N° 52.

PÈCHEUR-CÔTIER,

MAITRE DE BARQUE,

DE MARTIGUES (BOUCHES-DU RHÔNE),

OUVRIER CHEF DE MÉTIER

DANS LE SYSTÈME DU TRAVAIL SANS ENGAGEMENTS.

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1879.

PAR

M. F. ESCARD .

Licencié en droit



Observations préliminaires définissant la condition des divers membres de la famille.

Définition du lieu, de l'organisation industrielle et de la famille

§ 1. État du sol, de l'industrie et de la population.

[285] Martigues, où réside la famille présentement décrite, est un chef lieu de canton de l'arrondissement d'Aix (Bouches-du-Rhône), à 40 kilomètres au sud-ouest de cette ville, et à 32 kil. à l'ouest de Marseille (long. E. 2° 50' ; lat. N. 43° 24' 22''; — altitude : 0m), sur le détroit qui relie les étangs salés de Berre et de Caronte. Le premier est une belle nappe d'eau, petite mer intérieure de 17.000 hectares de superficie, encadrée dans les dernières ramifications des Alpe-s françaises. L'étang de Caronte, comme un long vestibule de 6 ilomètres, s'ouvre au-devant des vaisseaux de pêche et de commerce, entre les deux rangées de collines qui vont, sur la Méditerranée. [286] former le port de Bouc ; de la, les barques font voile dans la grande mer par le petit golfe de Fos,.

Jusqu'au seizième siècle, Martigues (§ 17) formait comme trois petites villes, séparées par des murs, et soumises à des juridictions différentes : de cet ancien état de choses, quelques traits se sont conservés dans la ville actuelle. Au midi, Jonquières, point de départ historique de cette petite colonie maritime, en garde les familles les plus anciennes et les notabilités marchandes. L'Ile est occupée par les patrons pêcheurs, propriétaires de leur barque, classe moyenne de la commune. F'errières. sur la rive septentrionale du port et de Martigues, se compose principalement des familles qui se livrent pour leur compte à la pêche sur les étangs, et des matelots indigènes et étrangers, dont on forme les équipages de la pêche côtière. A Ferrières sont établies les juridictions de la marine, le sous-commissariat des classes, par exemple ; l'île a conservé le tribunal des prud'homme-pêcheurs et la mairie : Jonquières, où commencent les routes de Marseille et d'Aix, possède les bureaux de la poste et du télégraphe.

La population, gràce à la hiérarchie sociale qui semble s'y être conservée, est restée fidele à ses origines (§ 17), e'est-à-dire qu'elle est plus spécialement marinière ; les transports par chalands aux salines de Caronte et de Berre, à la poudriêre de Saint-Chamas et aux fabriques de soude du rivage : la construction des barques de petit et de grand tonnage et la fabrication des engins de navigation et de pêche, entin la pêche elle-même, occupent le plus grand nombre des bras (§ § 18,19 et 20). Les pêcheurs y ont le choix entre deux genres d'exploitations le petit art, sur les étangs ; et, sur la mer, avec la tartane, le procédé qu'on appelle le grand art.

Le grand art se pratique à l'aide d'immenses filets, qui parfois ne mesurent pas moins de 900 mètres de long, y compris les cordages d'attache. Il comporte l'association de deux tartanes, dirigeant de concert, sous le nom d'attelage ou de bufs, leurs filets réunis en fhlet tratnan. C'est une manœuvre difficile, soit que les tartanes, voguant à égale distance, doivent maintenir l'écartement du filet, qu'elles remorquent parfois toutes voiles déployées ; soit que, pour en élargir ou en resserrer l'angle d'ouverture, elles doivent s'éloigner ou se rapprocher brusquement. Il est vrai que le passage fréquent du mistral dans cette région force les matelots de Martigues à devenir d'excellents pilotes.

