N° 67.
TISSERAND
DE LA FABRIQUE COLLECTIVE DE GAND
(FLANDRE ORIENTALE — BELGIQUE).
DANS LE SYSTÈME DES ENGAGEMENTS VOLONTAIRES PERMANENTS,
D'APRÈS LES
RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN OCTOBRE ET NOVEMBRE 1881.
PAR
M. LE COMTE F. VAN DEN STEEN DE JEHAY 1.
Sommaire
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OBSERVATIONS PRÉLIMINAIRES DÉFINISSANT LA CONDITION DES DIVERS MEMERES DE LA FAMILLE.
Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille
§ 1ᵉʳ. État du sol, de l'industrie et de la population.
[173] La famille habite la commune d'Uytbergen2, à 18 kilomètres de Gand et 12 kilomètres de Termonde ou Dendermonde. sur la rive gauche de l'Escaut.
Au point de vue géologique et agricole, le territoire de la com[174]mune d'Uytbergen se divise en terres sablonneuses et terres argileuses. Les premières appartiennent à une de ces bandes de terrains parallèles qui traversent les provinces septentrionales de la Belgique de l'ouest à l'est, et se rattachent aux diverses formations des terrains tertiaires, pliocènes, miocènes et éocènes (systèmes diestien, oldérien et rupélien de Dumont). Celle de ces bandes qui enveloppe Uytbergen, large de cinq à six kilomètres, s'étend de Bruges à Hasselt en pssant par Malines et au nord de Louvain. Les efforts de la patiente agriculture flamande ont si bien transformé ces sables naturellement stériles qu'on peut les considérer comme définitivement acquis à la culture. Il ne subsiste plus, de-ci et de-là, que quelques rares monticules, ilots de sable, parfois couronnés de pins rabougris, qui sont comme des points de repère rappelant la nature primitive du terrain.
Cependant les terres argileuses l'emportent de beaucoup en fertilité sur les terres sablonneuses. A une certaine époque, les flots puissants de l'Escaut sont venus miner les fragiles assises des collines et des dunes du système boldérien. Les marées et les tempêtes ont poussé les eaux jusqu'au milieu des vallées, ont nivelé les plus petites, créé ailleurs des criques et des schorres. C'est aux parties basses, à limon argileux, transformées par le travail humain en polders ou en prairies, que s'applique proprement la qualification de « riches campa gnes flamandes .
Bien que peu éloignée, à vol d'oiseau, de centres populeux importants, la commune d'iytbergen se trouve très isolée par sa situation topographique. u sud, elle s'appuie à un coude de l'Escaut. Dimmenses prairies, interceptées de canaux et de fossés, lui forment une barrière naturelle du côté de l'ouest. Au nord et à l'est, elle a pour limite un de ces vastes marais auxquels les gens du pays donnent le nom de broec3, lit primitif de l'Escaut ou résultat d'une inon[175]dation, et dont une partie, aujourd'hui desséchée et constituant un polder, n'en est pas moins restée inhabitable.
Ainsi entourée, la commune d'Uytbergen forme une sorte de presqu'ile rattachée au pays d'alentour par deux bandes de terre qui sont de véritables isthmes. La comparaison est d'autant plus juste que, presque tous les hivers, les vastes prairies qui entourent la commune, les unes avoisinant l'Escaut, les autres comprises dans le broec, sont couvertes par les eaux. Alors les deux isthmes dont nous parlons sont les seules voies de terre ferme par lesquelles on puisse arriver au village
Depuis quatre ans, il est vrai, un pont construit sur l'Escaut a quelque peu diminué cet isolement. Ce pont a le triple avantage de relier la commune d'Uytbergen à celle de Vichelen située sur l'autre rive, de lui donner accès au chemin de fer de T'ermonde à Gand, et de la mettre sur le passage d'une voie de communication assez importante, la chaussée d'Alost à Loleren.
La circulation plus active qui doit résulter de cette nouvelle situation, contribuera certainement à la prospérité matérielle de la localité. Elle influera sans doute aussi sur l'état moral de la population (§ 17) ; mais l'œuvre des ingénieurs n'a pas encore eu de résultats appréciables à ce dernier point de vue.
Le chiffre de la population oscille depuis longtemps aux environs de 1.200 ames. On croirait que ce chiffre doit s'augmenter rapidement, à voir combien les enfants sont nombreux dans les familles ; mais de temps à autre. l'une ou l'autre famille émigre, va s'établir dans les villages voisins ou même en France (§ 17), et il est rare que des étrangers viennent remplacer ceux qui s'en vont4.
Le territoire de la commune est de 670 hectares. Il y a 223 maisons, dont 4 inhabitées. Les 219 maisons habitées sont occupées par 243 ménages. Les recensements n'indiquent pas le nombre de pièces ou chambres que les maisons habitées comprennent.
Quant au groupement des habitations, on doit distinguer le village proprement dit et un hameau disltant d'une demi-lieue qui se nomme le Donc. Le village compte 918 habitants, le hameau, 309.
[176] Le village commencant à l'Escaut, à l'endroit où l'on a récemment jeté un pont sur ce fleuve, s'étend sur une longueur d'un kilomètre le long de la chaussée qui, vers le nord, mène à Overmeire et Loleren, vers le sud, à Wichelen, Alostet Termonde. De cette route ou chaussée qui constitue le seul cheminpavé de la commune, se détachent six ou sept chemins vicinaux, qui tous se perdent dans la campagne, sauf un seul qui mène en longeant l'Escaut vers Ber
A gauche de la route s'étend la partie la plus élevée de la commune, ce qu'on appelle le auter, c'est-à-dire les terrains sablonneux dont nous avons indiqué plus haut l'origine géologique, au milieu desquels s'élêvent quelques monticules, et qui, à raison de leur altitude, sont toujours préservés des inondations. C'est de ce côté qu'habite la famille dont nous nous occupons. Sa maison est la dernière d'un petit groupe auquel on arrive en quittant la chaussée vers le milieu du village, en suivant pendant une vingtaine de mètres un chemin vicinal, puis une impasse ou sentier bordé de haies. La situation est relativement pittoresque et excellente, au point de vue de la salubrité : dominant de cet endroit la campagne sablonneuse et légèrement ondulée qui va s'abaissant vers l'Escaut, on y jouit à la fois d'un air pur et d'une vue riante et assez vaste.
A droite, et à quelque distance de la route, commence le polder, c'est-à-dire les terrains dont le niveau est inférieur à celui des hautes marées de l'Escaut et qui, par conséquent, ne se trouvent à l'abri des inondations qu'au moyen de digues.
Le polder s'étend jusqu'aux marais du broecb. Les terres du podder sent les plus fertiles ; mais les risques d'inondation rendent leur culture aléatoire et sont une cause de dépréciation.
L'église, située près de la route, à deux ou trois cents mètres de l'Escaut, a conservé son vieux cheur et son vieux clocher gothiques en moellons. La ne1 a malheureusement été reconstruite dans ce siècle sans aucun souci d'architecture, en briques rouges. Malgré ce contraste déplaisant, l'édifice, dégagé des mai sons, entouré du cimetière et d'une haie soigneusement entretenue, offre un joli point de vue à ceux qui remontent le fleuve.
La maison occupée par la famille de notre ouvrier est la dernière d'un groupe de trois ou quatre habitations. En face s'élève un petit bâtiment des « dépendances » dont l'usage est divisé entre les locataires du bâtiment principal : chacun de ceux-ci y dispose de deux ou[177]trois réduits où ils élèvent, qui une chèvre, qui des lapins, et où chacun remise sa petite provision de céréales, fourrages, etc.
n'y a dans la commune aucun établissement industriel proprement dit, à l'exception d'une huilerie à vapeur où sont occupés une dizaine d'ouvriers. L'industrie du tissage à domicile, largement rémunératrice dans les débuts, donna lieu alors à un véritable engouement. Bien qu'elle soit en décadence, le nombre des tisserands s'élève encore à 53.
Quelques individus deviennent bateliers, naviguant pour leur compte, ou bien, — métier plus pénible, — tireurs de bateaux». Mais le nombre de ces derniers est fort réduit depuis l'établissement sur l'Escaut d'un service régulier de remorqueurs.
