, d'introduire sur sa terre, temporairement inoccupée, des bufs, des vaches, des chevaux. La famille *** ne possède aucun vignoble, mais plusieurs parcelles de terres arables, qu'elle cultive par les procédés imparfaits traditionnellement en usage dans le pays. Elle ensemence de temps en temps une parcelle en lin, comme ailleurs on ferait une chènevière. Le jardin potager est retourné et légèrement lumé au printemps par un ou deux des garçons, qui, en un jour, lui donnent ses facons on y produit des salades, des pommes de terre,[465]de l'ail, des oignons, des haricots, dont on fait grand usage, parfois des pois verts.
D'octobre à mai, la famille habite la plaine et ne s'occupe guère que de l'industrie du bétail. L'un des enfants surveille les porcs à la forêt, un autre laboure les quelques morceaux de terre que l'on possêde à la plaine. Le père, la mère et les autres enfants sont à la garde du troupeau. Tous les soirs le père trait les chèvres : une partie du lait est, chaque matin, portée sur la tête à la ville par les filles ou la mêre. Une autre partie sert à faire ce fromage, appelé broccio, qui est porté et distribué aux clients avec le lait ; le reste est converti en fromage proprement dit. Autour de la maison située à la plaine, on entretient pendant l'hiver un cochon domestique (mannerino) et des poules. Au mois de mai, on ramène le tout à la montagne ; le porc est conduit en laisse ; les volailles sont portées dans des paniers. La famille possède à la plaine quelques oliviers, dont les fruits sont remis au moulin d'un industriel ; moyennant rétribution, il en extrait l'huile et la livre à ceux qui lui ont confié le fruit. En mai se fait la tonte des laines ; on les vend en suint, soit à des marchands qui viennent à Ajaccio, soit aux femmes du pays. qui les nettoient, les cardent, les filent au fuseau come du lin, et en font du drap corse. Notre famille ne cultive pas le mûrier ; c'est dire qu'elle n'élève pas de vers à soie, bien que cet élevage puisse donner de bons résultats.
Travaux du chef de famille. — Le chef de famille, Antonio M**, assume naturellement tout ce qui regarde les intérêts du ménage : voyages pour affaires de famille, pour baux de pâturages à affermer, pour adjudication de glandée, pour comparution au tribunal correctionnel par suite de contraventions de simple police ou en matiêre forestière, pour transport des agneaux ou des chevreau, des fromages et des brocci à la ville, en l'absence du fils aîné, GiusSeppe garde du troupeau à la montagne, en l'absence du troisième fils, Giovanni. Le tiers de ses journées environ est ainsi consacré à remplir son rôle de chef de ménage.
Sa part spéciale de coopération aux industries dont vit la famille concerne la fabrication quotidienne du broccio et du fromage, pecndant tout le temps que le bétail donne du lait ; ce travail lui prend une moitié des journées de l'année.
Travaux du fils aîné, Giuseppe. — L'aîné des trois garçons est surtout laboureur et cultivateur. Avec la charrue et l'attelage de bœufs, il fait les labours (4 journées) et les semailles à la plaine[466](2 journées) ; il égrène avec ses beufs les céréales au rouleau dans la plaine (10 journées), et dépique le seigle sousles pieds des deux bêtes dans la montagne (6 journées). Avec l'aide des deux chevaux, il transporte à la montagne les grains récoltés dans la plaine (8 journées) ; il amène au village le seigle de la montagne (2 journées) : l'un ou l'autre à tour de rôle lui sert à porter à la ville, pour la vente, le broccio, le fromage, les agneaux et les chevreaux ou cabris (78 journées). Il fait à la pioche les semailles en montagne (8 journées) ; il prépare les terrains à pommes de terre, à seigle et brûle les malis (10 journées) ; il nettoie et arrose le pré en montagne ( journées), le fauche (4 journées), moissonne le seigle à la faucille (8 journées) et va faire du bois à la foret (2 journées). Enfin, à l'occasion, il garde le troupeau, à la place de Giovanni ou avec lui.
Travaux du deuxième fils, Marco. — Celui-ci est spécialement porcher : du 1e octobre au 1er f́vrier, au temps de la glandée, il garde les porcs (120 journées) ; à l'occasion, il conduit et garde le bétail (chêvres et brebis), soit à la plaine, soit à la montagne, avec Giovanni et les autres membres de la famille ; accidentellement, il surveille les porcs hors du temps de la glandée. Il s'emploie encore, avec le secours des deux chevaux, à transporter le bois coupé en forêt (5 journées) et les châtaignes récoltées (3 journées); à préparer le jardin, au village, et à l'ensemencer de légumes (4journées) ; avec Giuseppe, il coupe les malis, façonne les terrains à pommes de terre et à seigle (10 journées).
Travaux du troisième fils, Giovanni. — Principalement berger, le dernier des garçons garde le troupeau ; avec l'aide des chevaux, il porte à la montagne les fromages et les brocci faits pendant l'hiver à la plaine ; il va porter au bois la nourriture des porcs et les surveiller ; il approvisionne de bois mort la maison, soit à la montagne soit à la plaine.
Travaux de la mère de famille. — Clorinda B*** consacre les deux tiers de son temps aux occupations du ménage et aux industries domestiques qui s'y rapportent, cuisine, nettoyage et entretien, couture, filage de lin, récolte du bois mort le matin à la montagne elle reçoit un actif concours de sa seconde fille, Maria. Le reste de son temps, sauf les dimanches et fêtes, est employé à la fenaison ( journées), au nettoyage du sol sous les chàtaigniers avant la récolte (4 journées), à ramasser et faire sécher les châtaignes (15[467]journées), à la confection du pain (52 demi-journées), à couler la lessive du linge et des vêtements (12 journées), enfin à l'arrosage du jardin (5 journées).
Travaux de la fille aînée, Lucia. — C'est elle qui a la charge du commerce du lait à la ville, chaque matin en hiver ; voyages de transport et temps de vente, cela représente la moitié du nombre de jours que l'on compte dans l'année. Elle s'occupe avec sa mêre de la fenaison (3 journées), de la récolte et du séchage des châtaignes (19 journées), de la confection du pain (52 demi-journées), de la lessive et du blanchissage (24 journées), de l'arrosage du jardin (5 journées), enfin, des soins domestiques ci-dessus énumérés (20 journées) : en outre, c'est elle qui ensemence les pommes de terre (5 journées). qui récolte les glands sous les chênes blancs 14 journées; parfois aussi, elle prend part à la garde du troupeau.
Travaux de la seconde fille, Maria. — Aider sa mêre dans les travaux du ménage, pour le blanchissage (8 journées), la récolte du bois mort chaque matin à la montagne, l'arrosage du jardin (5 journées), telle est la tache principale de Maria. Spécialement chargée de la récolte des olives, elle nettoie auparavant le sol sous les oliviers, ramasse chaque matin les olives tombées depuis la veille et les rapporte à la montagne (30 demi-journées). Parfois elle remplace Lucia pour porter le lait à la ville.
Louage des boeufs. — La famille, selon la coutume locale, loue chaque année ses deux bœufs à quelque cultivateur de la plaine, d'octobre à février ou mars, pour faire les labours et les semailles : c'est ce que l'on appelle les donner à buatico ou boiatico, tel est le nom du contrat de louage conclu en pareille circonstance (§ 28).
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
Le caractère distinctif du régime alimentaire de la famille est la simplicité dans la préparation, le peu de recherche dans ce qui fait l'objet de l'alimentation. Grâce aux ressources qu'offre le pays et à[468]l'industrie de la famille, l'abondance règne toujours, et chacun mange toute l'année autant que besoin est. Les aliments qui font la base de la nourriture sont : le pain fait avec la farine de blé et de seigle mêlés ; la polenta ou bouillie de farine de châtaigne ; le pain fait avec un mélange de farine d'orge et de cette même farine de châtaigne ; c'est la soupe ; c'est le porc salé, dont on fait rôtir sur les charbons ardents un morceau, gras et maigre, que l'on tient au bout d'un bâton ou d'une broche en fer appelée speto ou brocc, et dont on recueille sur son pain la graisse chaude à mesure qu'elle découle; e'est le fromage ; c'est le broccio, sorte de fromage où entrent le beurre et la crème du lait de chêvre ; ce sont les œufs, les légumes ; c'est la viande de boucherie, dont l'usage, pendant l'été, se répand de plus en plus;, c'est parfois, à la montagne ou à la plaine, une brebis ou une jeune chèvre, que l'on tue parce qu'elle ne fait pas de petits, ou parce qu'elle s'est cassé la patte ; e'est la miscischia, conserve de viande de bœuf, de vache, de chèvre ou de brebis, découpée en longues bandes, macérée pendant quelques jours dans du vinaigre avec du sel, du poivre, du romarin, puis séchée et fumée par suspension au-dessus du foyer ; on mange la miscischia grillée à la manière du porc salé : le sanglier se prépare et se mange de même.
La soupe se fait, soit avec la viande de porc salé, avec les choux, les pommes de terre ; soit avec la viande fraîche, le riz, le vermicelle, les pâtes d'Ialie, le pain de froment. On n'en met pas tous les jours sur la table. Le vin accompagne les repas, mais lorsqu'il n'y en a pas, on s'en passe facilement ; alors chaque convive se lève quand il a soif et va au seau, où il puise de l'eau à l'aide d'une grande cuillère en fer et à long manche, appelée tauaro.
Dês son lever, chacun mange ; souvent c'est du café avec du lait. Le sucre et le café sont entrés dans l'alimentation, surtout pendant les mois de novembre, décembre et janvier ; on les prend avec des chata gnes fralches, que l'on fait griller au-dessus du foyer dans un récipient appelé calda restita. C'est une espèce de plat creux à rebords élevés, en fer battu, percé de trous comme un crible, et avec une anse unique et soudée comme celle d'un panier ; à l'aide de l'anse, on suspend ce récipient au crochet ou crémaillêre qui est au-dessus du foyer ; la flamme passe par dessous à travers les trous, et va rôtir les châtaignes, que l'on agite de temps en temps, afin que toutes cuisent en même temps, et qu'aucune ne brûle. Ce premier repas tient peu de temps ; il se fait à l'aurore. Le pain, avec le fro[469]mage ou le porcesalé, constitue la nourriture habituelle, lorsque les hommes sont occupés à la garde du troupeau ou aux travaux de la campagne. Le secondrepas se fait vers midi ; le soir, on mange en famille. Et encore, à chaque repas, tous les membres présents ne s'assoient-ils pas toujours autour de la même table : l'un est sur un banc ; l'autre se promêne, son plat à la main. Le repas du matin est le déjeuner, collaione, celui de midi est le dîner, merenda, celui du soir est le souper, la cena. En général, lorsque les hommes sont à table, les femmes restent au foyer.
Les femmes observent parfois le jeûne du carême. Il y en a parmi elles qui s'astreignent à ne manger, pendant ce temps de pénitence, qu'une fois par jour, à midi, et elles ne mangent jamais de viande depuis le mercredi des cendres jusqu'au jour de Pâques. Les époques de noces sont toujours marquées par des repas où le vin coule, où la cuisine du pays déploie ses ressources ; mais les mets n'y sont pas plus délicats que les autres jours, la quantité seule augmente. L'époque de la tonte des laines, le dernier jour de la moisson, le jour de la fête patronale qui est le 29 septembre, jour de Saint-Michel, les grandes fêtes de l'année, Pàques, l'Assomption, la Pentecôte, la Toussaint, la Noèl, le carnaval, sont marqués par des repas dont la viande de boucherie fait le plus bel ornement.
L'habitant de Bastelica est naturellement d'une sobriété remarquable. Il se contente du pain de châtaigne, même de la châtaigne rôtie, avec un verre d'eau. A son pain il ajoute un morceau de viande salée rôtie, ou un morceau de fromage. S'il n'en a pas, s'il voyage, il se contente d'une petite quantité de châtaignes sèches qu'il grignotera toute la journée, en faisant ses quarante kilomètres à pied, du lever au coucher du soleil. Cependant il est porté à l'ivrognerie, justement parce que la vigne ne pousse pas dans sa commune. Le dimanche, il passera à boire au cabaret une partie de la journée, et là il jouera, puis viendront les rixes. A la plaine, il boira volontiers, et avec excès, pour revenir sans difficulté à sa sobriété primitive, sauf à recommencer à la première occasion.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
L'habitation de la famille est, comme la plus grande partie des maisons de Bastelica, bâtie en gros moellons de granit, reliés entre[470]eux avec de la terre prise dans la campagne. Celle-ci est très argileuse, etil suffit de la mettre dans des moules et de l'exposer au soleil pour la transformer en briques très solides, pourvu qu'elles soient à l'abri de l'eau. La porte d'entrée est au midi : elle accède dans une pièce au milieu de laquelle se trouve le foyer ou rigdia, qui donne son nom à la salle ou chambre où il se trouve. Cette chambre, qui sert de lieu de réunion pour toute la famille, et de salle à manger, a environ vingt-cinq mêtres carrés ; au fond, en face de la porte, se trouve une cloison en bois parallèle au mur d'entrée : elle est percée de deux portes, l'une à droite, l'autre à gauche. Cellesci mènent dans deux petites chambres, séparées par une cloison en bois perpendiculaire à la premiêre. Chacune est éclairée par une petite baie carrée, que ferme un contrevent développant en dehors, et sans fenêtre. La chambre d'entrée a une fenêtre à gauche de la porte, avec des carreaux inférieurs en bois ; les carreaux supérieurs sont seuls en verre : au-dessous de la fenêtre se voit un évier. Sous les deux autres chambres sus-mentionnées, est située la cave ou cantia, contenant un tonneau pour le vin, des outils de jardinage et des instruments aratoires, une place pour le cochon domestique et, au fond, de bois du chauffage pour la rigdia ou pour le four. Cette cave, sorte de rez-de-chaussée à demi enfoui par la pente du sol, est de plain-pied avec lui du côté du nord, où elle a sa porte d'entrée. Au-dessus des chambres est le grenier, séparé de la chambre d'entrée par un grillage à claire-voie nommé grata, et des autres chambres par un plancher en bois. C'est aussi un plancher en bois qui sépare ce rez-de-chaussée de la cave. Le toit est formé de tuiles en bois de chêne, dites scanduli, par les interstices desquelles passe la fumée qui s'est élevée à travers la grata.