[287] Le petit art s'exerce sur tous les rivages et au centre des étangs de Berre et de Caronte. La répartition des sections de pêche pour les étangs d'amont et d'aval de Martigues se fait officiellement. Les lieu de calage des filets, par exemple, y sont d'abord marqués par les indices du rivage : un arbre, un rocher, quelque poteau d'amarrage. D'autres signes fixés au large permettent de sectionner les eaux dans le sens d'un bord à un autre ; ces compartiments sont ensuite tirés au sort entre les pêcheurs adjudicataires, à raison de 6 francs chaque numéro dans l'étang de Berre, 2 francs dans l'étamg de Caronte. Chacun a le droit d'en prendre plusieurs, et ceux que le sort a favorisés des meilleurs lots, les concèdent parfois sur enchères à des prix assez élevés. Il peut être ainsi réparti 1.500 postes environ sur l'étang de Berre et le port de Martigues, l'étang de Caronte et le port de Boue intrd.

Dans le petit art, le produit de la pêche est divisé en cinq parts : une pour le bateau, une pour les filets, une pour le travail du propriétaire des filets, une pour le travail du propriétaire du bateau, une pour le matelot. Dans le grand art, gros bateaux et tartanes, on va jusqu'à trente parts. D'ordinaire on en fait onze : cinq pour le bateau et les filets, cinq pour l'équipage, une demi pour la communauté (§ 18), une demi pour la poissarde (§ § 19 et 20). Le patron qui fait l'objet de cette monographie a pris en quelque sorte un terme moyen en faisant de la pêche de sa tartane quatorze parts. Le partage et les engager ments se font à la semaine. Le poisson de l'une et l'autre pêche est vendu à la criée, à la halle publique (marché Vivau) de Marseille, moyennant un droit de 3 ou 4 à payer au fermier ou facteur du marché, et de 5 à la representante du pêcheur marchand ; l'encaissement du produit est réalisé par le trésorier de la corporation des pêcheurs, banquier de Martigues, qui reçoit, pour cet office, un petit intérêt sur les sommes perçues. Martigues possède aussi une halle où sont vendues toutes les espèces inférieures, ragiles, ou surabondantes, que l'on n'envoie pas au grand marché. Ces divers intérets sont protégés par une institution particulière aux pêcheurs de la Méditerranée ; elle a gardé le nom de Prud'homie ; c'est à la fois une association de patrons pêcheurs et une juridiction spéciale ( 18).

Considérée comme association de secours mutuels, la Prud'homie constitue, avec les cotisations relatives à la location des sections des étangs de Caronte et de Berre et avec le prix d'abonnement des tartanes, une caisse d'assistance sur laquelle elle sert des pensions à ses[288]membres, d'après un règlement qui, suivant l'âge, élève progressivement le montant du subside et diminue en même temps la quotité des diverses contributions. Comme tribunal, la Prudhomie juge tous les conflits qui s'élèvent à l'occasion de la pêche. Elle en a réglé l'époque ; sélon les saisons, elle en détermine les emplacements ; selon les espèces, elle fixe le choix des filets ; elle maintient en un mot l'exploitation de la mer sous une réglementation protectrice, et sait même quelquefois soumettre heureusement les pêcheurs au principe de la responsabilité collective. La Prud'homie tranche, en moyenne, cent cinquante litiges par an et rend ses arrêts gratuitement, ou peu s'en faut ; car en raison des émoluments qui lui sont alloués. les frais de chaque affaire s'élèvent environ à 30 francs. Le premier des quatre prud'hommes touche, en effet, 300 francs annuellement: les deux autres, 250 francs ; ce sont là tous les frais de justice, sauf quelques jetons de présence. Tous les jugements sont rendus en dernier ressort. Pour les causes étrangères à leur profession, les pècheurs sont soumis aux juridictions ordinaires, à l'exception toutefois de ceux d'entre eux que régissent les lois sur l'inscription maritime (§ 21).