La pêche dans l'Escaut ou les marais constitue sinon l'occupation exclusive, du moins l'occupation la plus importante de quelques habitants : elle est assez productive pour être pratiquée comme moyen d'alimentation.
La majeure partie de la population s'adonne aux travaux agricoles. les uns cultivant leurs propres terres ou celles qu'ils tiennent en location, les autres louant pour ces travaux leurs services à la journée. Beaucoup tiennent en même temps cabaret.
Une industrie ancienne dans les Flandres, mais exclusivement féminine, est celle des dentelles : elle est encore représentée à Uytbergcn par quelques ouvrières habiles ; toutefois leur nombre décroît. en même temps que leur gain, devenu presque insignifiant (§ 18).
L'instinct de la corporation n'a pu se développer que chez les tisserands. Ceux-ci font tous partie d'une société ou confrérie, laquelle cependant ne peut être qualifiée d'institution de prévoyance, car la caisse de la société, alimentée par des cotisations trop modcstes, n'est pas suffisante pour venir en aide aux membres âgés, malades ou infirmes ; elle ne sert qu'à organiser chaque année un banquet, et. lorsqu'un membre de la société vient à mourir, à faire célébrer un service funèbre pour le repos de son âme.
§ 2. État civil de la famille.
La famille décrite dans la présente monographie comprend actuel[178]lement sept membres, dont l'âge et les liens de parenté sont les suivants
1.JOSEPH DE SCHRYVER, chef de famille marié depuis quatorze ans, né le 5 janvier 1835............ 50 ans.
2.MARIA-JOSEPHA DE GROEVE, sa femme, née le 14 mars 1852............ 33 —
3.COLETTA DE SCHRYVER, leur première fille, née le 16 novembre 1872............ 12 —
4.JEAN-BAPTISTE, leur fils unique, né le 18 mars 1875............ 9 —
5.JUSTINE (dite STINEQUE), leur seconde fille, née le 4 avril 1877............ 7 —
6.NATHALIE, leur troisième fille, née le 19 août 1879............ 5 —
7.MÉLANIE, leur quatrième fille, née le 7 juillet 1882............ 2 ans 1/2
Les parents et beaux-parents de l'ouvrier sont morts.
Plusieurs de ses frères sont établis dans la commune ; les uns sont tisserands, les autres agriculteurs. Tous ont conservé entre eux des relations cordiales, sans s'accorder d'aide financière, car chacun ne peut que suffire à ses charges personnelles.
§ 3. Religion et habitudes morales.
Les deux époux sont catholiques et pratiquent leur religion très régulièrement. L'ouvrier a fort bien appris le catéchisme dans son enfance ; suivant une expression familière, il l'a connu «sur le bout de ses doigts ». Ce qu'il en a retenu est très suffisant et il lui arrive même parfois d'aider son fils à l'étudier.
L'aînée des enfants, Coletta, qui a fait sa première communion au commencement de l'année courante, a cessé d'aller à l'école pendant la semaine ; elle se rend à l'école dominicale (ondagschoo) qui est fite les dimanches après midi, de 4 à 5 heures, par le sous-instituteur communal, sous la direction du curé, et qui est accessible aux jeunes filles jusqu'à l'age de vingt ans et même au delà si elles y tiennent. Mais généralement le respect humain leur en fait abandonner la fréquentation bien avant cet âge. Joseph De Schryver dit qu'il engagcra sa fille à y aller le plus longtemps possible. sans cependant l'y contraindre.
Il y a, en outre, un cours de cautéchisme pour filles et garçons qui est donné à l'église par le curé lui-même. les dimanches, de 1 a 2 heures, avant les vêpres. Cette classe s'appelle leering et les entants bien élevés ne manquent pas de s'y rendre. Coletta De Schryver est du nombre.
[179] Les autres enfants en âge d'école, Jean-Baptiste, Justine et Nathalie, reçoivent l'instruction religieuse à l'école communale, qu'ils fréquentent régulièrement.
Le dimanche, le père assiste généralement à la grand'messe avec ses enfants. La mère va à la messe basse. La nécessité de garder le logis oblige la famille à se diviser ainsi.
Les repas en famille sont toujours précédés du Beedicie. Celui-ci se dit à haute voix, habituellement par la fille aînée. quelquefois par un des autres enfants. Il consiste en un Pater et un Ave.
Les prières du matin se disent isolément : la mère fait réciter à chaeun de ses enfants, lorsqu'elle les a habillés, un ou deu Pater et Ave. Les prières du soir se disent en commun, immédiatement après le souper : elles comprennent le Pater, l'Ave, le Credo, les actes de foi. d'espérance et de charité et les litanies de la Sainte Vierge.
L'ouvrier est d'un caractère paisible, foncièrement honnête, sociable, ne dédaignant pas la plaisanterie, sans pourtant rechercher les relations ou réunions du dehrs. Il est aimé et estimé de tous ceux qui le connaissent. Dans un village où les jalousies et les rivalités ne sont pas rares, il ne s'est jamais fait d'ennemis. Il a pour règle de conduite de ne s'occuper que de ses propres affaires et de ne jamais intervenir dans les querelles d'autrui. Dans les réunions du dimanche. les seules auxquelles il prenne part . son arrivée est toujours bien accueillie à cause de son humeur joyeuse et égale.
Joseph De Schryver sait lire et écrire ; mais il met assez rarement ces connaissances à profit. Il ne possède en fait de livres que le catéchisme (en deux exemplaires) et son livre de prières. Le dimanche, il lui arrive quelquefois de lire le journal au cabaret.
L'aînée des enfants, Coletta, a peu de moyens naturels. Elle a fréquenté l'école pendant cinq ans. jusqu'à sa première communion et ne sait encore ni lire ni écrire couramment. Jean-Baptiste. l'unique garçon, âgé de neuf ans, révèle de plus heureuses dispositions : il sait déjà lire et écrire et montre des velléités d'apprendre le métier de son père. La seconde fille parait également assez bien douée.
La femme est complêtement illettrée, mais intelligente et active. Excellente mère et épouse, lorsqu'elle ne travaille pas hors de la maison, elle s'occupe de ses enfants et du ménage. Elle vit en bonne harmonie avec son mari : jamais il ne s'est produit entre eux une discussion trop vive.
§ 4. Hygiène et service de santé.
[180] L'ouvrier est de bonne constitution, mais peu robuste. Sans avoir jamais été malade, il n'est guère à même de supporter des excès de travail, bien qu'il s'en impose quelquefois.
Les couches de la femme se sont toujours heureusement accom
La fille aînée, Coletta, a eu une extinction de voix qui a duré quatre ans. On a consulté à son sujet, à cinq reprises différentes. deux médecins des environs. Ces consultations n'ont rien coûté à 'ouvrier.
La seconde petite fille a été pendant trois ou quatre mois malade d'une fièvre muqueuse. Le médecin n'est venu qu'une fois et n'a pas ordonné de remèdes ; cette visite a également été gratuite.
§ 5. Rang de la famille.
L'ouvrier doit être rangé dans la catégorie des tàcherons ; il est payé suivant la qualité et le nombre des coupons de toile qu'il a tlssés sur des dimensions déterminées. Son métier lui appartient, sauf une pièce, le peigne, qui lui est fournie par le chef d'industrie, de même que le fil qui sert de matière première.
Au point de vue social, l'ouvrier rentre dans cette classe de travailleurs qui prétendent se suffire à eux-mêmes. Sa fierté consiste à ne pas recourir à la charité d'autrui. fl supportera donc de rudes privations plutôt que de demander des secours à qui que ce soit, bien qu'il en ait accepté parfois qui lui étaient offerts spontanément. Au demeurant, sa position est fort précaire, car il lui est impossible de faire la moindre épargne.
Moyens d'existence de la famille
§ 6. Propriétés.
[181](Mobilier et vêtements non compris.)
Immeubles. — La famille ne possède aucun immeuble. La maison qu'elle occupe et les terres qu'elle cultive sont prises en location............ 0f00
Argent. — Il restait à l'ouvrier en numéraire, au moment où la présente monographie a été dressée, une somme de six francs, produit de la dernière pièce de toile quil avait tissée............ 6f 00
ANIMAUX DOMESTIQUES. — Entretenus toute l'année............ 16f 00
1 chèvre laitiére.