Au milieu de la pièce d'entrée se voit lefuocone (âtre), carré de terre argileuse d'environ un mètre, que la chaleur durcit et rend imperméable. C'est le véritable foyer de la maison antique : de septembre en avril on y fait le feu, et la fumée monte vers le plafond en grillage. appelé grata, où l'on met sécher les châtaignes, où sont appendus des jambons, les quartiers de lard fumé, les filets de porc enveloppés de papier ou d'un morceau de boyau, et les fecatelli, espèces de boudins faits avec le foie de porc. C'est autour du fuocone que dorment étendus sur leur pelone (manteau), les fils les plus grands lorsqu'ils descendent de la montagne ou qu'ils reviennent de[471]la plaine. Leur tête repose sur un petit banc et ils ont les pieds au feu. Le père et la mêre dorment dans l'une des chambres du fond; les filles se partagent un grand lit dans l'autre chambre.
L'architecture de la maison est des plus simples : le terrain qu'elle occupe est carré ; c'est une simple maison ou casa. On réserve le nom de palais, palaaao, pour quelques constructions massives, à premier et second étage, à grandes fenêtres vitrées, élevées par la signoria (noblesse), c'est-à-dire par les familles les plus riches, les plus influentes, derriêre lésquelles marche comme enrégimentée le reste de la population.
L'intérieur de la maison est enfumé ; les murs sont noirs, les poutres sont noires ; le grillage qui fait plafond, au-dessus du foyer, est noir, parce que bien des générations ont passé par là, vivant l'une après l'autre de la même manière, conservant les mêmes usages que leurs ancêtres. Les cloisons des chambres, qui sont en bois de châtaignier, sont d'une couleur brune que le temps rend chaque jour plus sombre. Les poutres sont faites avec du chêne blanc, les planches en bois de sapin ou de châtaignier. La porte d'entrée donne sur la rue, et la partie de cette rue qui fait face à la maison se nomme place : chaque maison a sa place, soit que le terrain appartienne à la famille, soit qu'il dépende de la voie publique, c'est-à-dire de la propriété communale ; du côté opposé à la rue, se trouve un jardin qui a environ sept cents mètres carrés.
Rien n'est plus simple que le mobilier de nos paysans, et les familles les plus riches n'ont qu'un ameublement tout à fait primitif. Parfois un meuble moderne se trouve isolé dans une chambre à coucher ; c'est une commode, un lit en noyer, une glace d'un mêtre de haut. Il faut reconnaître que dans bien des maisons la propreté laisse à désirer ; cependant elle se développe dans les jeunes ménages.
Meubles. : ils viennent tous des aïeux de la famille, sans mélange d'aucun meuble moderne............ 349f00.
1° Lit du père et de la mère. — Il consiste en deux tréteaux en bois soutenant des planches de sapin. 5f00; — 1 paillasse, 2f50 ; — paille de mais dont on la remplit, 6f00; — 2 oreillers de plume de poule, 10f00; — un traversin de laine, 6f00; — 1 matelas de laine, 40f00 ; — 1 couverture de laine blanche provenant de la laine du troupeau et tissée dans le pays, 15f 00; — 1 couvre-pieds piqué, doublé de eoton, couvert de vieilles robes d'indienne, 10f00. — Total, 94f50.
2° Lit des deux filles. — 1 bois de lit peint, 15f 00 ; — 1 paillasse avec sa paille de mais, 8f50 ; — 2 oreillers de plume de poule, 10f00; — 1 traversin de laine, 6f00 ; — 1 matelas de laine, 40f00 ; —1 couverture et un couvre-pieds, comme ci-dessus, 25f00. — Total, 104f50,
[472] 3° Lit disponible dans la salle d'entrée. — Planches de sapin sur tréteaux, 5f00; — literie, comme ci-dessus, moins le couvre-pieds, 79f50. — Total, 84f50.
4° Berceau pour enfant. — Bois, fait dans le pays, 10f00 ; — 1 paillasse avec paille d mais, 2f00; — 1 peau de mouton pour mettre sous l'enfant, 4f00; — 1 couvre-pieds d'indienne piqué, 2f00. — Total, 18f00.
5° Mobilier de la chambre des parents. — 1 maie (media), ou pétrin, très ancienne, en chataignier. avec un compartiment servant d'armoire à linge, 12f00; — 1 chaise, 1f50: — 1 malle de voyage. 6f00 ; — 1 croix de bois, 0f50. — Total, 20f00.
6° Mobilier de la chambre des filles. — 2 chaises en bois blane, 2f00; — 1 miroir, 1f50: — 1 malle de voyage, 6f00 ; — 1 eroix de bois, 0f50. — 1 grand coffre oblong, en bois, très ancien, où l'on serre tout le linge des filles et des garçons, ainsi que la literie ; il est fermé par un couvercle à charnières, 15f00. — Total, 25f00.
7° Mobilier de la salle d'entrée ou riglia. — 5 petits banes, 2f50.
Linge de ménage : en toile de lin, filée par les femmes de la famille et tissée dans le pays............ 339f 60.
18 paires de draps, 324f00; — 18 essuie-mains, 12f60 ; — 6 torchons, 3f00. — Total, 339f60.
Ustensiles : tout ce qu'il y a de plus commun............ 40f55.
1° Dépendant du foyer. — 1 long bâton crochu à son extrémité, servant comme une crémaillère à suspendre la marmite (pignatta) au-dessus du foyer, 0f20 ; — 1 vieille paire de pincettes et une vieille pelle, 1f00; — 1 jusqu'à t, peu employé (dans certains cantons, on se sert pour allumer le feu d'un long cornet en fer-blane ouvert aux deux bouts, on jusqu'à avec la bouche par l'extrémité la plus évasée, l'autre étant dirigée vers le foyer) 1f00. — Total, 2f20.
2° Servant pour la cuisine et pour les repas. — 3 poélons de terre, 2f60; — 1 marmite de terre, 0f75 ; — 1 poéle à frire, 1f50; — 1 soupière de terre ave couvercle, 12 assiettes en terre vernie. 6 verres à boire. 4asses, 2f50: — 1 cuillére en fer (tauaro), à long manche. pour prendre de l'eau à boire dans le seau, 1f00; — 1 seau (secchia) sans anse, a deux poignées. plus large au fond qu'à l'orifice (la fem:ne va prendre de l'eau à la fontaine en le portant, vide ou plein, sur sa tête). 3f00: — 6 cuillères, 6 fourchettes en fer, 1 cuillère à pot, 3f 00; — 6 couteaux de poche, 6f00; — 1 terrine de terre vernissée (conca), 1f50; — 5 bouteilles de verre, 0f75 ; — 1 chaudron de cuivre, 5f00. — Total, 27f60.
3° Servant à l'éclairage. — 2 chandeliers en fer, 1f00; — 1 boule en verre ou l'on verse l'huile à brûler et que l'on met sur le chandelier où la maintient une tige de verre qui entre dans le chandelier, 0f25 ; — 1 lampe ancienne en cuivre sur une longue tige ; elle a trois bees de chacun desquels s'échappe une mèche à huile : à la lampe est attachée par une chaînette une paie de ciseaux destinée à moucher les mèches (on ne s'en sert guère ue le jeudi saint, où on la porte à l'église devant le Sépulcre), 4f00; — 1 lampe portative consistant en un petit réservoir découvert. fait d'un triangle de fer-blanc : à un des angles est un bee sur lequel s'appuie la mèche ronde qui sert à éclairer et qui trempe en partie dans le bain d'huile du réservoir : cette lampe se porte au moyen d'une petite tige que l'on accroche au mur quand on n'a pas à la transporter (l'antiquité étrusque nous a laissé des lampes en terre rouge de ce modéle), 0f75. — Total, 6f00.
4° Servant à divers usages. — 4 corbeilles pour mettre le gland, la chàtaigne. le son qui sert de nourriture aux animaux attachés à la maison, 4f00 ; — 1 balai, 0f75. — Total, 4f 75.
Vêtements : encore profondément empreints du caractère local. L'ouvrier chef de famille n'a guère qu'un costume pour les jours ordinaires et pour les dimanches et jours de fête : une veste (marsina) et un pantalon noirs de drap corse, un gilet noir de drap de France, un bonnet de drap brun (§ 5), des chaussettes de laine [473] blanche tricotée, de gros souliers ferrés. Même mise les jours ordinaires pour les fils : le dimanche, les jours de fête, un cravate de soie noire ou de couleur, une casquette de drap noir ou un chapeau mou de feutre gris, des bottes. L'ainé a pour s habiller pendant l'été une veste de velours noir et un pantalon noir de drap de France.
La mère de famille porte des robes d'indienne de couleur et, pour les jours de deuil ou de grande cérémonie, une robe d'indienne noire. Les filles comme la mère sont coiffées d'un mouchoir ; mais les jours de fête, il est en soie blanche, noire, ou de couleurs tranchantes : il se termine par derrière en pointe et par devant s'attache sous le menton : sur le front s'échappent à peine de légers bandeaux de cheveux ; la mère s'interdit même ce luxe. Les robes des filles sont en indienne à fleurs ; l'aînée a même une robe de laine. Toutes les femmes de la maison portent, les dimanches et fêtes, des bas et des souliers vernis. Le tailleur du pays fait pendant l'été, à la montagne, les vêtements des hommes. Les vêtements des femmes sont, en grande partie, faits par elles ; mais les robes de fêtes sont l'œuvre des couturières de l'endroit.
Jusqu'à ce jour, la simplicité a régné dans les habitations comme dans les vêtements. Cependant, malgré l'opposition des vieilles gens du pays, la casquette remplace le bonnet ancien : la veste de drap de France ou de velours prend la place de la veste en drap corse ; il en est de même pour le pantalon ; la cravate en soie se répand, à la grande indignation des anciens ; les gros souliers font place aux bottes cirées ou vernies. Le dimanche, les jeunes filles portent des bas, des souliers en maroquin et même des chaussures vernies ; la robe d'indienne de couleur, le fichu de soie sur les épaules, le simple fichu à pointe sur la tête, la broche au cou, les cheveux s'échappant en bandeaux de dessous les madras : ce sont autant d'infraetions aux usages traditionnels ; et il faut y ajouter le tablier en mérinos noir, ou en soie noire. Le comble de la rébellion des femmes contre l'usage antique, c'est la chaise à l'église, la chaise pour s'asseoir ou pour s'agenouiller, au lieu de se tenir à genoux sur le sol, de demeurer accroupies les genoux en terre pendant tout le temps des cérémonies religieuses.
Le paysan corse ne se sert pas tous les jours du peigne ni de l'essuie-mains. Sa toilette est tout élémentaire. La femme, avec cette habitude de ne laisser apparaitre aucun cheveu, oublie parfois pendant plusieurs jours de démêler sa chevelure ; elle craint l'eau, surtout[474]l'hiver ; elle met sur elle plusieurs jupons, jusqu'à six ou sept, en indienne, sa robe du dimanche par-dessus, de sorte que parfois, dans les assemblées, l'air se ressent de cette accumulation de vêtements ayant souvent un long usage. Les vêtements d'homme, faits de drap corse, sont des vêtements d'été et d'hiver, chauds, à mailles et à trames larges, qui par eux-mêmes sont très sains. Ils font un long usage, et lorsqu'on doit les nettoyer, on se contente de les passer au foulon.
La valeur totale des vêtements de la famille, tels qu'ils sont au moment de l'observation dont il est ici rendu compte, doit être esimée à............ 940f 80.
Vêtements de l'ouvrier : 112f95.
VÊTEMENTS DE SA FEMME : du dimanche, 35f00: — de travail, 33f85. — Total. 68f85.
Vêtements du fils aîné : du dimanche, 105f00 ; — de travail, 122f55. — Total. 227f55.
VÊTEMENTS DU DEUXNIÈME FILS : du dimanche, 7f00 ; — de travail, 62f50. — Total, 137f50.
VÊTEMENTS DU TROISÈME FS : du dimanche, 39f00 ; — de travail, 88f55. — Total, 127f55.