A cet égard, Martigues, l'un des quatre quartiers du 5' arrondissement maritime, administré par l'intendant qui réside à Toulon, est divisé en trois syndicats : Saint-Chamas, Berre et Martigues ; la population maritime du quartier de Martigues appartient pour les quatre cinquièmes à la ville chef-lieu dont elle a pris le nom, et qui, d'après le recensement de 1876, compte 4.914 habitants de population agglomérée. La population non riveraine de ce quartier se consacre plus particuliêrement à l'agriculture. Les coteaux qui couronnent les rivages des étangs, formés de terrains peu profonds, légers et secs (craie coquillière, buttes de galets, poudingues), sont couverts de vignes, d'oliviers, d'amandiers et de figuiers, sur une étendue de 7.000 a 8.000 hectares ; les bois n'en occupent qu'une faible partie. De Martigues jusqu'à Bouc se développe une belle végétation sauvage de smilax, grenadiers, myrtes, rumex, arbousiers, lavandes, thyms, romarins, genêts, et, sur les hauteurs, pins parasols entourés de bruyéres. Le gibier y est peu abondant ; mais la chasse aux macreuses sur l'étang de Berre est célèbre et attire à l'automne les Marseillais oisifs. La région est saine et l'aspect général du pays donne l'impression d'un modeste bien-être, auquel la récolte du poisson vient s'ajouter comme une véritable richesse.

§ 2. État civil de la famille.

[289] La famille comprend neuf personnes : les deux époux mariés depuis vingt-six ans (en 1854), une parente et six enfants, savoir :

1°ANTOINE H***, patron pécheur, chef de ménage ; né à Martigues............ 51 ans.

2°LOUISE L***, sa femme ; née à Ferrières (Martigues)............ 50 —

3°MADELEINE L***, célibataire, sœur de la précédente ; idem............ 34 —

4°VINCENT H***, fils aîné, libéré du service et à la veille de se marier, commandant la tartane de la famille ; né à Martigues............ 23 —

5°PIERRE H***, deuvxiéme fils, lieutenant de son aîné ; idem............ 23 —

6°ANTONIE H***, fille aînée, couturière à la journée ; idem............ 17 —

7°MICHEL H***, troisième fils, élevé dans unn pensionnat ecclésiastique à Aix; idem............ 14 —

8°JEAN-BAPTISTE H***, quatrième fils, éléve de l'école libre de Martigues ; idem............ 10 —

9°MADELEINE H***, deuxième fille ; idem............ 7 —

La famille a perdu deux enfants en bas âge. Un beau-frère, mort au service dans sa vingt-deuxième année, il y a cinq ans, y avait été adopté et élevé depuis l'âge de onze ans : Madeleine L*** a aussi été élevée par sa sœur.

Les deux époux, enfants et petits-enfants de pêcheurs, ont perdu leurs parents de bonne heure : Antoine H***, déjà orphelin de son pére lors de son mariage, perdit sa mère dans l'année où il eut lieu; sa femme à cette époque n'avait plus son père depuis un an et sa mère est décédée une dizaine d'années aprés : depuis son veuvage, celle-ci vivait avec un de ses fils, lequel, depuis le décès de leur mère, est allé travailler dans un atelier de constructions maritimes à Toulon, où il s'est marié. Le patron Antoine H*** a une sœur aînée qui vit seule, dans un autre quartier de Martigues (à Jonquières), rentée par une famille d'anciens patrons pêcheurs d'où sont sortis plusieurs capitaines au long cours, et dans laquelle elle avait servi pendant trente-cinq années. C'est de cette famille qu'a été achetée à crédit l'habitation, dont le patron Antoine H*** est aujourd'hui propriétaire; le dernier versement du prix d'achat a eté fait il y a quinze ans, à la mort de sa belle-mère. Un frère puiné du patron H*** vit marié à Ferrières ; pêcheur comme lui, il pratique seulement le petit art.

§ 3. Religion et habitudes morales.