ANIMAUX DOMESTIQUES. — Entretenus seulement une partie de l'année............ 1f 30
1 chevreau vendu à l'âge de quatre mois : valeur 4f 00. La valeur moyenne pour l'année équivaut au tiers de cette somme, 1f 30.
Matériel spécial des travaux et industries............ 55f 23
1° Industrie du tissage de la toile. — 1 métier de tisserand (la charpente ou gedouw), 8f00; — 1 tiroir (lade), 5f00: — 1 navette (schietspoele), 3f 00; — plusieurs systèmes de lattes (dwarstukken) comprenant 7 lames (twimelaers)5, 7 traverses courtes, 7 traverses longues, pédales ; total : 2 pièces à 0f25. 6f75 ; — 2 brosses pour encoller, 3f00; — 1 brosse usée, 0f50. — Total, 26f 25.
2° Entreprise de travaux d'élagage. — 1 paire d'éperons pour monter sur les arbres (spoeren). 2f50; — 1 petite hache à main, 2f50 ; — 2 courcets (stekyzers) ou serpettes 1ixées au bout d'une perche pour couper les branches auxquelles on ne peut atteindre avec la hache à main, 1f 97. — Total, 6f 97.
3° Culture des terres prises en location. — 1 brouette, 14f00: — 1 bèche, 3f 00; — 1 fourche trident, 1f50 ; — 5 rateau fabriqués par l'ouvrier lui-même, 2f70. — Total. 21f 20.
4° Outils domestiques. — 1 marteau, 0f 81.
Valeur totale des propriétés............ 78f 53
§ 7. Subventions.
[182] La famille n'est pas inscrite sur la liste des indigents de la commune. Il faut dire cependant qu'elle a participé cette année à quelques secours extraordinaires, n'ayant pas le caractère d'aumônes particulieres, à savoir : aux distributions de pains qui se font à l'issue de deux services anniversaires, selon l'acte de fondation ; et à des distributions de riz qui se sont faites toutes les semaines pendant trois mois d'hiver.
Il y a lieu, nous semble-t-il, de compter comme subvention l'intérêt du capital consacré par le chef d'industrie à fournir la matière premiére et une partie du matériel de tissage. C'est là en effet un prèt gratuit fait à l'ouvrier puisqu'il a la disposition de ce capital sans devoir payer d'intérêts. Les objets ainsi fournis sont les sui
Comme matériel de tissage : le peigne. C'est entre les dents du pcigne que les fils de la chaîne doivent passer pour être maintenus à égale distance les uns des autres. L'importance d'un bon peigne est considérable, car il assure la régularité du tissu. On comprend que le propriétaire le fournisse à l'ouvrier : les peignes se fabriquent mieu à la machine, tandis que la plupart des autres pièces d'un métier de tisserand, assez grossières, peuvent être confectionnées par un simple menuisier de village. La valeur du peigne peut être fixée à 8f 00.
Comme matière première : le fil. C'est l'avance la plus considérable faite par le chef d'industrie. L'ouvrier reçoit en une fois le il nécessaire pour tisser une pièce de toile entiere Une pièce comprend 340 aunes et il entre dans une aune pour 0f 70 de fil. 1Il s'ensuit que le capital mis ainsi à la disposition de l'ouvrier s'élève à 238f 00, l'avance totale faite par le propriétaire à 246f 00, et l'intérêt (5 ) de ce capital, à porter en compte comme subvention, à 12f 30.
Trois enfants, Jean-Baptiste, Justine et Nathalie, reçoivent l'instruction gratuite à l'école communale. D'après la base otficielle indiquée au règlement général pour l'instruction gratuite et qui sert à ixer le traitement et les émoluments de l'instituteur, cette subvention peut s'estimer à 9f 00 par enfant et par année.
[183] Entin, il nous faut compter comme subvention extraordinaire, un habillement complet donné par le bureau de bienfaisance et un particulier, à l'aînée des enfants, à l'occasion de sa première communion.
§ 8. Travaux et industries.
Travaux de l'ouvrier. — L'ouvrier est tisserand de profession : il s'occupe accessoirement de culture et est aussi élagueur.
Travaux de tissage. — L'ouvrier travaille à domicile pour le compte d'un chef d'industrie. l est payé à la pièce ou au coupon. Pendant l'année dont nous avons établi le budget (et son travail varie peu d'année à autre), il a tissé 58 coupons de toile, dont 46 de toile légère et 12 de toile forte. Il s'agit de coupons ayant 85 aunes de longueur, soit 59 1/2 mètres, et qui sont le quart d'une pièce entière. Le tissage d'un coupon de toile forte se paie actuellement 12f 50, celui d'un coupon de toile légère 6f 85. L'écart entre ces deux prix s'explique par ce double fait que le tissage de la toile forte demande plus de temps et est plus pénible que celui de la toile légère ; qu'il exige en outre une préparation spéciale, l'encollage6. dont les frais s'élèvent à 1f 00 par coupon.
La différence de temps est exactement du double. Il faut i jours pour tisser un coupon de toile forte : il n'en faut que 3 1/2 pour tisser un coupon de toile légère (§ 16, G). Les journées dont il est question sont des journées de 13 heures (durée moyenne). En fait, comme l'ouvrier évite de travailler à la lumière, ses journées de travail sont plus longues en été qu'en hiver.
La comptabilité entre l'ouvrier et son patron s'établit au moyen d'un livret laissé en la possession de l'ouvrier : on y inscrit le prix des objets achetés au magasin du patron et chaque fois que s'opère une[184]retenue, on déduit celle-ci de la somme inscrite au livret (§ 18).
Travaux d'élagage. — L'ouvrier s'occupe accessoirement de l'élagage des arbres. C'était autrefois sa profession principale. Comme ouvrier élagueur, il reçoit 2f 50 par jour, ce qui est un salaire élevé. Mais obligé de se transporter dans les villages voisins et de se nourrir au cabaret, il y dépense une partie de son salaire. Aussi le bénéfice net de la profession est-il insignifiant ( 16, B) et l'ouvrier ne continuet-il ce métier que pour un ancien client.
Travaux de culture. — L'ouvrier cultive 20 ares en 3 petites pièces de terre, l'une à côté de sa maison, les deux autres à deux ou trois cents mètres de là. Une moitié généralement est mise en pommes de terre, l'autre moitié en céréales, et la moitié mise en céréales donne une seconde récolte en betteraves. L'ouvrier plante aussi un peu de tabac dans la terre atenante à sa maison ; mais le temps qu'il emploie à cette culture, dans ses moments de loisir, après son dîner ou le soir, est si minime, qu'il ne peut guère s'estimer.
Travaux de la femme. — La femme consacre la majeure partie de son temps aux soins du ménage. Elle répare et rapièce les vêtements de la famille, mais, à l'exception des chemises d'enfants, ne sait pas en confectionner de nouveaux. Elle ne sait pas non plus tricoter ; par contre, elle blanchit elle-même le linge, elle aide son mari dans les travaux des champs et s'acquitte même de certains travaux pour le compte des tiers : travau de sarclage à l'automne et au printemps, aide pour faire la moisson, la récolte et le séchage du lin, la récolte des foins, les plantations d'oseraies ; enfin travaux de blanchissage chez des voisins. La journée ordinaire de la femme est cotée dans le pays 0f 72 ; mais les journées consacrées à la fenaison, à la récolte et au séchage du lin, se paient 1f 00.
Travaux des enfants. — Le seul profit que les enfants procurent à la famille est obtenu aux dépens de leur propreté. Il résulte de la bouse de vache ramassée sur les chemins environ quatre tonneux par an qui se vendent 1 fr. le tonneau. L'ainée des enfants, Coletta, apprend depuis cinq mois à faire de la dentelle. Ces leçons se sont d'abordpayées 0f60 par semaine ; le prix vient d'en être réduit à 0f 5. Jean-Baptiste, le second des enfants, actuellement âgé de neuf ans et demi, commencera probablement à apprendre le métier de son père à l'âge de treize ans, après avoir fini ses études primaires et fait sa première communion.