VÊTEMENTS DE LA FILLE AINÉE : du dimanche, 67f00 ; — de travail, 68f00. — Total, 135f 00.
VÊTEMENTS DE LA SECONDE FILLE : du dimanche, 65f00 ; — de travail, 66f40. — Total, 131f40.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 1.669f 95.
§ 11. Récréations.
La célébration des fêtes religieuses tient une grande place dans la vie des paysans corses. Aux grands jours de Noél, Pâques, la Saint-Michel qui est la fête patronale, la Toussaint, l'Assomption, ceux de Bastelica mangent les tagliarini, faits de pâte de farine de blé étendue au rouleau, puis découpée au couteau en longs fils minces, que l'on cuit dans une marmite après les avoir fait sécher. Quand ils sont cuits, on les dispose par couches dans une soupière et entre chaque couche on met une cuillerée de sauce de bœuf à la mode avec du fromage rapé. A l'approche des fêtes de Pâques, les femmes font au four des gâteaux de farine affectant la forme d'une couronne, sur lesquels on place de distance en distance des œufs frais ; on fait cuire le tout au four. Ces gâteaux s'appellent cacavelli. On confectionne aussi des tartes remplies de brocci, saupoudrées de sucre ou de poivre, que l'on appelle fiadoni.
Malheureusement aux récréations d'un caractêre religieux s'ajour tent des plaisirs d'un autre genre. Quelquefois, en hiver, les fils de la maison *** vont à la ville, au bal masqué ; les filles elles-mêmes[475]se déguisent et vont aussi prendre part à ce bal, qui se donne à Ajaccio dans la salle du théâtre. Pas n'est besoin de dire que toute cette jeunesse est soigneusement masquée et costumée, parce que, si au village pareilles incartades étaient connues, la déconsidération atteindrait bientôt les jeunes filles. Mais le masque suffit pour faire taire les plus soupçonneux. Au village, une jeune fille qui danserait serait perdue de réputation. Les jeunes M*** ont plus d'une fois fait partie, pendant le carnaval, de cette curieuse danse moresque dont le souvenir est encore vivant à la montagne et que l'on appelle le regine (§ 32).
Les jours de fête se distinguent des jours ordinaires en ce que les cabarets sont pleins de buveurs ; parfois y éclatent des querelles où il y a blessures et même mort d'homme ; mais on ne connait ni jeux publics ni danses : celles-ci sont regardées comme plaisirs interdits aux femmes ou filles honnêtes.
Le père et les enfants fument le tabac corse, dontils font une grande consommation. L'habitude du tabac est tellement invétérée chez les Corses, dès le bas âge, que, lorsqu'ils se trouvent dans la salle de la justice de paix ou à l'église, où l'usage de la pipe est naturellement prohibé, on les voit tirer de leur poche le sac en peaur de chat dans lequel est le tabac, et se bourrer de formidables chiques. Aussi, à la fin des cérémonies religieuses, le parvis du temple porte-t-il de nombreuses traces de la présence des fidèles.
Les femmes pendant l'hiver, filent le soir, à la veillée, éclairées par la flamme du foyer ou de la teda, éclat de bois résineux taillé en torche que l'on allume par un bout, tandis que l'autre est retenu dans une pince en fer attachée à un support ou colonnette en bois portative.
Les hommes de la famille boivent habituellement de l'eau, mais ils aiment le vin ; parfois même ils s'enivrent, car ils entrent volontiers au cabaret, rendez-vous ordinaire des dimanches et des jours de fête. Naturellement joueurs comme tous les Corses, ils ont pour jeu favori la scopa, où le calcul est mêlé au hasard, qui se joue avec trente-six cartes, et qui est d'origine napolitaine. Il leur est arrivé de jouer la nuit, à des beures prohibées par les règlements de police ; et dans toutes les réunions de joueurs au cabaret les mises d'argent peuvent s'éleverà des sommes relativement considérables. Chaque joueur a auprès de lui à sa portée une arme, pistolet ou stylet, dont la vue rappelle à la stricte observation des lois du jeu. Les femmes, bien que[476]réellement tempérantes, ne dédaignent pas un petit verre d'eau-devie : ni la biere, ni le cidre ne sont en usage.
A partir du mois de mai, époque où la famille revient à la montagne, les hommes restent peu au village, où résident la mère et les filles. Les hommes et les troupeaux montent plus haut, et redescendent des pâturages, lorsqu'ils ont besoin de linge, de provisions, de faire quelques travaux de jardinage, ce qui ne leur prend que quelques journées. Tout en gardant les troupeaux, les jeunes gens pêchent parfois des truites dans les ruisseaux qui serpentent à travers les pâturages. Pendant l'hiver, un des fils, en allant à la forêt visiter les cochons, trouve parfois le moyen de tirer un coup de fusil ; mais la chasse aux merles est la distraction favorite du plus jeune fils. Il tend, pour les prendre, des lacets à travers les branches des arbousiers ou des oliviers. Le prix de la vente de ce gibier reste dans la poche du jeune chasseur, qui ne tend ses filets que lorsqu'il doit aller à la ville, où les merles se vendent 20 et 25 centimes la pièce.
Au foyer domestique, la conversation roule sur les affaires de la famille, et aussi sur les faits et gestes des héros du parti, sur la politique locale, sur les jugements rendus par les tribunaux, soit en matière civile soit en matière de simple police ou correctionnelle. A côté de vieux livres d'heures où l'italien est la traduction du latin, se trouvent des volumes dépareillés de l'Arioste, de Goldoni ou du 'asse. La littérature italienne pénétrait jadis davantge dans les plus humbles chaumières, parce que la langue italienne était seule en usage dans les relations officielles des habitants avec les autorités génoises, et que le dialecte corse est un de ceux qui se rapprochent le plus de la langue mère. Aujourd'hui, le français a remplacé l'italien ; mais il n'a aucun attrait pour le paysan, qui se déshabitue de rechercher les chefs-d'euvre italiens et qui n'a nul souci des' chefsd'œuvre de la langue française.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
L'ouvrier est bcrger depuis sa naissance ; sa femme est la fille d'un berger, et l'élève du porc et du bétail est depuis bien des généra[477]tions l'industrie principale de la famille. Son grand-père, quoique fils d'un compagnon de Paoli (§ 34), avait été un partisan des Francais ; pendant la première République, il avait été un de ceux qui descendirent de Bastelica pour venir à Ajaccio secourir la famille Bonaparte, qui était à la tête du parti français, et que menacait le parti de Paoli allié aux Anglais. Son père, après avoir été soldat, avait été obligé, en 1815, de se cacher dans les montagnes pendant quelque temps ; car il avait été dénoncé au gouvernement de la Restauration par le parti royaliste, qui, jusqu'en 1830, eut la haute main dans le gouvernement de l'île. Lui-même, dans sa jeunesse, prit part à quelques démêlés locaux, par suite du réveil, en 1830, de ces vieilles rancunes qui sont le fond du caractère corse, rancunes ravivées par de nombreuses injustices dont le parti dominant est toujours prodigue a l'égard du parti opposé.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
La famille, avec ses habitudes de sobriété, son ignorance du luxe, son indifférence à rechercher le moindre changement de condition, mène une vie tranquille. Elle n'est troublée seulement çà et là que par les accidents et les vicissitudes inhérents à sa profession : intempéries des saisons amenant la perte de la glandée ou des pâturages, épizooties décimant parfois le bétail ; augmentation du prix du bail des terres prises en location. Lorsque l'année est bonne, on achête, pour quelques centaines de francs, un petit morceau de terre à la plaine ou à la montagne ; ou plutôt on vend les bœufs et on en achète d'autres en ajoutant au prix de la vente des premiers une somme pour en parfaire la valeur. Mais l'épargne est dans les traditions de la famille sans aucune institution qui l'y encourage. Si elle était imprévoyante, elle ne trouverait assistance ni dans des sociétés de secours mutuels, qui n'existent pas, ni auprès des municipalités, qui n'ont pas de ressources affectées au soulagement des pauvres. L'Etat n'accorde de secours qu'en cas d'incendie ou d'épizootie. On ignore absolument à Bastelica ce que c'est que l'assistance collective et même le patronage, qui viennent en aide aux nécessiteux ou aux apprentis. La charité chrétienne s'exerce par l'initiative privée.
[478] Un incendie détruit-il une maison de pauvres paysans. des gens de bonne volonté se réunissent pour faire une collecte. Chacun donne un peu de ce qu'il a : l'un quelques sous, un autre de la farine, des châtaignes ; un autre un fromage, un autre du blé, des pommes de terre. Quelque maladie épidémique, la malaria par exemple, atteintelle un troupeau, le berger adresse au préfet une demande de secours ; le maire la certifie justifiée; une indemnité est accordée, toujours trop modique.
C'est dans ses mœurs et dans la coutume que la famille trouve les garanties du bien-être moral. Le Code civil a établi l'égalité brutale dans les partages, de telle facon que chaque co-partageant a le droit d'avoir une part en nature de chaque objet à partager (ce qui en diminue la valeur, si c'est un champ ou un troupeau), ou d'en exiger la vente s'il s'agit d'un portrait ou d'une maison impartageable (ce qui détruit la tradition). Mais le Code civil n'a pas encore détruit dans les montagnes de Bastelica l'esprit de famille, parce que le père et la mère font leurs testaments, avant de mourir, et laissent au fils aîné tout ce dont la loi leur permet de disposer ; parce que, dans les partages, les co-partageants consentent ordinairement, sauf le cas où ils sont trop pauvres, à laisser la maison patrimoniale à l'aîné des fils. M*e a donc eu sa part des biens laissés par ses parents, et, de plus, il a eu le quart disponible ; mais il a doté ses sœurs, tout en gardant la maison patrimoniale. L'amour du nom, della stirpe (§ 35), tant qu'il vivra, maintiendra entre les membres de la famille une parfaite union, une affeetion solide, une propension au dévouement de chacun pour tous, et de tous pour chacun.
Mais à ces causes morales il faut joindre la permanence de l'état des lieux, dont l'influence tutélaire a été si bien signalée par F. Le Play dans les lignes que voici :
« La premiêre fois, dit-il, que je pénétrai sur les territoires des races de tradition, j'aperçus nettement les conditions de bonheur propres aux territoires primitifs... La notion pratique de cet état de bien-être se résume, chez les pères de famille, en quelques idées dominantes. Le bonheur pour eux dérive essentiellement de l'état de paix conservé par des coutumes traditionnelles, entre les membres de chaque famille, entre les maîtres et les serviteurs attachés aux mêmes travaux, et entre les familles constituant chaque voisinage. Les coutumes de la paix sociale se perpétuent surtout dans la simpli [479] cité et la frugalité. La permanence des territoires est considérée justement, dans les pays de tradition, comme une des conditions de la paix sociale. Les sages voient une sorte d'attentat contre la prospér rité commune dans le défrichement d'un bois ou d'une prairie et même dans l'introduction d'un mets nouveau... Mais la famille la plus pauvre possède son habitation et trouve près d'elle une subsistance assurée dans les productions spontanées des landes, des marécages ou des forêts. Là seulement j'ai rencontré des hommes complêtement heureux. » (La Methode d'observation, livre, ch., § 5.) F. Le Play ne manque pas d'ajouter que cet éloge de la vie simple n'a rien d'absolu et que les peuples n'ont pris une place dans l'histoire qu'en abandonnant ce régime. Mais la population d'une petite île ne saurait concevoir tant d'ambition.
Les Corses vivent sur un territoire primitif que leurs aieux ont eu la sagesse de ne pas transformer. Sur le sol restreint et fortement déclive de leur île, les forêts séculaires sont un de ces bienfaits de la Providence dont la destruction, même partielle, tarirait sans remède les sources de leur bien-être matériel, intimement lié aux institutions sociales qui assurent leur bonheur moral. Leurs industries pastorales, adaptées à leurs territoires forestiers, donnent un foyer stable à leurs familles-souches, dont chacune a sa part, grande ou petite, du sol national. A ces foyers séculaires chaque génération se pénêtre à tout jamais des salutaires traditions de la race et demeure sourde aux suge gestions égoistes et imprévovantes de nos lois de partage forcé. Sous les menaces de ces lois de contrainte, les meilleures garanties de la permanence du territoire forestier, condition première du bonheur de ces rudes montagnards, se trouvent non seulement dans les habitudes et les sentiments que perpétuent les familles-souches, mais encore dans le régime de propriété domaniale qui confie la conservation des forêts aux communes et à l'État.
Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ; PARTICULARITÉS REMARQUABLES ; APPRÉCIATIONS GÉNÉRALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. LES GENS DE BASTELICA PARTAGÉS ENTRE LA MONTAGNE ET LA PLAINE.