La population de Martigues et de cette région est presque exclusivement catholique ; une trentaine d'étrangers, immigrants amenés par[290]des bateaux qui fréquentent le port de Bouc, ont été relevés dans les recensements officiels sous la rubrique « protestants, israélites, autres cultes ou sans culte ». Dirigées par un clergé séculier asse nombreux, aidé de quelques congréganistes, les familles indigènes sont à peu près toutes fidèles aux pratiques de leur religion, mais on remarque plus de tiédeur parmi les membres de la bourgeoisie. L'enseignement primaire et secondaire leur est donné dans des établissements publics et privés, où les enfants de la génération actuelle sont envoyés assez assidûment.

Les différents membres de la famille H*** ont profité dans une proportion bien inégale de ces deux moyens de cultiver leurs qualités morales et intellectuelles. Au point de vue religieux, on remarque, entre les hommes et les femmes qui la composent, la différence que l'on constate chez les catholiques de toute la France, pa Bretagne peut-être exceptée. Le père de famille, quoique membre de la confrérie des pénitents de l'Ile, et ses deux fils aînés ne suivent réguliêrement les offices qu'aux grandes fêtes patronales et aux solennités de confrérie ; tandis que la mère, la belle-sœur, les deux filles, accomplissent tous leurs devoirs généraux de culte et de piété du dimanche, en y ajoutant l'habitude de dévotions particulières. Ainsi la mère va chaque soir, avant le souper, réciter le rosaire devant un autel de son église paroissiale ; la belle-sœur fait partie d'une association d'œuvres de charité ; la fille aînée appartient à la Congrégation de la Chapelle, c'est-à-dire qu'elle prête le concours de sa voix, comme choriste, et de ses mains, pour suppléer à l'absence d'un sacristain, pendant les nombreuses cérémonies de l'année ; elle prépare au même rôle sa petite sœur. Les deux derniers fils suivent de près ces exemples religieux : Michel, qui possédera une instruction supérieure de tout point à celle de ses frêres et s eurs, puisqu'il est élève du petit séminaire d'Aix depuis trois ans, montre une piété exemplaire ; son frère puîné, Jean-Baptiste, suit les cours de l'école libre du Sacré-Coeur, dirigée par l'un des vicaires de Saint-Genez en l'Ile, et sert, en outre, chaque jour, une messe à l'église, en se préparant à la première communion. Il sait d'ailleurs déjà aussi bien lire et écrire, sinon compter, que son père et ses deux frêres aînés, qui, moins favorisés, n'ont fréquenté qu'une petite école, dans leur plus jeune âge. La mère ne possêde même pas ces éléments, parce que des sœurs enseignantes qui, sous le nom de Dames de la Providence, donnent l'instruction gratuite aux filles des familles pauvrecs,[291]ne se sont installées à Martigues que depuis une vingtaine d'années : sa propre sœur, Madeleine L*, et sa fille aînée ont, au contraire, fréquenté avec profit cette institution.

L'union et l'harmonie n'ont jamais cessé de régner dans la famille. En dehors des nécessités du travail professionnel, ses membres sont aussi souvent réunis que leur en fournissent l'occasion, les repas, les devoirs de famille ou d'amitié, les industries domestiques. Parmi eux ont survécu des habitudes de déférence extérieure. telles que l'absence du tutoiement entre frères et sœurs, un grand respect de leur personne physique leur a été inculqué dès le jeune âge. et ils ont tous pour règle de se vêtir de caleçons la nuit.