Industries entreprises par la famille. — Les industries de la fa[185]mille sont les spéculations relatives aux travaux de tissage et accessoirement d'élagage exécutés par l'ouvrier, la culture de quelques parcelles de terre, l'élevage d'une chèvre laitière, le blanchissage du linge que la femme fait pour le compte des tiers aussi bien que pour la famille, la location des services de la femme à l'époque de la récolte, enfin la fenaison, pour le compte des tiers, de quelques par celles de prairies.
Mode d'existence de la famille
§ 9. Aliments et repas.
L'ouvrier fait par jour cinq repas, quelquefois six. Il n'y a que les deux principaux, celui de midi et celui du soir, qui réunissent toute la famille, c'est-à-dire les parents et les enfants. Les autres repas, l'ouvrier les prend seul avec sa femme. Le premier repas, déjeuner à 4 1/2 ou 5 heures, se compose de café et de tartines à la graisse. Le second repas, à 8 heures, est un second déjeuner se composant comme le premier de café et de tartines. Le dîner, à midi, se compose presque invariablement d'un potage fait avec du lait battu, de la farine de sarrasin, du ri, une tranche de pain et du sel, ensuite de pommes de terre. ce menu modeste s'ajoutent quelquefois des choux de Savoie, tantôt simplement préparés à la graisse, tantôt écrasés avec des pommes de terre. Le pain en usage est du pain de méteil. A 3 ou 4 heures de l'après-midi, suivant qu'on est en été ou en hiver, il y a un goûter (café et tartines). Le souper est à 7 heures en hiver, à 8 ou 9 heures en été suivant l'heure du coucher du soleil. Il se compose de pommes de terre, de ce qui peut rester de la soupe du dîner, et de pain. Enfin, fort rarement, lorsque l'ouvrier doit travailler tard, il prend de nouveau du café et des tartines vers 9 ou 10 heures du soir.
On remarquera que dans les menus de ces repas il n'est pas question de viande. L'ouvrier en mange, au plus, six fois par an : deux fois aux deux bermesses du village ; une troisième fois à la fête des tisserands jour de l'année où il fait son repas le plus copieux :[186]une quatrième fois l'un ou l'autre dimanche, cn famille, lorsqu'il y a quelque épargne dans la maison ; enfin, deux fois par an habituellement, quand tel ami ou voisin a tué son cochon et envoie à notre famille quelque portion de la bête. Ceci sans préjudice d'un cadeau d'amitié moins important qui se distribue dans les mêmes circonstances et qui consiste dans ure sorte de bouillon (uetsap) fait avec la 1ête, le foie et les autres parties les plus grasses du porec. Cette bonne fortune échoit à De Schryver environ trois fois par an.
La veille du nouvel an, se célèbre chez notre ouvrier, de même que dans la plupart des maisons du village, un modeste réveillon. On se régale de « thé de cannelle s fait avec du lait doux, de la cannelle et du sucre, et de boeres, petits pains avec des grains de raisin de Corinthe, ou bien de mastelles, petits pains de dimension moindre, sans raisins mais de qualité plus fine.
La famille observe les prescriptions de l'Eglise concernant l'abstinence. A la vérité ces prescriptions produisent peu de changement dans son régime, puisqu'elle ne mange presque jamais de viande. Le mercredi des cendres et le vendredi saint, elle s'accorde parfois des fêves, et en fait de poisson, du hareng. Ces jours aussi, au lieu de graisse, on met sur le pain du sirop de pomme ou de la moutarde.
Dans les rares occasions ou l'ouvrier mange de la viande, cette viande est toujours du porc, et ne se mange pas autrement que rôtie. bLa graisse fondue est conservée pour en faire usage les autres jours. Les pommes de terre se mangent invariablement avec une sauce faite le lard bruni auquel on ajoute un peu de vinaigre et d'eau : ce mélange ne laisse pas que d'être appétissant et les gens de la campagnec préfèrent cette sauce à du beurre fondu.
Jamais l'ouvrier ne prend chez lui de bière, pas même les jours de hermesse. Au dîner et au souper on ne boit que de l'eau ; celle-ci se tire d'une pompe commune et est très pure. L'ouvrier ne prend de la bière qu'au cabaret, le dimanche, en jouant aux boules. Il en prend 2 à 4 pintes suivant que la chance le favorise, car c'est le perdant qui paie et le gagnant ne manque pas de profiter de la situation. De Schryver est joueur adroit et se vante de régaler moins souvent qu'ii n'est régalé.
En résumé, si, d'une part, les aliments dont se nourrit la famille sont aussi peu variés et aussi peu nombreux que possible, on peut dire, d'autre part, que pour suppléer à cette simplicité de mets, les repas sont nombreux et rapprochés, et que ce système d'ali[187]mentation paraît suffisant pour maintenir chacun en bonne santé.
§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.
La famille occupe une petite maison, sans étage, d'une superficie de 10m 45. couverte d'un toit incliné, en tuiles. L'intérieur se compose de deux pièces au rez-de-chaussée et d'un grenier. Il n'y a pas de cave. La première pièce, dans laquelle on entre directement de l'extérieur, est au ras du sol et d'une supericie de 17m 17 ; c'est la cuisine, servant en même temps de chambre à coucher pour les parents. La seconde pièce, d'une superficie de 14m 79, sert pendant le jour d'atelier, et la nuit de chambre à coucher pour les trois filles aînées. La plus jeune, qui n'a que deux ans et demi, dort dans un berceau à côté du lit des parents. Le fils loge chez un voisin. Les parents prévoient le moment où, par suite de l'accroissement de la famille ou de l'avancement en âge des enfants, il faudra transformer le grenier en une chambre logeable. Chaque pièce du rez de chaussée est éclairée par une fenêtre donnant sur la campagne dont l'horizon, en cet endroit. est assezL vaste.
Le loyer se calcule, par tradition, en florins ; il s'élève à 12 florin ou 90 centimes par semaine. Les contributions sont à la charge du propriétaire.
Meubles.. — Ne comprenant que le strict nécessaire............ 73f 51.
1° Lits. — 2 bois de lit avec fonds en planches, 8f00; — 2 paillasses bourrées de paille hachée, 6f00 ; — 3 traversins bourrés de balles d'avoine, 3f00; — 2 oreillers. 1f 00; — 4 cour vertures de coton, 8f00 ; — rideaux de lit, 2f00; — 1 berceau, 3f00. — Total, 31f00.
2° Meubles de la première chambre servant de cuisine, salle à manger et chambre à coucher pour les parents. — 1 armoire, 6f00; — 1 coffre en bois. 6f00: — 1 table, 2f50; — 4 chaises de paille. 3f20 ; — 1 poêle, 12f00 ; — 1 miroir, 0f36 ; — 1 horloge, 10f00; — 1 cruciti, 0f25 ; — 1 statuette de la Vierge, 0f45. — Total, 40f76.
3° Mobilier de la deuxième chambre servant d'atelier et de chambre à coucher ; outre le métier de tissage dont l'estimation est faite plus loin et le lit déjà mentionné, cette chambre contient : 2 chaises en bois, 1f00; — 1 petite chaise d'enfant. 0f75. — Total. 1f7.
Ustensiles. — Peu nombreux............ 11f 99.
1° Dépendant des cheminées et des poêles. — 1 coquemar, 1f50; — 1 pelle à feu. 0f50 ; — 1 paire de pincettes, 0f50; — 1 tisonnier, 0f 50. — Total, 3f00.
2° Employés pour le service de l'alimentation. — 8 assiettes de faïence blanche, 1f36 ; a4 jattes, 0f26 : — 1 cafetiére en terre cuite, 0f 76 ; — 1 boite en fer-blanc pour conserver le café, 0f40; — 2 bouteilles, 0f20; — 1 pot en fer, 1f50; — 2 grands plats creuv en terre cuite, 0f81 ; — 2 petits pots, 0f10. — Total, 5f39.
[188] 3° Employés pour les soins de propreté. — 1 canette, 0f 10 ; — 1 seau en fer-blanc, 1f 36; — 1 cruche, 0f0. — Total. 1f96.
4° Employés pour usages divers. — 1 quinquet à pétrole en fer-blane. 0f 76; — 1 paire de ciseauv, 0f63: — 1 canne, 0f25. — Total, 1f 64.