[497] Comme celle qui est ici décrite, les familles de paysans qui peuplent Bastelica ont double résidence, pour satisfaire aux doubles conditions de culture que leur impose la nature du pays (§ § 6 et 8). Lorsque, le père en tête, une famille descend à la plaine au mois de septembre ou d'octobre, une charette louée à un voiturier et attelée de deux mulets transporte les lits, les matelas, les pommes de terre, les marmites du ménag e. Les chevaux portent sur leurs dos le blé nécessaire à l'alimentation et d'autres objets de consommation renfermés dans deux grands sacs en peau de chèvre pendant de chaque coté du bàt. Sur la croupe du cheval on attache un petit enfant en lui passant une longue courroie derrière le dos ; ainsi lixé, il mange ou dort à son gré tout le long du chemin. Le retour à la montagne (montanata) se fait de même. Aes hommes vont à pied poussant devant eux le bétail : les femmes portent sur leur tête des paquets ou des corbeilles. Le curé, l'instituteur, le garde-champêtre, au mois d'août, accompagnent à la montagne le reste des gens de la plaine qui rentrent chez eux ; ils redescendent avec eux au mois d'octobre.
Avant la Rèvolution française, le canton de Bastelica formait une circonscription territoriale et administrative connue sous le nom de pieve (paroisse) de ampiero. Le nom de pieve a été remplacé par eelui de canton. Cette circonscription renfermait, jusqu'en 1866, une plaine appelée la ˉastelicaccia, appartenant aux habitants de Baste[498]lica, qui y descendent pour la cultiver, au mois d'octobre, remontent à la montagne au mois de mars, en redescendent au mois de mai pour le sarclage ; ils remontent bientôt après pour revenir dans cette plaine, en juin et juillet, faire la moisson, qui est terminée le 15 août au plus tard. Passé cette époque et jusqu'en octobre ou novembre, cette plaine est déserte, parce que les travaux deculture ont cessé et que l'air y est malsain ; les fièvres les plus dangereuses y règnent. En 1866, malgré les justes réclamations des habitants de Bastelica, qui demandaient que la Bastelicaccia fût érigée en commune et laissée dans leur canton ; cette plaine devint le siège d'une commune qui porte le nom de Bastelicaccia, et qui est rattachée au canton d'Ajaccio, dont elle est éloignée de dix kilomètres. Cette commune, à son origine, eut 71 âmes ; deux ans après, elle était réduite à 15. On devait s'y attendre, puisque tous les propriétaires du sol, sauf une demi-douaine qui habitent Ajaccio (mais ce sont les plus riches) restent neuf mois à Bastelica, où ils ont leur famille, leur maison patrimoniale, leurs châtaigniers. Aujourd'hui, grâce à cette mesure législative, l'habitant de Bastelica qui possede une parcelle de terre à la plaine et qui veut défendre ses droits devant la justice de paix, est obligé de faire quatre-vingts kilomètres de route, et de perdre trois jours en voyage : il en est de même s'il est appelé devant le tribunal de simple police pour quelque dommage que ses brebis ou ses chevaux auront commis dans le champ du voisin.
§ 18. SUR L'INDUSTRIE DES BERGERS-CHEVRIERS.
L'élevage des brebis et des chèvres, si développé dans les montagnes de la Corse, se fait surtout en vue de la production du lait, dont on tire des fromages de consommation locale, et de la laine, que l'on convertit en tissus indigènes. A Bastelica et dans la contrée environnante, la laine fournie par les brebis du pays est, sauf exception, noire et longue. D'ailleurs, noire ou blanche, elle est, comme le lin, filée à la quenouille par les femmes et les filles du pays, puis tissée par elles avec un métier à la main (§ 24). Avec la laine noire, on fait un drap noir à mailles peu serrées, épais, que l'on peigne d'un côté pour le couvrir d'un long duvet ; avec la laine blanche, on fait un drap blanc [499] de la même façon. Le drap noir sert à faire des pantalons, des vestes ; le drap blanc s'emploie pour des gilets, des jupons, des couvertures : c'est avec la laine blanche que l'on tricote des chaussettes. Pour teindre en noir uniforme le drap corse, on a recours à une composition de vitriol bleu (sulfate de cuivre) et de bois de Campêche: ce qui permet de faire parfois entrer dans la confection de ce drap des laines blanches ou foncées, mais non tout à fait oires. Les brebis et les moutons à laine blanche et frisée sont plus grands que les animaux indigènes : on croise les deux races, mais les produits, au bout de quelques générations, n'ont pas les qualités qu'on en pourrait espérer : il faut renouveler souvent les reproducteurs. Ces moutons blancs sont nommés barbaresques, parce qu'au dire des habitants, ils sont originaires d'Afrique. Les bergers leur préfèrent la race indigène, rustique. agile et sobre.
La laine des chèvres sert principalement à faire les manteaux à capuchon, sans manches, que l'on appclie peoni et qui sont imperméables à l'eau. Lorsqu'il pleut la nuit, et que le troupeau est rassemblé en groupe serré tournant la queue à la rafale, le berger reste à côté de ses bêtes, couvert de son pedone, assis sur une pierre et les talons sur une autre pierre, placée de facon à laisser sous elle un jour pour donner passage à l'eau qui découle de la montagne. De minute en minute, il fait entendre le cri : ˉou hou afin d'avertir ses bêtes qu'il est là, et aussi atin d'éloigner le renard, qui, malgré les chiens, s'attaque aux brebis et aux chèvres. Ce petit fauve remplace le loup, que l'on ne trouve pas plus dans l'île que l'on n'y rencontre la vipère, tandis que la couleuvre y est commune.
Une partie du lait des brebis et des chêvres est vendue à la ville, une autre est convertie en broccio (§ 9), une autre, en fromage. Les fromages sont ronds, épais de huit centimètres environ ; leur poids est à peu près d'une livre et demie (750 grammes) à deux livres (1 kilogr.) chacun. Lorsqu'ils sont faits, on les dépose dans des caves fraiches, et on les y laisse quelques mois, à moins que la consommation et le débit ne deviennent trop considérables. Les fromages faits à la montagne sont réputés meilleurs que ceux qui sont faits à la plaine. La qualité des pâturages étant différente, le goût meilleur que possède le fromage de montagne s'explique par la nourriture que mange le bétail, nourriture fournie par des plantes odoriférantes, par une herbe drue, serrée, fraîche, sans être, comme celle de la plaine, imbibée d'eau provenant d'inondations et formant souvent [500] marécage. Les fromages faits à la montagne. à partir du mois de mai, se vendent l'hiver à la ville ou à la plaine.
La viande du mouton est succulente à la montagne. Le mouton n'est pas élevé pour la boucherie on ne mange, en général, que de la brebis, lorsqu'elle ne porte plus ; le mouton est vendu lorsqu'il est agneau, parce qu'il faudrait le garder deux ou trois ans, et le prix que l'on en trouverait alors ne compenserait pas les dépenses 1aites pour son entretien. I en est de même du bœuf; les vaches sont élevées pour faire des veaux ; lorsque la vache est vieille ou ne vêle plus, on la vend au boucher. On ne châtre jamais un bœuf pour en faire une chair d'étal; le bœuf sert au labour, et lorsqu'il est vieux, il accompagne la vache chez le boucher.
§ 19. SUR L'INDUSTRIE DES PORCHERS.
Chaque année, à l'époque de la glandée, du 1 novembre au 3l janvier ou au 1 mars, les porchers prennent en adjudication des portions des forêts de l'Etat ou des communes. Ils se syndiquent en sociétés de dix ou quinze membres et paient tant par tête de porc. Pendant la glandée, ils couchent dans la forêt, la tête appuyée sur une pierre, le manteau de poil de chèvre sur le visage et sur le corps, les pieds devant de grands feux qui brûlent toute la nuit. Au-dessus d'eux ils relient ensemble quelques branches de taillis pour former une sorte de berceau protecteur. C'est ainsi qu'ils bravent les intempéries de l'air, vents, neiges, pluies, froid glacial, coups de soleil perçant à travers les frimas. A Noél, on commence à tuer les porcs leur poids varie alors entre 35 et 80 kilogr. La viande fraiche se vend, année moyenne, 90 centimes, 1 franc et 1 fr. 10 le kilogr. ; salée et fumée, c'est 1 fr. 80 à 2 francs. Le jambon fumé peut se vendre, certaines années, jusqu'à 2 fr. 40. Lasalaison s'exécute en mettant la viande dans de grandes maies ou huches remplies de sel. Pour préparer la viande fumée, on la suspend dans la riglia où l'on fait sécher les châtaignes. La viande salée s'exporte dans les contrées voisines pour les besoins des habitants et est l'objet d'un trafic en nature. En juillet et août, lors de la récolte du blé ou de l'orge, ccux qui ont acheté de la viande de porc salée rendent en paiement des céréales. Pour 1 kilog. de viande salée on donne communément 1 décalitre de blé.
§ 20. DE LA LOI DE 1854 SUR LA VAINE PATURE EN CORSE.
[501] Afin de venir en aide à l'agriculture, et pour favoriser la plantation des châtaigniers, une loi, depuis 1854, a défendu dans l'île le parcours et la vaine pâture. Les propriétaires de bestiaux s'étaient montrés si hostiles à cette loi bienfaisante, que, avec l'aide des hommes encore en possession de leur influence de clan dans la commune, ils avaient empêché qu'à Bastelica la loi f̂t mise en vigueur. Lorsque l'auteur de la présente étude fut nommé juge de paix dans ce canton 1860, il se hâta de la faire exécuter, malgré toute opposition. Il devait, disait-on, amener la ruine du bétail et la misère dans les pauvres familles. Le résultat de sa persistance fut, on le pense bien, tout contraire. Les propriétaires du s6l commencèrent à retirer des revenus de terres que les bergers et chevriers regardaient auparavant comme leurs propres domaines ; car les propriétaires de troupeux furent obligés de prendre à bail les terres que jusque-là ils parcouraient librement sous prétexte qu'elles n'étaient pas closes. Les plantations devinrent plus nombreuses, les chèvres furent cantonnées dans des districts où elles ne commirent plus de dégàts ; le nombre des têtes de bétail, loin de diminuer, augmenta, et ceux qui, moyennant quelques chèvres ou quelques brebis, vivaient oisifs sur le bien d'autrui, vendirent leurs bêtes, et cherchêrent dans le travail de leurs mains les moyens de subsister. Mais ce résultat ne fut pas obtenu sans peine : à la première audience du tribunal de simple police où fut faite application de la loi, cent vingt cultivateurs furent appelés et condamnés à l'amende. On s'étonnait que es gardes champêtres fussent rendus responsables des dommages on s'étonnait de voir cesser tout d'un coup la tolérance dont usait l'administration préfectorale et que la justice avait accordée jusque-là.
La loi de 1854 n'a donc porté préjudice qu'à des parasites vivant contre toute justice aux dépens des propriétaires fonciers. Ceux-ci ne pouvaient jouir de leurs biens sils n'étaient protégés par des murs de clôture, dont le prix était parfois supérieur à la valeur du fond luimême. Ces parasites ont bien été contraints, depuis l'époque ou la loi a été appliquée, de devenir des ouvriers utiles, des journaliers agricoles, oujours sûrs de trouver du travail dans un pays où la[502]main-d'œuvre est très recherchée. Ne peut-on pas dire qu'en fin de compte tout le monde y a gagné Les véritables éleveurs de bétail sont seuls demeurés, et le nombre des têtes d'animaux n'a pas diminué, parce que ceux qui avaient des terres ouvertes ont pu jouir enin du rapport de leurs pâturages. Le nombre des arbres a augmenté, surtout celui des châtaigniers, qui craignent beaucoup, quand ils sont jeunes, la dent de la chèvre, celle du mulet, et le frottement des vaches. En même temps, a commencé l'aménagement des forêts communales, qui auparavant étaient dévastées par les bergers et les porchers. Les chevriers, les bergers ne se gènaient pas pour abattre d'un seul coup des quantités immenses de hêtres de la plus belle venue, soit pour en faire manger le feuillage à leurs troupeaux, soit pour jouir du coup d'œil de cette chute simultanée d'arbres élevés tombant comme des blés fauchés, avec un bruit que répercutaient les échos des montagnes. Chaque habitant a droit à une quantité déterminée de bois de chauffage ou autre : mais jusqu'à ce que des routes forestières traversent les forêts, bien des gens laisseront de côté leur part de bois de chauffage, à cause des difficultés de transport.
La condition des bergers-chevriers est souvent précaire, parce que. à des époques toujours rapprochées, la sécheresse fait disparaitre les paiturages ; la neige ou plutôt la gelée anéantit la glandée, dans une nuit : la récolte des chataignes est perdue par suite d'un froid subit. lEn oure, ils se font une concurrence acharnée auprès des propriétaires, qui ne sont jamais pressés de donner leurs pàturages à bail, parce qu'ils savent que les bergers viendront à l'envi leur offrir des prix de fermage plus élevés les uns que les autres. De là, au bout de 1'an, mécomptes des deux côtés : le pasteur ne peut payer : le propriétaire ne peut être payé ; la justice s'en mêle, on arrive à la saisie : mais parfois on s'arrête devant l'exécution. On fait une cote mal taillée; ear l'huissier ne se soucie pas oujours d'exercer ses fonctions pénibles dans des lieux sauvages, escarpés, perdus bien au-dessus du niveau de la mer, loin de tout centre habité. Il n'ignore pas que près de là sont encore des hommes qui bravent au milieu des rochers les poursuites de la justice, impuissante à leur demander compte de leurs actions passées.