Linge de ménage. — Evidemment insuffisant............ 2f 10.
1 paire de draps de lit. 2f00; — 1 essuie-mains, 0f10. — Total, 2f 10.
VÊTEMENTS. — Quoique fort restreinte, la garde-robe de l'ouvrier et de sa famille comprend vêtements du dimanche et vêtements de eane............ 108f 17
Vêtements de l'ouvrier : 36f03.
1° Vêtements du dimanche. — 2 chemises blanches, 2f 68: — 1 paire de souliers, 3f34 ; — gilet en drap noir. 3f22 : — 1 veste, 3f20: — 1 pantalon, 7f50: — 1 blouse, 4f00; — 1 casquette. 1f00; — 1 cravate. 0f30 : — 1 paire de bas de laine, 0f64: — 1 paire de gants tricotes, 0f67; — 1 mouchoir, 0f30. — Total, 26f85.
2° Vêtements de travail. — 2 chemises de couleur, 2f 75 ; — 2 gilets à manches, 1f36 ; — 2 pantalons. 1f50; — 1 petite blouse 0f50; — 2 paires de bas de laine, 0f34: — 1 chemiette-col, 1f10; — 1 cravate en laine, 0f35 : — 1 casquette, 0f5 : — 1 paire de sabots, 0f48 ; — 1 mouchoir, 0f25. — Total, 9f18.
Vêtements de la femme : 28f86.
1° Vêtements du dimanche. — 1 manleau noir. 6f00; — 1 manteau de coton, 1f50: — robe d'étoife, 2f 60; — 1 jupon. 0f60: — 2 mouchoirs de cou, 3f14; — 1 tablier de soie 0f2; — 1 bonnet noir. 0f60: — 1 chemisette avec perles, 0f22; — 1 mouchoir, 0f15: — 1 paire de manchettes en laine, 0f15 ; — 1 paire de bas de laine, 0f53 ; — 1 paire de souliers en cuir. 4f50̂; — 1tablier en cotonnette, 0f18. — Total, 21f 09.
2° Vêtements de travail. — 1 jupon en laine. 1f7 : — 1 jaquette demi-laine, 0f62 ; — 1 bonnet tricoté en laine, 0f50; — 1 mouchir de cou, 0f50; — 2 tabliers, 1f26; — 2 cheises en coton, 2f 34 ; — 1 paire de bas de laine, 0f 40 ; — 1 paire de sabots, 0f40. — Total,
3° Bijoux : pas même un anneau de mariage.
VÊTEMENTS DES ENFANTS : 43f28.
Costume de première cmmunion de la fille aînée : 1 chaile de cou, 208; — 1 robe. 1I0f 50; — 1 bonnet, 1f67 ; — 1 paire de souliers. 4f17 ; — 1 robe de dimanche pour la mè́me, 2f00; — 3 robes de dimanche pour les autres filles, 3f00 ; — 3 bonnets tricotés, 1f12 ; — 2 petits tabliers. 0f50 ; — 5 paires de bas de laine, 1f75 ; — 10 chemises, 5f00; 4 paires de sabots, 0f 87: — 1 costume de dimanche du fils. 5f00; — 1 costume de semaine pour le même, 2f62; — 4 petites robes de semaine et 4 petits jupons. 3f00. — Total, 43f28.
Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 195f 77
§ 11. Récréations.
Les récréations de l'ouvrier sont rares et paisibles. Il ne va jamais au cabaret pendant la semaine. Les après-midi des dimanches, jusqu'à[189]la tombée de la nuit, il les passe à jouer aux boules. Le jeu de boules, très connu en Flandre, consiste à faire rouler des disques de bois le plus près possible d'un piquet qui sert de but. C'est essentiellement un jeu d'adresse.
L'ouvrier passe toutes ses soirées chez lui, à causer avec sa femme ou avec ses voisins, en fumant sur le pas de la porte. Il se présente cependant dans l'année cinq journées de distractions extraordinaires. D'abord quatre ermesses : les deux ermesses du village où habite l'ouvrier. et deux autres dans les villages voisins de Berlaere et de Schellebelle. Une raison spéciale l'attire dans le premier de ces villages : e'est celui où habite la famille de sa femme. Mais la plus grande fête de l'année pour De Schryver, c'est le banquet des tisserands, qui se donne le jour de la Saint-Sévère.
Les frais du banquet se prélèvent sur la caisse de la corporation, sauf la boisson. Cette caisse s'alimente par des versements mensuels de 10 centimes, cotisations recueillies par des collecteurs qui font très exactement la ronde avec des livrets. l'outefois cette caisse ne sert pas seulement à payer des réjouissances ; elle a aussi une destination moins frivole. Chaque fois qu'un tisserand vient à mourir, et pourvu, bien entendu, que la caisse le permette, on fait célébrer à son intention un service funèbre.
Histoire de la famille
§ 12. Phases principales de l'existence.
L'ouvrier est né à Uytbergen en 1835. Son père était teilleur de lin et a eu neuf enfants. ’Trois filles sont mortes ; il reste encore à De Schryver quatre frères et deux sœurs, dont il est le cadet. Ce sont ses frères aînés qui lui ont appris à tisser, et ceux-ci avaient appris le métier d'un individu qui logeait dans la maison paternelle.
Joseph De Schryver s'est marié à l'âge de trente-six ans. Sa femme est aussi fille d'un tisserand. Elle a pu nous dire le nom de sa mère, mais ses connaissances généalogiques ne remontent pas plus haut.
Il n'y a à noter aucun événement saillant dans la vie d'aucun des deux époux. Le mari n'a jamais quitté son village et n'en pas eu le[190]désir. Il a déjà été dit quiil avait un caractère tranquille, tout en étant gai et travailleur actif. De bonne constitution, il n'a jamais eu de maladie, non plus que sa femme, dont les couches se sont toujours heurusement accomplies.
§ 13. Mœurs et institutions assurant le bien-être physique et moral de la famille.
L'ouvrier entretient et élève sa famille par le produit de son travail, mais il ne parvient à lui procurer que le strict nécessaire. Il ne peut songer à faire de l'épargne, c'est-à-dire à améliorer sa position ou à s'élever à un rang social supérieur. Il est au contraire habituellement en dette de quelques francs chez son patron, du chef des objets achetés au magasin de ce dernier (§ 8), en outre d'une légère dette chez le boulanger. Cette dernière dette s'est accrue pendant l'année courante de 10 francs et s'élêve maintenant à20f01. La dette de l'ouvrier chez le patron étant actuellement de 9f12, sa dette totale est de 29f13. Vis-a-vis du patron, il ne veut pas, dit-il, que sa dette dépasse un certain chiffre, afin de conserver son indépendance et d'être sûr de pouvoir se libérer le jour où son contrat serait résilié. De fait, en feuilletant le livret de De Schryver pour l'espace des deux dernières années, nous avons constaté que sa dette n'était jamais descendue au-dessous de 3f09 et n'avait jamais dépassé 20f79.
Il semble que le défaut d'ambition pour un sort meilleur que l'observation constate chez l'ouvrier, doit être attribué moins à l'esprit d'imprévoyance qu'à l'impossibilité matérielle de faire mieux. Le salaire du tisserand à la main est devenu trop minime pour qu'il puisse songer à s'enrichir (§ 18). Tout ce que l'ouvrier peut faire avec son gain actuel, c'est se maintenir à flot. Aussi sa philosophie, heureusement étayée de confiance chrétienne, se résume-t-elle à dire : « Pourvu que le Bon bDieu m'accorde bon pied et bon il, jusqu'à ce que mes enfants soient en âge de travailler, je ne demande rien de plus ».
D'ici là son principal objet de crainte, c'est la maladie. Que sa femme ou l'un de ses enfants tombe malade, il ne serait pas à même de supporter l'accroissement de charges qui résulterait de ce malheur. Le coup serait encore plus terrible si lui-même était atteint par la maladie. car la famille se trouverait du jour au lendemain sans au[191]cune ressource. Il n'y a pas en effet d'allocation particulière sur la quelle l'ouvrier puisse compter en cas d'accident, la société des tisserands dont il fait partie n'étant pas organisée comme société de prévoyance et de secours mutuels (§ 1).
On peut s'étonner à bon droit, nous semble-t-il, de la sérénité dont fait preuve ce père de famille laborieux et intelligent en présence d'une situation aussi précaire.
Sans doute le sentiment instinctif de la solidarité humaine donne à chacun en ce monde le secret espoir que, dans les cas de force majeure, il se verrait porteraide et secours ; tous les jours du reste, dans un village qui est fort pauvre, l'ouvrier voit la charité s'exercer autour de lui. Mais cette espérance n'a jamais été, pour De Schryver, l'écueil où viennent échouer tant d'autres ouvriers, lesquels vivant comme lui au jour le jour, prévoyant que tôt ou tard un hasard malheureux les mettra à charge de la société et, se décourageant avant même que le malheur les atteigne, se laissent aller à la dérive et s'habituent dès lors à compter non plus sur leurs propres forces, mais sur la charité d'autrui. Tel n'est pas du tout le raisonnement que fait De Schryver : bien que sans espoir d'arriver à mieux. il luttera tant qu'il pourra, et s'il doit un jour devenir le client du bureau de bienfaisance de sa commune, il veut que ce soit le plus tard possible.
La seule chance d'amélioration que l'on puisse entrevoir dans l'avenir de la famille se produirait si le fils, intelligent et héritier de l'esprit de travail de son père, entrait dans une carrière plus fructueuse. Mais c'est là une hypothèse fort incertaine ; il parait plus probable que le fils apprendra le métier de son père, sans avoir plus que celui-ci l'espoir d'arriver à une position aisée.
§ 14. Budget des recettes de l'année.
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§ 15. Budget des dépenses de l'année.
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§ 16. COMPTES ANNEXÉS AUX BUDGETS.
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Éléments divers de la constitution sociale
FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE ;
PARTICULARITÉS REMARQUABLES ;
APPRÉCIATIONS GÉNERALES ; CONCLUSIONS.
§ 17. CARACTÈRE MORAL DE LA POPULATION RURALE FLAMANDE.
[205] Dans le village qu'habite l'ouvrier, l'esprit de la population est resté conservateur, respectueux des traditions, foncièrement religieux. bLa manière de vivre, le système de travail, les amusements en vogue., l'aspect même de la localité n'ont pas sensiblement changé de mémoire d'homme. Cet état stationnaire peut être attribué en partie à l'isolement dans lequel la commune d'Uytbergen s'est trouvée conlinée par suite de sa position topographique (§ 1), en partie au caractère naturellement placide et peu remuant de la population rurale des Flandres.
Le Flamand se contente aisément de ce qu'il a. Il n'est point curieux à l'excès de se qui sec passe à l'étranger, et se montre peu enclin à introduire chez lui des innovations. L'amour du clocher, l'attachement aux anciennes coutumes, l'affection de la famille sont profondément enracinés en lui. On pourrait citer, à titre d'exemple, un fait qui se produit chaque année dans la commune d'Utbergen et dans beaucoup d'autres. n certain nombre de jeunes gens partent au commencement de l'été pour la France, afin d'y travailler à faire la moisson ; c'est l'appât d'un salaire élevé qui les attire : à cette époque, en effet, la pénurie des bras est telle dans certaines parties de la campagne française que le salaire moyen s'y élève à 5 francs par jour, soit le triple du salaire ordinaire dans les Flandres. A l'automne, on voit régulièrement revenir tous ces expatriés, chacun rapportant au foyer domestique le capital, résultat de ses labeurs ; nul n'a songé à s'arrêter en route. à s'établir à l'étranger.
Quand des émigraions se produisent, c'es généralement en masse.
[206] On a vu, à l'époque que l'on a ppelée « la fièvre de l'or », il y a une trentaine d'années, plus de la moitié de la population d'un village s'embarquer pour l'Amérique. Le curé lui-même accompagnait ses paroissiens, lesquels fondèrent, par-delà les mers, un village nouveau et complet, y compris l'église, sur le modèle de celui qu'ils occupaient dans la mère patrie.
Encore actuellement en Flandre, nous croyons pouvoir dire que les émigrations individuelles sont rares ; le plus souvent, c'est une famille entière qui transporte sa résidence d'une localité dans une autre (§ 1).
Le sentiment de la famille paraît être resté plus vivace dans les cmpagnes, à raison surtout de ce qu'il y échappe à l'action dissolvante de la grande industrie. Tandis que dans les villes le travail à la fabrique isole les divers membres de la famille, sépare les époux pendant la majeure partie de la journée et enlève les enfants à l'éducation paternelle dès l'âge de onze ou douze ans, à la campagne, le travailse fait souvent en commun ; ensemble on va travailler aux champs, et pour ce qui concerne l'ouvrier tâcheron, travaillant àdomicile, il peut, sans quitter son métier, causer avec sa femme et surveiller ses enfants.
Un tel genre de vie entretient des mœurs patriarcales. Sous ce rapport, la famille dont s'occupe la présente monographie pourrait être citée comme modèle. Jamais la moindre altercation entre le mari et la femme n'est venue troubler une harmonie pleine de tendresse et d'affection réciproques. Le foyer domestique est cher et agréable à l'ouvrier ; aussi ne le quitte-t-il jamais cn semaine, si ce n'est par nécessité. Les après-midi du dimanche sont seules accordées à des réunions d'amis au dehors, et seulementjusqu'à l'obscurité, car l'ouvrier revient passer la soirée avec sa femme et ses enfants. Toutefois, il faut bien le dire, l'ouvrier fait exception en ce qu'il n'est point un habitué de cabaret.
Personne ne contestera que la principale cause de désordre chez les populations lamandes, c'est leur penchant à la boisson. Ce serait faire une statistique tout à la fois instructive et déplorable, que de calculer la quantité de bière consommée dans les provinces septentrionales de la Belgique. Le nombre seul des débits de boissons y est devenu prodigieux. Il y en a 33 dans la commune où habite l'ouvrier, pour une population d'un peu plus de 1.200 âmes, habitant 237I maisons, soit un cabaret pour 37 habitants et 8 maisons. Le journalier, dont le salaire ne dépasse guère 1f715 par jour, dépense assez communément au cabaret 1 frane chaque dimanche.
[207] Les rixes et les batailles sont les conséquences les plus naturelles et les plus fréquentes de l'ivrognerie. Il y a lieu de signaler la brutalité sauvage de ces disputes. A défaut d'autre arme, on se bat au couteau. Le peu d'importance qu'on attache en pareil cas à des blessures asse graves, l'indifférence des assistants, qui, souvent même, se sont plu à exciter les antagonistes jusqu'au point de les mettre aux prises, témoignent d'une rudesse de mœurs toute primitive. Jusque dans ces derniers temps, les acteurs de ces scènes de sauvagerie se recrutaient principalement parmi les débardeurs ou tireurs de bateaux, individus qui, pour la plupart, avaient choisi cette profession, d'ailleurs fort pénible, pour ne pas être astreints à un travail régulier. Cette classe de gens tend à disparaitre, le remorquage par bateaux à vapeur se substituant peu à peu à la traction par hommes de peine.
Les motifs des batailles sont généralement des plus futiles : il est relativement rare qu'elles aient pour causes des rivalités amoureuses. L'origine de la querelle doit plus souvent se chercher dans l'esprit taquin de gens buveurs s'attaquant mutuellement au cabaret par de méchants propos. S'il s'agit d'une réelle inimitié, le Flamand ne recule ni devant la calomnie, ni devant la dénonciation. La haine pousse chez lui des racines profondes et il nourrit sa vengeance avec une tenacité et un sang-froid extraordinaires. Rien ne lui est plus diffieile que de pardonner.
Aussi bien, dans le commerce ordinaire de la vie, le paysan flamand est serviable ; non pas qu'il soit prompt à venir en aide, mais lorsqu'il s'y est résolu, il le fait avec dévouement et de graieté de cœur. Ses qualités comme travailleur sont connues au loin, et particulièrement appréciées des entrepreneurs de travaux, qui enrôlent des ouvriers flamands pour les ouvrages les plus pénibles. Rien ne les rebute ; ils s'opiniàtrent plutôt à vaincre les difficultés, résistent à la fatigue d'une facon étonnante, et l'on en obtient de véritables prodiges en les intéressant ou en les attachant à leur besogne.