Quant au droit que se réserve souvent le propriétaire, d'introduire Sur sa terre louée à des bergers, des bœufs, des vaches, des chevaux. du mois de mai à la Saint-Michel (§ 8), l'exercice de ce droit ne fait aucun tort au berger locataire. Pendant l'été, la plupart des terres [503] louées, couvertes de bruyères et de jeunes arbustes, sont recherchées par le gros bétail, à cause des jeunes pousses de cette végétation sousligneuse que dédaignent les brebis. A cette époque aussi, la chaleur torride qui règne à la plaine dessèche, brûle les herbes partout où elles ne sont pas arrosées, et elles ne commencent à reparaitre qu'après les premières pluies de septembre.
§ 21. SUR LA CULTURE DES CÉRÉALES.
Lorsque les prairies naturelles doivent être renouvelées parce qu'elles sont trop vieilles, on les défriche, et on les cultive pendant trois ou quatre ans en pommes de terre, puis en céréales, froment ou plus rarement seigle ; après, on les abandonne à elles-mêmes, et elles redeviennent des prairies, dans lesquelles domine le trèfle. Les essais de luzerne n'ont pas encore réussi. On commence à faire usage du fumier, jusque-là négligé. La culture des céréales se fait dans un terrain vigoureux, accidenté, sans profondeur, où la nature sauvage reprend ses droits le lendemain du jour où l'homme cesse de la dompter. Ce terrain est très étendu ; les bras manqueraient pour le cultiver en entier, et l'élêve du bétail, qui a été jusqu'ici la principale fortune du pays, en souffrirait, car le parcours de ce bétail habitué à vivre en mouvement et au grand air, en serait diminué. Aussi le territoire de la commune est-il divisé en soles ou prese (prises). Chaque année, au mois d'avril ou de mai, le conseil municipal et les anciens du village se réunissent, et décident quelle est la sole ou presa qui doit être cultivée. Dans cette rotation sont comprises des terres communales sur lesquelles chaque habitant a le droit d'ensemencer, moyennant une redevance équivalant à un ou deux décalitres de blé, ou même davantage, payés au percepteur, selon le nombre de décalitres de semence jetée en terre.
La sole désignée est cultivée trois ans de suite ; après quoi, la terre est abandonnée à elle-même, jusqu'à ce que soit écoulée la période d'années après laquelle revient son tour. Le terrain est recouvert d'arbustes, de broussailles, d'herbes. Pour le préparer à recevoir la semence, le travailleur coupe les arbustes jusqu'à la racine, et les branches sont répandues sur le sol. Puis, le matin, ou plutôt le soir, et non pendant le jour à cause du vent et de la chaleur du soleil qui[504]échauffe la terre, le laboureur met le feu aux broussailles et aux herbes ; de sorte que de loin le voyageur croit souvent apercevoir l'incendie d'une forêt, à la vue des côtes enflammées d'où s'élèvent des nuages de fumée et des gerbes de flammes et d'étincelles. Le feu est mis de façon à ce que le vent ne puisse enflammer le tout à la fois, sinon les propriétés voisines ris queraient d'être incendiées. Cependant, parfois le feu s'échappe et cause de grands dommages. Lorsque le feu a fait son office, le défricheur déracine les souches les plus fortes (cppi) puis il laboure avec ses bufs, et si le sol trop pierreux ne permet pas l'emploi de la charrue, il retourne la terre et l'ensemence à la pioche. La cendre provenant de l'incendie des broussailles forme un riche engrais momentané. Il y a des terres qui ne sont ensemencées que tous les dix ans, d'autres tous les quinze ans ; certaines soles ne sont même ensemencées que tous les vingtcinq ans. ne terre ainsi préparée se nomme deceppo (défriché).
Les beufs seuls servent aux labours : la conformation de leurs pieds à sabot fourchu les rend plus aptes à ce genre de travail que le cheval, à qui son sabot tout d'une pièce ne donnerait pas les moyens de se tenir ferme en labourant, soit sur les côtes rapides et pierreuses de la montagne, soit sur le terrain argileux, humide et glissant de la plaine. On ne pratique pas ces labours profonds, ni ces deuxièmes et troisièmes façons que demandent les terres fortes de la Provence. On sème souvent sur le sol en friche, ou après un premier labour, toujours fort légèrement fait. La charrue a la forme élémentaire des charrues antiques : c'est un araire que le laboureur dirige de la main gauche. De la main droite il tient un bâton au bout duquel est un fer plat destiné à nettoyer le soc de la charrue, et à en enlever les pierres, les racines et la terre qui s'y sont accumulées pendant le travail. Le soc ne s'enfonce pas dans le sol ; il trace le sillon parce qu'il va perpendiculairement à la surface. Les bœufs qui tirent la charrue sont attelés au joug, placé en travers de la nuque. L'age est un long morceau de bois allant obliquement, de la pièce qui porte le soc, s'attacher au milieu du joug.
A l'époque de la récolte, les moissonneurs ont à redouter une petite araignée rouge dont la morsure occasionne une enflure générale, qui parfois, assure-t-on, est promptement mortelle. Pour guérir le patient, il faut, dit-on, le mettre dans un four chaud, ou lui faire absorber une forte dose d'opium avec du camphre.
Il n'y a pas de moulin banal ou communal. Tous les moulins qui[505]existent appartiennent à des propriétaires. Les meules sont faites sur place par des tailleurs de pierre, qui les tirent du granit si abondant au sein de ces montagnes. L'eau du fleuve les fait tourner ; ce sont des moulins tout à fait élémentaires. Le meunier avecc son âne va chez les particuliers chercher le grain ou la chataigne à moudre ; il rapporte la farine au client. Lorsque vient le moment de pétrir, une femme de la maison, mère ou fille, sépare elle-même la farine du son, à l'aide d'un tamis qu'elle fait courir rapidement au-dessus de la maie, sur deux bâtons parallèles. Dans certains cas, c'est la meuniêre qui remplace l'âne et qui sur sa tête emporte le grain et rapporte la farine.
§ 22. SUR LA RÉCOLTE ET LA CONSERVATION DES CHATAIGNES.
Rien de plus naturel que de se demander comment les propriétaires d'arbres (châtaigniers, chênes ou oliviers) qui ne possèdent pas en même temps la terre où ces arbres sont plantés, procèdent à la recolte des fruits, châtaignes, glands ou olives. Ce singulier genre de propriété enclavée n'est pas rare (§ 1) ; une coutume a donc dû s établir pour régler la question. Il s'agit, par exemple, ici des châtaigniers : au moment de la récolte des châtaignes, on a soin de nettoyer le terrain sous les arbres ainsi aliénés, et lon délimite, au pied de chacun d'eux, le périmètre dans lequel chaque propriétaire d'arbre doit ramasser la châtaigne. On évite ainsi les discussions qui pourraient s'élever à propos de l'enchevêtrement des branches entre arbres voisins. Pour tracer ces diférents périmètres, on se sert des herbes et des feuilles mortes recueillies sur le sol.
Dans quelques conditions que se fasse la récolte, telle est habituellement l'abondance de la châtaigne, qu'il en faut faire des conserves, et le procédé de conservation consiste à la sécher. La plus grande partie de la récolte est donc soumise au traitement que voici. La plupart des habitations sont bâties sur un terrain incliné ; de sorte que le côté sud des maisons forme un rez-de-chaussée servant de cave et d'écurie, tandis que le premier étage s'ouvre du côté du nord de plain-pied avec le sol, c'est le contraire lorsque la cave ou l'écurie ont leur ouverture du côté du nord. Il arrive donc que la plupart de ces caves et écuries sont creusées dans la montagne. C'est là que[505]l'on met le bois à brûler, le foin, etc. Au-dessus de la cave est la partie habitée de la maison. Elle se compose, même dans les plus modestes conditions, d'une salle au fond de laquelle se voit une petite fenêtre sans vitres, fermée par un contre-vent. A côté de la fenêtre est le lit, souvent unique, dans lequel couche alors toute la famille, père, mère et enfants des deux sexes. Près de la porte se trouve le foyer. Dans certaines maisons le foyer occupe près de la moitié de la salle, et est séparé par une cloison du compartiment où l'on dort. Il n'y a pourtant pas de cheminée dans la maison, et même s'il y en a une dans le compartiment du foyer, elle ne sert que pendant l'été. Le feu depuis le mois de septembre se fait au foyer (§ 10). Sur ce foyer, au centre, on place bout à bout plusieurs gros morceaux de bois, dont la flamme]s'éleve librement, vive et joyeuse, en même temps que la fumée se répand dans toute la salle et s'échappe par le plafond ou grillage en bois, de toute l'étendue de la salle du foyer. Sur cette claire-voie on étend les châtaignes fraiches en couche épaisse, et on ies remue tous les trois ou quatre jours. A l'action de la chaleur du foyer, et au contact de la fumée, la peau de la châtaigne se dessèche, puis la châtaigne elle-même. La fumée monte ensuite dans le grenier et s'échappe au dehors à travers les tuiles en terre rouge ou en bois. Il n'y a jamais de plafond dans les greniers, qui contiennent souvent le four à cuire le pain. Quand la châtaigne est sèche, on la met dans un sac que l'on frappe violemment contre une pierre ; le plus souvent, à Bastelica, un homme ou une femme met dans une petite caisse une certaine quantité de châtaignes, et piétine dessus. nu-pieds, jusqu'à ce que la châtaigne devienne blanche. Quand elle est débarrassée par ce frottement de sa première et de sa seconde enveloppe, on la vend à raison de 1f, 20 le décalitre. Elle sert à la ourriture des animaux domestiques, et à celle des personnes, par passe-temps, pendant les longues courses à pied dans la montagne ou à la plaine. Réduite en farine, elle forme la base principale de la nourriture de la majorité des habitants. On la réduit en farine à l'aide des moulins que fait tourner le Prunelli, et dont les meules de granit proviennent des flanes de la montagne. On la mange cuite à l'eau, dans un chaudron, avec un peu de sel, et on tourne la bouillie avec un bâton jusqu'à ce qu'elle soit dure. Puis on renverse le chaudron sur une table ou sur une serviette, à l'aide d'un fil on coupe en ranches ce pàté humide : c'est la polenta. On la mange ainsi soit scule, soit avec du rôti, soit avec du broccio. C'est un mets que l'on [507] trouve promptement délicieux, parce que la châtaigne du pays a un parfum et un suc qu'on ne trouve pas ailleurs.
§ 23. SUR LA PROPAGATION DES OLIVIERS ET LA RÉCOLTE DES OLIVES.
On constate sur les coteaux et les collines de la Corse un curieu exemple du rôle inconscient que jouent souvent les animaux dans la propagation des végétaux. Le merle vient par myriades avec les vents du nord-est au mois de novembre ; il offre aux gourmets un gibier rival de l'ortolan, dans les années froides et neigeuses. Mais il rend, en outre, sans le savoir, un immense service aux propriétaires : friand d'olives, il en dissémine les noyaux sur les pentes qui doyinent les plaines ; on lui doit ainsi d'innombrables sauvageons que la grère transforme en vastes forêts d'oliviers. Cet arbre, qu'en Provence la main de l'homme émonde, arrondit et maintient de petite taille, libre et frane d'allure en Corse, devient aussi grand que les chènes les plus élevés. A Bastelica, le climat est trop sévêre pour que le merle trouve des olives à manger ; mais il se rabat sur les fruits de l'arbousier et du genévrier.
Comme souvent le sol et les arbres dont il est planté appartiennent à deux propriétaires distincts, le premier doit jouir de ses revenus, qui consistent en pâturages loués au berger: le second doit récolter les fruits de ses arbres, qui, à la plaine, sur les bords de la mer, sont presque toujours des oliviers. La cueillette des olives se fait en novembre, décembre, janvier, février, mars. Or les bestiaux sont friands de ces fruits, que l'on ne gaule pas, mais qu'on laisse tomber naturellement de l'arbre ; ce qui explique la durée prolongée de la récolte. Afin de concilier tous les intérêts, l'usage. depuis un temps immémorial, ne permet l'entrée du troupeau sur le pàturage que de neuf heures du matin à la tombée de la nuit. Durant l'intervalle de temps que réserve cet usage, le vent fait tomber les olives à terre, le propriétaire de l'arbre vient dès l'aube, et jusqu'à neuf heures du matin ramasse tout ce qu'il trouve sous son arbre.
§ 24. SUR LE ROUISSAGE ET LE TISSAGE DU LIN.