§ 18. L'INDUSTRIE DES DENTELLES ET L'INDUSTRIE DU TISSAGE A LA MAIN : MODE DE PAIEMENT DU SALAIRE; CRÉDIT ACCORDÉ AU TISSERAND TACERON.
L'industrie dentellière, exclusivement féminine. se pratique dans les Flandres depuis des siècles; depuis des siècles aussi ses produits sont[208]célèbres, et c'est partradition quele secret ou l'art s'en transmet. Mais, comme la plupart des industries manuelles, elle est entrée dans la période de décadence qu'amène nécessairement une rémunération insuflisante. On calcule qu'une bonne ouvriêre travaillant 12 heures par jour gagne 6 francs par semaine, soit l franc par jour ou 8, 3 centimes par heure7.
Si l'industrie dentellière n'est plus rémunératrice comme profession exclusive, elle peut cependant constituer un appoint sérieux dans le budget d'un ménage ouvrier. La jeune fille qui apporte en dot à son mari son habileté à faire de la dentelle est considérée comme pouvant singulièrement faciliter l'existence de la famille. Au point de vue moral, l'industrie dentellière a l'avantage de ne pas enlever la femme aux soins du ménage et à l'entretien des enfants ; elle remplit uniquement les moments de loisir et constitue une occupation tout à la fois utile et agréable.
bL'industrie du tissage à la main a compté aussi une période de prospérité ; mais depuis dix ans, les prix y ont baissé d'environ un tiers. C'est ainsi que le tissage du coupon de toile forte qui se paie actuellement 12f 50 (§ 8) se payait 18 francs en 1875, et que le coupon de toiie legère pour lequel le tisserand n'obtient plus que 6f85, assurait autrefois une rénumération de 9 ou 10 francs. Cette baisse de prix n'est due évidemment qu'à la concurrence du tissage mécanique. Si nous estimons le salaire actuel du tisserand à la main (en comprenant dans ses heures de travail le temps consacré à enrouler le fil sur l'ensouple et transporter le produit fabriqué à l'endroit de la livraison), nous obtenons un salaire moyen de 1f 54 par jour, soit, — la journée étant de 14 heures, — 11 centimes, par heure (§ 16, 6).
On peut se demander comment une industrie se maintient avec une rémunération qui semble aussi insuffisante. Le phénomène s'explique aisément si l'on considère la situation de l'ouvrier. On sait combien il est dilicile pour un ouvrier de changer de métier lorsqu'il n'a pas d'épargne. Un tel changement suppose toujours une période d'interruption de travail pour chercher le nouveau métier, et,— à supposer que ce métier setrouve, — une période d'apprentissage pour se mettre au courant. C'est devant ces démarches et ces délais que l'ouvrier recule généralement, car de quoi vivrait-il entre temps I faut aussi[209]tenir compte de l'influence de la routine. L'ouvrier se sent epert dans le métier qu'il pratique depuis di ou vingt ans ; si minime que soit son gain, celui-ci lui parait du moins certain et déterminé, à un centime près. Entreprendreune nouvelle profession, c'est, au contraire se jeter dans un inconnu plein d'incertitudes. L'axiome favori de la routine a toujours été et restera toujours : « tiens vaut mieux que deux tu l'auras », et cet axiome est surtout un puissant argument visà-vis du journalier qui n'a pas de fonds de réserve pour parer aux éventualités d'un premier écheec.
lconvient d'ajouter que dans la commune où habite notre ouvrier, un changement de profession est quasi impossible par le fait qu'aucune autre industrie n'y est organisée. A ce point de vue, il serait à souhaiter qu'un capitaliste intelligent y introduisit une industrie nouvelle de nature à procurer un salaire plus rémunérateur.
Il est intéressant de noter la anière dont le tisserand tâcheron livre son travail et reçoit son salaire. L'ouvrier travaille au compte d'un grand commercant de Gand, lequel possède plusieurs représentants ou contre-maîtres dans les villages des environs. C'est chez l'un de ces rcprésentants que le tisserand tâcheron vient prendre le fil nécessaire pour une pièce de toile, et qu'il apporte, aussitôt terminé, le coupon qu'il a tissé. Mais ces représentants ou contre-maîtres ne sont pas seulement à la tête d'un entrepôt de centralisation. Ils tiennent en même temps un magasin où le tisserand a la faculté, non pas l'obligation, d'acheter ses vêtements à crédit en imputant le paiement sur son salaire. Les retenues ne peuvent se faire que successivement et sont toujours d'une somme fixe. Ainsi, à quelque chiffre que s'élève la dette de l'ouvrier, on ne peut jamais, contre son gré, lui retenir plus de 50 centimes par coupon de toile qu'il apporte au magasin. Il est aussi certaines époques de l'année ou même cette retenue minime ne peut pas s'exercer : c'est à la veille des lermesses et des grands jours de fête.
Le lecteur reconnait ici le système du truc, bien que mitigé. Il ne provoque de la part de l'ouvrier aucune réclamation. Est-ce à dire que. moyennant les mêmes restrictions ou des restrictions semblables, ce système mérite d'être recommandé Ce serait là un jugement hasardé. L'auteur de cette monographie s'est borné à constater que les abus relevés ailleurs contre le système du trucb ne se sont pas produits dans le cas actuel. Le cas est peut-être assez rare pour mériter d'être signalé. En toute hypothèse, on peut considérer la limitation du chiffre des retenues comme un arrangement fort sage. Non seulement cette ma[210]nière d'agir facilite à l'ouvrier l'acquittement de sa dette ; elle prévient encore le découragement auquel ne peut manquer d'ètre enclin celui qui. ayvant contracté une dette relativement forte pour ses ressources, se figure qu'il ne réussira jamais à réunir la somme nécessaire pour se libérer. En ce qui concerne cependant l'interdiction de faire aucune retenue la veille des jours de fête, cette mesure semble témoigner d'une certaine bienveillance pour l'ouvrier plutôt que d'une juste compréhension de ses intérêts.
§ 19. LES LOGEMENTS OUVRIERS A GAND8.
D'après la derniêre statistique and, contient dans son périmètre 13.547 habitations affectées au logement des ouvriers. C'est à peine la moitié de ce qu'il faudrait pour héberger la population ouvrière qui travaille quotidiennement dans les fabriques de la ville, et cependant plusieurs de ces maisons attendent leur locataire. L'anomalie est lagrante. Mais elle s'explique par la perturbation générale qui s'est produite dans la situation des logcments d'ouvriers à la suite des grands travaux de voirie. Il s'est passé à iand, ces derniers vingt ans, ce qui se passe actuellement au quartier Maubert à Paris. Sous prétexte d'bygiène, et sans s'inquiéter de ce que deviendraient les malheureux, on a exproprié les quartiers ouvriers de Saint-Pierre, du attenberg et celui au pourtour des manufactures Lousberg. Des centaines de familles se sont trouvées du coup sans foyer. La spéculation, oujours en éveil, s'est mise aussitôt en mouvement. Des particuliers Aont construit de côté et d'autre des habitations d'un aspect plus moderne, mais d'un prix trop élevé pour ceux qui sont réduits à vivre d'un modeste salaire. Beaucoup sont vides. Les ouvriers ont cherché ailleurs : les uns ont essayé de vivre hors de leur rayon habituel et se sont abattus sur les maisonnettes des communes suburbaines de Ledeberg. de Gentbrugge et de Mont Saint-Amand : les autres, que leur métier retenait au centre, se sont résignés à encombrer les impasses et les parties basses de la ville, où le prix des logements n'avait guère augmenté.
On se rend difficilement compte du nombre d'enclos que les ruelles de Gand recèlent : il y en a dans tous les coins. Ces couloirs, dont l'air est vicié, mènent à des tanières où l'on loge parce qu'il faut[211]bien adopter un logis quelque part, mais ou pas un être humain ne songerait à s'établir s'il pouvait donner le prix d'un gite convenable.
On est entré toutefois dans la voie de l'amélioration des logements d'ouvriers le jour où l'administration communale s'est mise en branle et a édicté des mesures sévères contre l'insalubrité des habitations. La pioche a jeté bas les cent chenils du quartier Batavia, des groupes de maisons proprettes se sont élevés sur plusieurs points de la ville, notamment dans les quartiers ex centriques.
Parmi les habitations ouvrières qui satisfont aux prescriptions d'une bonne hygiène, citons en premier lieu le groupe des maisons modèles, élevées en 1886 par le Bureau de bienfaisance.
La cité modêle est située près du passage à niveau de la voie ferrée, chaussée de Svynaerde ; elle côtoie sur toute sa longueur le chemin de fer, a son entrée sur la chaussée, et débouche en rase campagne : situation saine s'il en fut. Quand on ouvre la porte d'entrée, on rencontre une petite cloison qui empêche l'air froid de s'engouffrer au rez-de-chaussée ; la pièce unique du bas a une superficie de ving mètres carrés et une élévation de 3 mètres ; elle prend jour par deux fenêtres, l'une donnant sur la rue, l'autre sur la cour. Sous l'escalier, il y a une petite cave voûtée de 2 mètres de haut, éclairée par une baie sur la rue. Derrière l'escalier, une porte donne accès à la cour, en passant par une pièce carrelée, où se trouve la pompe. et qui sert de laverie. A l'extérieur, adossé au bâtiment, un abri pour les brosses, les cuvelles et le charbon, et dans l'angle de la cour les vaterclosets. Suit un jardin clos de 40 mêtres de superficie. Un escalier commode conduit aux étages, qui ont chacun une chambre bien éclairée de la dimension de celle du rez-de-chaussée, mais avec un peu moins d'élévation : la hauteur du premier, du plancher au plafond, est de 2em60, celle de la mansarde mesure 255. Les maisons, au nombre de vingt-quatre, sont bâties sur une double rangée et séparées par une large rue. La construction est en briques avec quelques ornements en pierre bleue.
Le prix du terrain est de 5 francs le mètre ; la superficie étant de 73P,A13, l'achat du terrain s'éleve à 367f40 ; la construction a coûté 2.347f11 ; la maison revient, terrain compris, à 2.714f51.
Le loyer n'est pas exagéré, il est de 3 francs par semaine.
Le Bureau de bienfaisance se proposait un second but, c'était de faciliter à l'ouvrier l'acquisition de sa maison au moyen d'annuités. Cette généreuse pensée n'a point trouvé d'écho. L'ouvrier gantois maniteste une défiance marquée pour les administrations publiques et les sociétés anonymes ; il ne connait pour bonnes que les sociétés mutuelles et coopératives, qui sont des plus lorissantes.
[212] A côté du groupe de la chaussée de Svynaerde, il me faut signaler quelques cités bâties par des particuliers et dignes de rivaliser avec les maisons modèles : ces cités, qui méritent une mention spéciale, sont la cité de la Colline, la cité Le Bègue, enfin la cité FTlora.
La cité de la Colline s'apercoit du chemin de fer de Gand à Dunlerque : elle comprend 24 habitations ouvriéres, rangées sur une seule file, en pleine campagne. La construction en est si soignée, qu'on serait tenté d'attribuer à ces maisons une destination bourgeoise. Leur distribution intérieure est semblable àcelle des maisons modèles ; il y a cette différence entre elles, que le groupe de la Colline a les chambres plus grandes, et le jardin plus vaste : c'est un vrai jardin légumier. Le loyer est à un prix encore plus abordable, 2 francs par semaine. Comme situation saine les deux cités se valent. ''outes deux, quoique situées sur le territoire de la ville, ont le défaut de se trouver trop loin du centre. Les deux cités qui suivent sont à proximité des fabriques.
La cité Le Bègue est construite derrière le Petit Béguinage, son entrée est par la Pêcherie. Elle offre cette particularité que tout en étant située au centre, elle n'est pas moins salubre que les autres ; elle n'a pas 50 mètres de profondeur ; la rue est large et reçoit son air de la promenade la plus fraiche de la ville. La location est de 3f50 par semaine, ce qui est déjà un prix élevé.
Une autre cité bâtie ces derniers temps, ayant accès au boulevard de l'lHeirnesse, la cité Flora, l'emporte par son élégance sur toutes les maisons ouvrières de la ville, y compris les maisons modèles, qu'elle a absolument copiées, tant pour la disposition que pour les dimensions intérieures. Elle est bien aérée et n'a d'autre défaut que celui d'être bâtie sur un sol perméable, les anciennes prairies de l'Heirnesse, et d'être d'une location chère, 4 francs par semaine ; la moitié de la cité reste sans locataire.
Qu'il me suffise maintenant d'ajouter que des entreprises privées ont élevé depuis bientôt quinze ans de nombreuses cités dans des quartiers sains, et que la construction, les installations et les dispositions intérieures de ces maisons constituent un progrès réel et notable. Il reste cependant encore beaucoup à faire, et l'on doit souhaiter qu'une vive impulsion soit donnée à cet égard, à Gand comme ailleurs, par les Comités de patronage institués par la loi du 9 août 1889.
Baron A. DE T' SERCLAES DE WOMMERSOM.
Notes
1. La présente monographie a fait l'objet d'un rapport présenté le 21 décembre 1887 à la Société belge d'économie sociale.
2. Nous sommes heureux de nous acquitter d'un devoir de reconnaissance en rendant hommage à l'obligeance de M. A. Dalschaert, secrétaire communal, à Uytbergen. dont le concours dévoué nous a permis de triompher de la timidité nalurelle de notre tisserand et de recueillir beaucoup de détails indispensables a la rédaction de cette monographie.
3. Le broec, tel qu'il est actuellement, compte une trentaine d'hectares d'eau et une centaine d'hectares de prairies plus ou moins marécageuses. Il comprenait anciennement un lac de deux cents hectares en forme de fer à cheval. L'asséchement de la partie la plus importante de ce lac, environ les 5f6. fut effectué, il y a une vingtaine d'années, par un financier bien connu par quelques autres de ses entreprises, M. le baron de Hirsch. Les résultats obtenus ne paraissent pas compenser les difficultéss que l'on aeu à vaincre ; car, d'une part, des sables mouvants nécessitèrent le déplacement de la machine d'épuisement et occasionnèrent un surcroit de frais considérable ; d'autre part, lamauvaise qualité du fond ne répond pas aux espérances que l'on avait conçues au sujet de sa mise en culture.
4. Population au 31 décembre 1884 (d'après l'Anuaire statistique dela Belgique, seiaième année, 1885, publié par le Ministère de l'Imtérieur et delnstruction publique) : 1,288 habitants. L'observation faite ci-dessus ne s'applique donc pas rigoureusemenL aux dernières années, pendant lesquelles la population s'est accrue plus sensiblement que les années précédentes.
5. On sait que les lames sont les baguettes basculantes auxquelles sont suspendus les lacs ou lisses, cest-à- dire les rangées de fils verticaux au milieu desquels sont ménagés des illets oi viennent s'cngager les fils horizontaux de la chaie. Alternativement tirées de bas en haut et de haut en bas. les lames séparent successivement par moitié les fils de la chailne, de manière à livrer passage à la navette, qui. par son va-et-vient continu, forme la trame.
6. Ces prix sont ceux de 1884, année oi la monographie a été dressée. Ils ne sont plus tout à fait exacts pour l'année 1887, s'étant nodifiés proportionnellement au genre de travail exigé. L'ouvrier reçoit maintenant 7 fr. 10 par coupon d'une toile légère dont il doit encoller la chaîne ; on peut dire que les 0 fr. 25 d'augmentation représentent le prix de la pate quil consacre à l'encollage. Les coupons de toile forte se paient 13 frˉ. 50 : mais c'est une toile à carreaux, plus variée de culeurs que celle demandée en 1884. Le supplément de salaire revient en réalité a la personne chargée d'enrouler les fils de couleur sur les bobines de la trame. Dans l'uun et l'autre cas le bnéfice réel du tisserand est resté le même.
7. En 1887, ce gaiu est to nbé à 4 francs par semaine, soit 66 centimes par journee de 12 heures.
8. Extraits d'un rapport présenté à la Soeiété beled'́conmmie sociale, par le baron A. de TSerclaes de Wommersom (21 mai 1889).