Le territoire de Bastelica produit du lin d'excellente qualité ; il en fournissait jadis davantage, mais cette culture a diminué à mesure[508]que s'est répandu l'usage des tissus venant du continent, et que se sont développés le jardinage et la culture des prairies. Ce lin est roui dans des fossés remplis de l'eau des ruisseaux, que l'on détourne afin de ne point empoisonner les bestiaux ; puis il est foulé à la main, et quand il est réduit en filasse, il est filé à la quenouille par les femmes et les filles du pays, soit pendant les veillées, soit en gardant les troupeaux, soit quand elles vont, le matin, presque toujours nu-pieds. chercher à la forêt le bois mort qu'elles rapportent sur leur tête. Ces femmes acquièrent une grande habileté dans l'art de manier la quenouille et le fuseau, elles font des fils d'une finesse, d'une égalité et d'une solidité remarquables. Certaines d'entre elles tissent ce fil à l'aide de métiers à la main, faisant courir la n avette à mesure que les pieds, se levant et s'abaissant l'un après l'autre, soulèvent la trame. La trame est préparée par les femmes, qui plantent des bâtons fourchus à une distance de quatre ou cinq mètres l'un de l'autre, sur une longueur de quarante ou cinquante mètres : une dizaine de femmes marchant l'une derriêre l'autre, avec une boule de lin filé dans un panier, vont d'une extrémité des bâtons à l'autre, croisant le 1il en allant à une extrémité, puis le croisant du côté opposé quand elles retournent au point de départ. Cette trame ainsi entremêlée est maintenue par des bâtons légers que l'on y introduit : des bâtons fourchus elle est transportée autour d'un moulinet sur lequel on l'enroule en l'étendant sur ces bâtons légers, que l'on place dans le sens du moulinet à mesure que celui-ci tourne, maneuvré par un homme ou par une femme robuste. En même temps, une autre femme tend la trame en se l'enroulant autour du corps, et avance pas à pas à mesure que tourne le moulinet. Avec cette toile on fait les chemises et les draps.
§ 25. VERS A SOIE ET ABEILLES.
Le pays est tout à fait apte à la culture du mûrier, même dans la montagne. Cet arbre y prend des proportions magniliques ; ses feuilles sont larges, vertes, tendres ; les vers à soie y éclosent avec une facilité merveilleuse, et font des cocons gros et lourds, soit blancs, soit jaunes, mais toujours de première qualité. Il est triste de voir pays comblé de tous les dons du ciel, courbé sous le joug de la[509]routine malgré les efforts de quelques hommes courageux et intelli gents, qui ont déjà fait un bien infini à leurs compatriotes, mais dont l'exemple n'est pas suffisamment suivi. La Corse attend encore un administrateur sérieux, occupé d'autres soins que de lui-même et des créatures qu'il cherche à s'y faire. Depuis 1830, ce pays a proegressé par la force des choses et par suite de l'énergie, de l'intelligence de ses habitants, et malgré leurs travers, plus que par la bonne direction qui a pu lui étre imprimée.
L'apiculture ne demande qu'à être encouragée ; le miel est riche et odorant; la cire blanchit au soleil pendant l'hiver. Les ruches sont faites d'une planche longue sur laquelle on applique de l'écorce de châtaignier, de façon à former comme une longue caverne à sommet convexe et fermée à ses deux extrémités. Pour l'hiver, dès le mois d'octobre on les transporte, sur des charrettes ou sur la tête des femmes, dans le fond de la vallée, où les abeilles trouvent jusqu'au mois de mai un climat plus doux, un soleil plus chaud et des plantes odoriférantes. Le printemps venu, on les reporte de la même açon à la montaggne. Lorsqu'un essaim nouveau s'échappe, le propriétaire l'attire à lui en soufflant bruyamment dans sa main gauche fermée en guise de trompette ; iltient de la main droite une ruche ouverte par un bout et dont il a préalablement frotté les parois intérieures avec une moitié de citron. Les abeilles arrivent en tournoyant, le couvrent parfois de toutes parts, puis peu à peu entrent dans la ruche, aussitôt que leur reine y est entrée elle-même. Pour recueillir le miel, on écarte les abeilles avec de la fumée de tabac ou l'on se frotte les mains avec une certaine herbe préservatrice.
§ 26. CE QUE C'EST QUE LES LUCQUOIS.
Les artisans de Bastelica sont surtout le forgeron, le maréchal fer rant, le menuisier, le maçon et le charpentier. On y trouve encore des scieurs de long qui débitent le bois de construction : ils sont divisés en compagnies (squadra) de cinq ou six hommes qui ont un chef (caporade). Les foréts donnent naissance à l'industrie du charbon de bois ; les ouvriers sont italiens, presque tous venant de Lucques, de Parme, de Modène. Ils débarquent au mois d'octobre et retournent dans leur pays au mois d'avril et au mois de mai. Ils arrivent[510]en Corse, chaque année, au nombre de douze à quinze mille hommes. Divisés en bandes de six, dix ou quinze hommes, sous un capoorade qui raite avec les entrepreneurs ou avec les propriétaires, ils travaillent dans les forêts comme scieurs de long, dans les ventes, comme charbonniers ; sur les routes, comme casseurs de pierres et terrassiers ; dans les vignes, dans les champs, comme laboureurs pour faire des défrichements, des labours à la bêche, des facons de culture du mais, des opérations de desséchement des lieux marécageux ; ils procèdent à la taille, la culture et la plantation de la vigne ; d'autres s'emploient come ouvriers macons ; quelques-uns sont charretiers.
§ 27. SUR LA MALARIA D DES BREBIS.
La maladie que les bergers redoutent le plus pour leurs troupeaux est la malaria elle attaque le foie des brebis et elle est incurable. Elle est produite par une herbe de ce nom qui croit dans les pâturages humides. Lorsqu'on ouvre le foie d'une brebis morte de cette maladie, on y trouve comme la figure de cette plante, et elle semble marcher comme si elle était un animal vivant. Cette maladie ne figure pas parmi celles que la loi met au nombre des vices rédhibitoires. Il est admis que la vente d'un troupeau dans lequel se déclare cette maladie est nulle, si quelques bêtes meurent de cette affection dans le délai de deux mois ou six semaines à partir du jour de la livraison, en tenant compte des circonstances de temps et de lieu. Cette maladie souvent ne présente des caractêres extérieurs visibles que longtemps après que les bêtes ont quitté les pâturages infectés de l'herbe maudite2.
§ 28. LES BEUFS DONNÉS A BUATICO D.
[511] Dans les pays de plaine voisins de Bastelica, les agriculteurs n'élèvent ni n'entretiennent d'animaux de labour. Où trouvent-ils des bœufs de trait L'agriculteur de la plaine vient à la montagne vers le mois de septembre, et souvent vers le mois d'août. et il loue un ou deux bœufs qu'il vient prendre au commencement d'octobre ; il les emmène avec lui, et fait à la plaine ses labours et ses semailles. Il les rend au mois de février ou de mars. Parfois, il les reprend au moment de 'la moisson, parce que ce sont les beufs qui égrènent le blé sur l'aire. On les attache au bout d'une corde dont le maître tient l'autre extrémité, et on les fait tourner jusqu'à ce que la paille soit brisée, et le grain sorti de son épi. Parfois on se sert d'un rouleau ; mais tout autre mode de séparer le blé de la paille est inconnu. Ce contrat de louage s'appelle buatico ou boiatico, ainsi que le prix convenu dans ce contrat pour le temps pendant lequel le beuf est loué, ou, comme on dit, donné à buatic. Le prix du buatico est vingt-quatre décalitres de blé par bœut loué ; le propriétaire de l'animal est tenu d'aller lui-même chercher son blé dans la commune où son bœuf a labouré. Lorsque le bœui est loué pour faucher la moisson, ce qu'on appelle tribbierau. le buatico est augmenté de six décalitres de blé.
§ 29. L'ÉGLISE DE BASTELICA.
L'autel (§ 3) est en marbre et digne d'être remarqué. Au-dessus de la grande porte d'entrée qui regarde l'ouest se trouve un triptyque du quinzième siècle, sur bois, d'une peinture três vive et qui mériterait d'être restauré. On y voit au centre les douze apôtres, et dans les panneaux latéraux différentes scènes des Ecritures. Le vieux couvent des Franciscains, admirablement situé, comme tous les couvents du monde, au centre de la vallée, près d'une source, opposait jadis ses murs très épais aux ataques de tout ennemi extérieur, et, en tout temps, protège à la fois contre la grande chaleur et contre l'extrême froid. L'église n'est pas voûtée ; on voit les tuiles, qui souvent lais [512] sent passer l'eau des pluies ou de la fonte des neiges, et les murs latéraux supportent de nombreuses et fortes poutres de châtaignier sur lesquelles repose la toiture. L'église paroissiale, sous l'invocation de Saint-Michel, était de même forme et dans un état plus pitoyable encore. On l'a démolie, et aujourd'hui sur l'emplacement on essaie de construire une nouvelle église un peu plus grande, d'un style ogival bâtard, où les proportions ne paraissent pas observées, et qui coûtera fort cher, non pour la plus grande gloire de Dieu, non pour la plus grande gloire de l'architecte qui a voulu faire grand et qui a fait lourd, mais au grand détriment de la caisse de la commune. C'est donc dans l'église Saint-Fraņois que se célèbrent et que se célébreront longtemps encore les cérémonies religieuses.
§ 30. LES COUTUMES DU MARIAG6.
bLorsque entre deux familles un mariage est conclu, les parents du iancé se réunissent le soir aux parents de la fiancée, dans la maison de celle-ci ; le jeune homme en entrant embrasse sa fiancée, et s'assied auprès d'elle. Une femme de la famille met sur le feu du foyer une poêle, dans laquelle, avec de la farine et un morceau de broccio, espèce de fromage à la crème tiré du lait de chêvre, elle fait des beignets d'une nature particulière, que l'on appelle fritteltli. On présente aux fiancés une assiette de ces beignets ; ils en mangent chacun un, et les fiançailles sont faites. On boit à la ronde le ¯fiasco (flacon de vin), et au moment de se retirer, le jcune homme est conduit dans le lit de la jeune fille par la mère de celle-ci : il est dès lors de la famille. A Bastelica, il n'y a point d'exemple qu'à la suite d'une union semblable il y ait eu rupture. Avant la loi de 1852 qui a défendu le port d'arme, le jeune homme, en entrant dans la maison de sa iancée, tirait en l'air un coup de pistolet. C'était sa manière d'annoncer à la commune qu'il passait par la maison, selon l'expression consacrée. Plus tard, si la récolte des châtaignes est bonne, i la tonte des laines et la vente des agneaux et des chevreaux ont été bonnes, alors on se marie, toujours sous le régime dotal. Aussi les actes de mariages sont-ils fréquemment du même coup des actes de reconnaissance et de légitimation d'enfants.
Lorsqu'un jeune homme et une jeune fille ne peuvent se marier,[513]parce que les parents s'y opposent, ils se rendent à l'église, chacun avec des témoins, au moment où le prêtre va dire sa messe. Ils écoutent tranquillement l'office religieux jusqu'au moment de l'élévation. Alors, pendant que le prêtre tient l'hostie dans ses deux mains et que s'opère la consécration, le jeune homme se lève, et, à haute voix, au milieu du silence, il prend l'assemblée à témoin qu'il veut pour épouse la demoiselle qu'il désigne par son nom, et il s'enfuit. La jeune fille se lève à son tour, prononce les mêmes paroles et s'enfuit aussi. Tel est le mariage a da grecque ou al al destino.
Après les fiançailles (sposalizaie), les noces (noaae) ont lieu plus ou moins tard. Lorsque le jeune homme va prendre sa femme dans un pays voisin, et la raumène au village, une course à cheval est faite par les jeunes gens de la noce, qui sont les mogliacheri. Dês que le cortège arrive à environ deux ou trois kilomètres du village où doit demeurer la jeune épouse, qui marche en tête sur un cheval blanc, les cavaliers les plus jeunes, les plus hardis, se lancent à fond de train jusqu'à la maison de l'époux. C'est à qui arrivera le premier, afin de s'emparer des clés de la maison, et de les rapporter, toujours au galop, à la nouvelle épouse. Bastelica est divisé en quatre quartiers séparés par des ruisseaux. Il y a peu de temps ecncore que se pratiquait une vieille coutume, reste de la civilisation ancienne lorsque la nouvelle épouse quittait son quartier, accompagnée de ses amies et de ses parents, et qu'elle arrivait au ruisseau qui délimitait les deux quartiers, elle trouvait sur l'autre rive son mari, les amis, les parents de celui-ci. Elle se rejetait en arriêre ; ses parents et amis la recevaient ; alors le mari et sa troupe franchissaient le ruisseau, et il se livrait un simulacre de combat, au bout duquel l'épouse enlevée était conduite dans le nouveau quartier, et dans la maison conjugale. Le jour des noces, la mariée danse seule avec tous les jeunes gens invités, l'un après l'autre.
§ 31. LES COUTUMES DES FUNÉRAILLES.
Dês que s'échappe le dernier soupir d'un moribond, un parent, un ami allume un cierge et le place successivement dans chaque main du moribond : puis il l'eteint, et la fenêtre ou la porte restent ouvertes, afin que l'âme puisse prendre son vol vers le ciel. On ne la[514]referme qu'après l'enterrement. Le mort, revêtu de ses plus beaux habits, est exposé sur un canapé dans la grande salle de la maison. Alors viennent toutes les femmes du pays, parentes ou amies. Elles s'agenouillent autour de la chambre, disant des prières à voix basse ou parfois causant entre elles. L'une d'elles se lêve, s'approche du lit, et chante, dans des improvisations qui ne sont point toujours sans charme, les vertus du défunt : il a élevé tant d'animaux : il était bon ; il était fidèle ami, bon partisan ; il n'ajamais eu plus d'un ennemi ; il se rattache à telle famille célêbre par ses exploits dans la guerre civile ou étrangère, et ayant aujourd'hui un membre haut placé à Paris ou ailleurs. Si c'est un enfant, une jeune fille, les chants sont appropriés à la circonstance. Ce chant s'appelle cocero. Il est certains voceri tout à fait poétiques, remarquables par la grâce ou l'énergie, et qui des temps reculés sont arrivés jusqu'à nous3. Ces poésies se chantent sur un mode plaintif, uniforme, avec une note élevée qui termine la phrase musicale. Quand le temps est beau, le corps est exposé devant la maison ; on le rentre le soir. Aussitôt la mort venue, les femmes, les filles, les cheveux épars, jettent des cris perçants ; il en est qui s'égratignent. Ces démonstrations se renouvelleront lorsque le corps sera conduit à l'église et de là au cimetière. Pendant que retentissent ces cris commandés par la coutume, d'autres parents pétrissent le pain, font chauffer le four. Lorsque la nuit est tombée, que le prêtre qui est venu dire le rosaire s'est retiré, que les voceri[515]ont cessé, on distribue aux assistants qui passent la nuit à veiller le mort, le pain, le vin, le jambon ; vers le matin, le petit verre et le café ; de sorte qu'il arrive parfois que le lendemain du décès est marqué par des démonstrations bien différentes de celles de la veille.
Enfin le clergé arrive : le corps est enlevé. Les hommes marchent devant, les femmes derrière le corps, et elles font entendre leurs voix plaintives. Mais lorsque le défunt est mort d'ume mort violente, ces chants, ces voix, prennent un singulier accent d'énergie. Les femmes crient, se lamentent, invectivent le meurtrier absent ainsi que sa famille ; parfois elles tombent en syncope Si le cortège passe devant la maison du meuirtrier, alors, les poings fermés, les yveux ardents, la bouche écumante, elles jettent les menaces et les imprécations sur les habitants de cette maison, dont toutes les portes sont fermées, les fenêtres closes, et qui demeure dans un silence de mort.
Presque tous les hommes portent la barbe entière ; en temps de deuil, ils la portent plus longue, ils laissent croître leurs cheveux. Les femmes s'habillent de noir, des pieds à la tête, et font disparaltre leurs cheveux sous deux ou trois mouchoirs, dont l'un, noir, couvre tous les autres, plus le front, et passe sous le menton. Elles portent une jupe noire ou faldetta. Cette jupe est relevée par derrière sur la tête, et avance jusque sur les yeux. Elle est souvent maintenue sur le sommet de la tête par une épingle.
S'il n'existe pas dans le pays de sociétés de secours mutuels, il existe du moins une espêce de société en participation, dont le but est de procurer à chaque habitant qui meurt les honneurs funêbres les plus splendides, sans qu'il en coûte rien à la famille. Presque tous les habitants de la commune font, depuis leur naissance, partie de cette société. Jusqu'à l'âge de seize ans, chaque sociétaire paie à la caisse de la société 30 centimes par an ; depuis cet âge jusqu'à la mort il paie 60 centimes par an moyennant cette rétribution, chaque sociétaire, ou confrère, comme l'on dit, a droit, au jour de sa mort, à douze gros cierges en cire qui restent à la confrérie ; à autant de petites messes qu'il y a de prêtres dans la commune ; à une gragd'messe dite parata (§ 3), chantée avec toutes les leçons ; à tous les offices des morts (ce qui fait qu'un enterrement est une cérémonie qui dure souvent trois heures) ; à une conduite de tous les confrères qui sont dans le village. Chaque année, le mardi de Pàques, le chef ou prieur de la confrérie, qui est sous l'invocation de saint François, choisit douze confrères qui sont chargés de nommer le sous-prieur pour [516] l'année qui s'ouvre. Le sous-prieur de l'année qui vient de s'écouler devient prieur et recaoit les comptes de son prédécesseur dont le mandat annuel vient de cesser. Comme la méfiance est le fond du caractère des habitants, le surplus de l'argent qui s'accumule chaque année et qui reste après que toutes les dépenses ont été soldées et vérifiées est mis en dépôt entre les mains d'un vénérable prêtre du pays qui jouit de la considération universelle. Il a une clé de la caisse, et le prieur et le sous-prieur en ont chacun une. Cette société, n'ayant pas tous les caractères d'une société légalement reconnue, ne pourrait placer des fonds en son nom ; il faudrait que ces fonds fussent placés sous le nom d'un habitant du pays. Mais, comme chacun des deux partis qui se partagent la commune craindrait que celui au nom duquel cet argent serait placé, en rentes sur l'Etat ou autrement, ne s'appropriât cet argent, on préfère le laisser dormir, au lieu d'en faire un placement dont les intérêts serviraient à augmenter le capital ou à secourir les nécessiteux.
§ 32. DE LA DANSE DES REGINED EN TEMPS DE CARNAVAL.
Il n'y a qu'une fête qui amène avec elle la danse, c'est le carnaval. Alors la jeunesse mà̂le du pays se réunit, elle se travestit, les uns en femmes, le visage couvert d'un oile, le corps revêtu de robes, de rubans, de fichus, les plus riches que l'on a pu trouver, chez des parents et des amis ; les autres en 'urcs ou Maures, avec le turban, la veste, le pantalon bouffant, sans préjudice des ornements qu'anène la mode du jour, le visage noirci par le noir de fumée ou d'autre matière. Accompagnée d'un violon, précédée d'un étendard, la bande s'avance en dansant, en faisant la farandole comme en Provence. Puis, à un moment donné, un individu dans la foule qui suit le cortège s'empare de l'étendard et s'enfuit. Les Turcs les plus agiles le poursuivent, ressaisissent l'étendard, et reviennent en dansant tout autour, faisant des gestes, prenant des poses, tenant à la main un arPavec sa flèche. Quand la pantomime guerrière a cessé, chacun des Maures prend la main d'un de ceux qui sont habillés en femmes et que l'on appelle regine, et devant la maison des notables ou sur la place publique on danse un quadrille. Puis on va dans un autre endroit recommencer ce divertissement. Si sur son parcours, la farandole rencontre un individu isolé, elle l'entoure, le fait prison[517]nier jusqu'à ce qu'il paie rançon, à savoir vin ou cigares. De même, le propriétaire de la maison devant laquelle a §leu le quadrille a distribué des beignets, dits fittelli, ou du vin, ou des cigares.
Cette danse est un des rares vestiges de la domination des Arabes, qui au X° siècle s'emparèrent momentanément de l'île, et y laissèrent quelques-uns de leurs usages. La danse des Maures, dans les montagnes de Bastelica, est une allusion éloignée aux luttes que les habitants eurent à soutenir contre les sectateurs de Mahomet, non seulement au temps de la conquête, mais dans les siècles suivants, tant que la Méditerranée fut soumise aux courses des pirates barbaresques.
§ 33. LES CORSES EN DISGRACE.
Tout individu qui tue ou qui blesse mortellement celui dont il croit avoir à se plaindre tombe en disgrâce. Il prend la fuite, et trouve partout secours et sympathie parmi les gens du pays : il se fait bandit. Pendant de longues années, le bandit a été le fléau de la Corse ; il était aimé des femmes, redouté de la force armée et de ses ennemis, protégé par les hommes influents à la fortune politique desquels il n'était pas toujours étranger. En 1852 et en 1853, le nombre des bandits était de 180 a 200. Un préfet de la Corse contribua puissamment à faire disparaître ce fléau, dont il subsiste encore des restes dans les montagnes ; mais la justice l'y aida vigoureusement. Des secours d'argent furent donnés à ceux qui indiquaient la retraite des bandits ou les lieux par où ils devaient passer ; les bandits tombés dans le piège furent arrêtés, et, au moindre geste, rendus immobiles avec une balle dans la tête. Lorsqu'ils ne se rendaient pas assez promptement, les chefs du parquet donnaient à leurs parents un délai déterminé, à l'expiration duquel, si le bandit ne se constituait pas lui-même prisonnier, son père, sa mère, sa femme, ses enfants étaient mis en prison jusqu'à ce qu'il se fut livré. En 1863, ce procédé de répression était encore pratiqué.
§ 34. INDICATIONS HISTORIQUES CONCERNANT L'ILE DE CORSE.
Voiei les lignes dédaigneuses que le géographe Strabon (eogr., livre V, 7) consacrait, du temps d'Auguste (il y a près de deux mille ans), à la future patrie de Napoléon :
[518] « L'ile de Cyros, que les Romains nomment ˉCorsica, est un pays affreux à habiter, vu la nature âpre du sol et le manque presque absolu des rou praticables. Il en résulte que les populations, confinées dans les montagnes et réduites à vivre de brigandages, sont plus sauvages que des bêtes fauves. C'est ce qu'on peut du reste vérifier sans quitter Rome, car il arrive souvent que les généraux romains font des descentes dans l'île, attaquent à l'improviste quelques-unes des forteresses de ces barbares, et enlèvent ainsi un grund nombre d'esclaves. On peut alors observer de près la physionomie étrange de ces hommes farouches comme les bêtes des forêts, ou abrutis comme les bêtes de somme, qui ne supportent pas de vivre dans la servitude, ou qui, s'ils se résignent à ne pas mourir, lassent par leur apathie et leur insensibilité les maîtres qui les ont achetés, jusqu'à leur faire regretter le peu d'argent dont ils les ont payés. Il y a cependant quelques parties de l'île qui sont à la rigueur habitables, et où l'on trouve même quelques petites villes, telles que Blésinon, Charax, Eniconie et Vapanes. » Voilà comment les Corses, vers le temps où allait naitre Jésus-Christ, étaient connus, traités et appréciés des Romains, leurs maîtres depuis un siècle et demi.
Rome n'était d'ailleurs pas la première puissance qui fût entrée en rapports avec les insulaires de Cyrnos. D'après les traditions du monde méditerranéen de l'antiquité, les Phéniciens avaient, à une époque reculée, établi sur divers points de ses côtes des stations commerciales ; puis des émigrants basques s'y étaient arrêtés ; enfin, première date historique, vers 570 ans avant l'ère chrétienne, les Phocéens de l'Asie Mineure y vinrent chercher un refuge contre la domination naissante de Cyrus. Ils fondêrent, sur la côte orientale, la ville d'Aleria, aujourd'hui pauvre village oublié sur des ruines, mais qui pendant plus de dix siècles (88 avant ..C. à 951 après .J.C.) fut la première ville de la Corse. La domination phocéenne ne tarda pas à succomber devant celle des Carthaginois, à laquelle les armes romaines, au commencement de la première guerre punique, mirent fin, en 259, par les victoires du consul Lucius Cornélius Scipion. Il fallut quatre-vingt-dix-sept ans de lutte avec les Corses pour qu'en 162, après l'expédition de Scipion Nasica dit Corculum, ome fût définitivement maîtresse de leur île. Alors elle s'efforça, selon sa coutume, de coloniser sa conquête : Slla, en 88, releva de ses ruines Aléria, détruite pendant les guerres du troisiême siècle (avant Jésus-Christ), et inaugura sa longue période[519]de prospérité. Au témoignage de Pline l'Ancien, la colonisation romaine fit éclore en Corse jusqu'à vingt-trois villes, dont quelques-unes assez commercantes. Confondus avec tant d'autres nations, dans le monde romain, les Corses ne firent guère parler d'eux pendant cinq cents ans. Mais l'agonie de l'empire d'Occident mit un terme à ce repos prolongé. Genséric et ses Vandales, à partir de 458, firent dans l'île plusieurs tentatives d'occupation violente. Bélisaire, au nom de Justinien, empereur d'Orient, les expulsa définitivement en 534. La rapace et tyrannique administration des Byantins ruina la Corse et la laissa sans défense contre les Ostrogoths (548) ; Narsès ne l'en affranchit (553) que pour la livrer bientôt, avec l'Italie, à la rage et à la tyrannie des Lombards (568). Deux siècles aprês (773, Charlemagne la rattachait par les armes au royaume d'Italie, l'une des parties de son vaste et fragile empire, et la mettait ainsi à l'abri des entreprises des pirates maures ou sarrasins, qui, depuis 713, ne cessaient de la tourmenter et s'y étaient établis. Louis le Débonnaire lui continua cette protection ; mais à partir de 950, dans l'état d'impuissance et de dissolution ou étaient tombés les derniers Carlovingiens, commence pour la Corse un siècle de dissensions intérieures et d'incursions sarrasines, qui la poussèrent enfin à chercher dans son voisinage l'appui d'une puissance tutélaire. Elle se jeta dans les bras de la Papauté, dont était alors investi le grand et vertueux Grégoire V. Celui-ci la mit sous la suzeraineté de l'éveché de Pise, qui fut érigé en archevêché. Urbain I, en 1091, donna ce fief à la puissante république pisane, à la charge de repousser de cette île désolée par eux, les sarrasins, qui furent en effet chassés de la Corse et de la Sardaigne.
La domination pisane fut bienfaisante et féconde, mais la république touchait malheureusement au terme de ses prospérités. Dês le milieu du onzième siècle éclata entre Pise et Gênes une lutte que rendaient inévitable leur prospérité commune et la rivalité de leurs intérêts commerciaux : elle dura plus d'un siècle, et la république de Pise y succomba. De 1195 à 1347, conquise pied à pied par les énois, la Corse dut enfin se soumettre. Le joug était pesant ; en quatre-vingt-sept ans trois grandes insurrections tentèrent de le briser. Ce fut en vain ; de 1434 à 1487 la Corse fut indignement opprimée et cyniquement exploitée par cette république de marchands. De 1487 a 1511, ce fut une série de soulèvements toujours rudement comprimés. Alors parut Sampiero Corso, qui consacra sa vie à faire[520]la guerre aux Génois dans les rangs de leurs ennemis, et à pousser ceux-ci à la délivrance de son île natale. Dix ans il servit avec éclat le roi de France IHenri II ; avec son assistance et eelle des 'lurcs ses alliés, il reprit, sauf Calvi, toute la Corse à ses oppresseurs ; mais en 1559, le traité de Câteau-Cambrésis rendit sa proie à la république de Gênes. Sampiero continua seul la lutte dans les monts de la Corse : en 1567, les Génois fatigués achetèrent d'un traitre la vie du patriote indompté. Ils firent payer cher au malheureux pays sa lutte héroique et la légitime obstination de sa haine. L'inique expiation dura deux siècles ; mais les trente-neuf dernières années furent une série à peine interrompue de révoltes formidables. C'est au milieu de ces sanglants conflits que le célêbre aventurier vestphalien Théodore Étienne, baron de Neuhof, se fit proclamer roi, au couvent d'Alesani, sous le nom de Théodore er (1737), par les patriotes corses un moment séduits. Il n'avait plus, huit mois après, qu'à prendre la fuite pour échapper aux suites d'une entreprise insensée. Ce n'était pas toutefois que le mouvement insurrectionnel eut faibli; loin de là La république de Gênes, qui d'ailleurs ne gardait plus que des lambeaux de sa puissance passée, ne se crut pas en état de rétablir par ses seules forces sa domination détestée ; elle implora l'aide de la France. Louis MV, persuadé, non sans raison, que l'Angleterre était toute prête à fournir le secours qu'il aurait refusé de donner, se résigna à intervenir en 1738, plutôt comme médiateur armé que comme répresseur résolu. Le comte de Boissieux, avec 3.000 hommes, échoua dans les tentatives de conciliation dont il était chargé, fut contraint d'en venir aux mains avec les insurgés, fut battu à Borgo et mourut moins de quatre mois plus tard, le 2 février 1739. Aussitôt fut envoyé en Corse le marquis de Maillebois avec 12.000 hommes : en huit mois il sut pacifier l'île et se faire aimer de la population ; le 7 septembre 1741, il rentra en France avec sa petite armée. Nouvelles révoltes après son départ ; le marquis de Cursay, en 1748, fut envoyé avec 2.000 hommes ; il réussit trop bien auprês des insulaires au gré du marquis de Chauvelin, qui représentait à Gênes le roi Louis XV, et qui, non content de le faire rappeler, alla lui-même en Corse pour rouvrir l'île à ses maîtres exécrés. Alors se leva Pasquale Paoli (1755), qui, à vingt-sept ans, prit la direction des patriotes révoltés, organisa une armée de 25.000 hommes et s'établit si solidement dans le pays que la république de Gênes, renonçant non seulenent à la lutte mais à ses droits, les vendit au roi de France, à titre[521]de nantissement de ses dettes envers lui et contre une indemnité de. deux millions de francs. Le traité fut signé a Versailles le 15 mai 1768, quinze mois jour pour jour avant celui où de Charles-Marie Bonaparte, l'un des compagnons d'armes de Paoli, et de Maria-Letitia Ramolino, naquit, à Ajaccio, Napoléon Bonaparte.
Gênes avait pu céder ses droits, mais non la Corse, que tenait Paoli avec ses partisans. Après une défaite du marquis de Chauvelin à Borgo, il fallut une armée commandée par le comte de Vaux, une campagne réguliêre et la défaite de Pontenuovo (9 mai 1769), pour réduire Paoli à chercher un asile en Angleterre. Bastia fut le siège du nouveau gouvernement, auquel le comte de Vaux et le marquis de Marbeuf, son successeur, surent promptement rallier toute la population. Vingt ans plus tard, la Révolution française, du consentement des Corses, déclara leur île partie intégrante du territoire français, où elle forma, en 1790, un département avec Bastia pour chef-lieu. La Convention, en 1793, brisa cette unité en présence de l'esprit de révolte qu'avait réveillé Paoli. Élu président de l'assemblée départementale formée selon la constitution de 1791. il noua des intrigues avec l'Angleterre pour rendre l'indépendance à ses compatriotes, et fomenta le soulèvement de 1793, qui introduisit les Anglais dans la Corse. Partagée alors en deux départements, le Golo, chef-lieu Bastia, le ˉLiamoneˉ, chef-lieu Ajaccio, elle se prêta peu aux menées de Paoli, qui dut s'enfuir dès 1794 ; en 1796, elle rejeta complètement de son sol les intrus, dont les visées égoistes n'étaient plus douteuses pour personne. En 1811, le plus illustre de ses enfants, devenu empereur des Français, reconstituait le département de la Corse et lui donnait pour chef-lieu Ajaccio, son pays
Sampiero ˉCorso et anina d'Ornano. — Sampiero est né à Bastelica, où l'on montre encore sa maison, appelée la rre (la Tour), à cause de l'anoblissement accordé à sa descendance (les maisons dites torri sont seulement celles des nobles ou anoblis). Au sommet de la montagne, on montre aussi des débris de constructions qui furent, dit-on, ses écuries.
Ce héros était fils d'un porcher ; il vit le jour vers 1501 et mourut en 1567. Jeune il s'engagea d'aventure dans une bande de condottieri, comme aujourd'hui beaucoup de jeunes Corses se font soldats. Il se distingua par son courage, et se mit au service de la France. L'amour de sa patrie, écrasée sous la domination de Gênes, le mena[522]jusqu'à Constantinople, en quête d'alliés contre la république oppressive. Pendant son absence de France, sa femme, Vanina d'Ornano, qui était de race noble, se laissa circonvenir par les agents des 6énois lui promettant, pour ses fils et pour elle, honneurs, dignités, richesses. Elle habitait Marseille et s'embarqua pour Gênes; mais elle fut rejointe en mer par un ami de Sampiero, chargé par celui-ci de veiller sur sa famille. Sampiero, à son retour de Constantinople, apprit la tentative faite par sa femme de se réfugier à Gênes. Il la conduisit en Corse avec ses enfants, et là il lui annonca qu'elle devait mourir, en punition de ce qu'elle avait trahi son pays. La tradition rapporte que V'anina se soumit à son sort, sans essayer même de fléchir son juge, mais ne lui demanda qu'une grâce, qui fut accordée. Comme son mari était le seul homme qui l'eût touchée, elle demanda à mourir de sa main. Sampiero s'agenouilla devant elle à cause de sa noblesse, puis, lui dénouant sa ceinture (d'autres disent sa jarretière), il la lui jeta autour du cou, et l'étrangla dans un baiser. Sampiero retourna à Paris à la cour de Catherine de Médicis, où les dames l'accueillirent avec de sanglants reproches. Il se contenta de leur dire : « Et qu'importe au roi de FTrance la querelle de Pierre avec sa femmel Cet homme, qui n'avait qu'un amour, l'amour de la patrie, qu'une haine, la haine des oppresseurs de son pays, fut assassiné dans le canton de Bastelica, sur le territoire de la commune d'Ocana, par son domestique Vittolo. Le traître lui tira par derrière un coup d'arquebuse, tadis que les Ornano, frêres de Vanina, l'attaquaient par devant avec leurs sicaires : ils avaient acheté à prix d'argent Vittolo, qui était de Bastelica. Son nom est devenu synonyme de traître ; c'est la plus cruelle injure que l'on puisse adresser à un Corse.
Le fils de Sampiero prit le nom d'Ornano, devint général sous Charles X et IHenri II, puis maréchal de France sous Henri IV. Son fils, après avoir été gouverneur de Gaston d'Orléans, fut aussi maréchal de France. Associé aux complots du comte de Chalais, et emprisonné pour ce fait au donjon de Vincennes, il y mourut à quarante-cinq ans le 27 septembre 1626, cinq semaines aprês le supplice du jeune comte. Le second maréchal d'Ornano ne laissait pas de postérité directe.
§ 35. SUR L'ORGANISATION DE LA FAMILLE CHE LES PAYSANS CORSES.
[523] Les familles des paysans montagnards de la Corse sont constituées selon le type de la famille-souche. Le chef de famille institue un héritier, qui le plus souvent est le fils aîné ; dès que lui nait chacun des autres enfants mâles, le pêre le destine à une carriêre différente de celles qu'il a choisies pour ses aînés ; e'est l'armée, les fonctions publiques, l'Églis e. La transmission des biens est réglee presque toujours par un testament, fait par-devant notaire, à l'époque où les deux parents, chefs de maison, voient approcher le terme de leur carrière. Ils attribuent d'habitude à l'aîné, en qualité d'héritier du bien patrimonial, le quart dont la loi leur permet de disposer. Le chef de famille, qui porte le nom de padrone, jouit . d'une grande autorité, et sa femme est la première à donner l'exemple d'une respectueuse soumission qui n'exclut pas une affection vive et constante. Elle ne fait rien sans l'autorisation de son mari ; c'est elle qui gère sous son autorité toutes les affaires du ménage. Véritable génie du foyer, e'est'elle qui conserve et transmet religieusement à ses enfants les traditions de la famille et l'esprit national ; c'est elle qui malheureusement élève ses fils aux récits mille fois répétés des haines ou des amitiés entre lesquelles ont vécu leurs ancêtres ; qui, lorsqu'ils arrivent à l'âge d'homme, rappelle aux jeunes gens les injures traditionnelles reçues ; elle qui conserve avec soin et leur montre avec une sauvage énergie quelque sanglante dépouille d'une chère victime qui attend sa vengeance. a vendetta si célêbre des familles corses vit au cœur des femmes ; ce sont elles qu'il faudrait convertir d'abord à des sentiments plus chrétiens.
Selon l'usage, sous cet asile durable du toit patrimonial, les vieux parents sont bien traités, parce que leur place y est toujours naturellement conservée. L'amour paternel est d'ailleurs très vif et les affections de famille forment entre tous ceux d'un même sang des liens d'une incroyable solidité. Trop souvent leur puissance les égare jusqu'au crime. La plupart des familles ont ainsi des parents qui, à la suite de querelles à main armée, expient leurs attentats dans des établissements pénitentiaires. Mais l'amitié de la famille. l'affection de leur parti tout entier plaint leur disgrdce et les ab[524]sout ; ils ont souffert pour l'honneur de tous. C'est là une des plus affligeantes traditions que maintient une coutume détestable. C'est une conséquence déplorable de luttes séculaires contre des maîtres étrangers, de haines farouches nourries par l'habitude de la violence, et poussant à l'exagération l'esprit de famille, si fécond en bienfaits sous d'autres rapports.
La loi française gêne la coutume en matière de transmission des biens, sans que les intéressés se montrent disposés à en profiter pour transformer les meurs antiques. Le quart disponible est laissé à l'héritier même dans le cas de partage avant décès. C'est alors par voie de donation. Les filles, qui toutes ont été mariées sous le régime dotal, ne réclament que très rarement, même lorsqu'elles ont été inégalement traitées dans le partage. Parfois le pêre de famille, au moyen de ventes simulées, assure le retour au fils héritier d'immeubles que le partage légal aurait contraint de vendre ou de morceler.
Comme cela se voit partout ailleurs, à cette organisation stable de la famille se lient des habitudes traditionnelles d'émigration temporaire ou durable ; cependant le Corse émigré perd rarement tout esprit de retour. lnsulaire et montagnard, il rêve, apres les travaux d'une vie active et lointaine, un asile près d'un foyer corse, une tombe de famille dans la terre du pays natal.
Notes
1. M. Max. Migot fut, de 1869 à 18s5, juge de paix a Haebrouc (Nord).
2. L'auteur, rapportant ici les dires des bergers, parle évidemment de l'afection que l'on appelle en rrance la pourriture, et qui semble produite par un ver intestinal, la douue du foie (dstomum hepaticum), ver plat, long d'environ trois ou quatre centimètres et assez semblable à une petite feuille. Quant à l'herbe maudite, c'est sans aucun doute une erreur populaire qui la signale come la cause du mal. Les jeunes douves vivent dans le corps de petites limaces que les moutons avalent avec l'herbe qu'ils broutent. Elles se ivent dans le foie de ces bestiaux, s'y développent et y pondent des eufs, qui, expulsés avec la fiente du ruminant., vont éclore librement dans l'eau de quelque etang ou de uelque marécage. (Comité de plication.)
3. Prosper Mérimée, dans son beau conte corse de Colomba, donne l'échantillon suivant du vocero, devenu, dit-il, populaire, qu'aurait improvisé sa farouche héroine devant le cadavre de son père, vieux colonel des armées de Napoléon Ier,revenu chercher l'abri de sontoit héréditaire après d'un ennemi de sa famille lorsque le frère vengeance de cet assassinat. L'auteur dit qu'il va essayer d'en traduire quelques verres