Le respect de l'autorité paternelle se sent dans chacun de leurs actes, et, selon le dicton du pays, dorsque la prud'omie a parlé, toute barbe d'homme s'incline, c'est-à-dire que dans la famille ** aucune détermination n'est prise sans que le père ait été d'abord consulté. D'ailleurs, les enfants, dans les familles de pêcheurs, ont peu de chose en propre. Quel que soit leur âge, ils restent sous l'étroite tutelle de leur pére, sans prétendre à plus d'importance que lorsquils avaient dix ans. Ainsi, chez notre pêcheur, tout l'argent gagné par les fils et la fille aînée est remis à leur père. Celui-ci, de son côté, témoigne à ses enfants la sollicitude la plus vigilante. Quand ses fils rentrent au logis. le samedi soir, sa joie se manifeste par cent propos touchants. Un soir d'orage qu'il était sans nouvelles de la tartane. portée au large par la tempête, on l'a vu sangloter comme une femme, disant : «C'est à présent qu'on voudrait être avec eux : Dans cet échange de sentiments respectueux et tendres, il n'est pas difficile à l'autorité paternelle de se faire écouter, et si le père. réglant un partage dit à l'un de ses fils : « Ceci est à toi. n nulle protestation ne s'élêvera de la part des frères et sœurs.

D'excellentes coutumes locales viennent aider les chefs de famille à maintenir ces mœurs. Dès l'année de leur première communion, les jeunes filles commencent à acquérir les pièces de leur trousseau : elles ne se marient pourtant qu'entre vingt et vingt-cinq ans . mais on se promet ordinairement le mariage de ses enfants à l'occasion du renouvellement de la première communion; les fiançailles viennent plus tard confirmer ce premier engagement, et. à partir de ce moment, les jeunes gens peuvent se voir, se parler en famille ou en public. Les mariages ont lieu plus particulièrement le mardi; le dimanche et le lundi précédents peuvent ainsi être consacrés aux prépa[292]ratifs et aux visites ; même en ne reprenant la mer que le jeudi, le pêcheur a encore trois jours devant lui pour travailler. Quant à choisir le vendredi pour se marier, on n'oserait faire paraitre de viande ce jour-là au repas de noces ; le samedi, on est retenu par le travail. Le jeune mari retourné à la mer, la jeune femme prend aussitôt la vie sérieuse. De bonne heure elle fait sa provision d'eau à la fontaine de Ferrières, oùles jeunes filles vont trois par trois, pratiquant d'instinct le précepte attribué à un Ordre célêbre : puis, tout le jour, elle reste à son foyer. Tant que les soirées sont belles, elle peut se joindre à ses jeunes compagnes lorsqu'après le repas elles vont chanter les légendes de Marthe, Marie et Madeleine, sur le rivage ou dans les barques. qu'elles savent gouverner comme le feraient leurs pères, leurs frères et leurs fiancés.

En dehors des grandes pratiques de la religion catholique, les pêcheurs ont des usages de piété qui sont propres à leur profession et dont voici quelques traits. Au bout occidental de l'île où s'élêve la Pud'homie, entre deux canaux, est dressée une croix de bois portant l'image du Sauveur. Jamais bette ou bateau, caique ou tartane ne quitterait la ville, ou ne rentrerait à Martigues, sans abaisser son pavillon devant elle. Dans chaque tartane encore aujourd'hui (autrefois dans chaque grande embarcation), devant le pied du grand mât, entre le cadre du capitaine et celui du lieutenant, brille, à la clarté d'une lampe perpétuelle, une image de la Vierge. Chaque vendredi, l'huile de la lampe est fidêlement renouvelée (§ 15, Sect. V). Naguêre encore. nul pêcheur ne jetait son filet sans faire le signe de la croix sur lui-même et sur les eaux, et sans dire cette prière : «Notre père, donnez-nous assez de poisson pour en manger, en donner, en vendre et nous en laisser dérober. 'ai la certitude que cette pieuse habitude n'a pas totalement disparu. Des fêtes religieuses, entretenues à travers les âges, sont presque chaque mois célébrées par trois confréries de pénitents, constituées de tout temps dans les trois quartiers de Martigues. Le radoub annuel des bateaux est encore une occasion pour eux faire intervenir la religion dans leur vie domestique. Deux fois par an, au printemps et à l'automne, un prêtre est appelé à bénir chaque barque réparée ; les amis les plus nombreux assistent à la bénédiction et au nouveau lancement de la barque, et des jeunes filles viennent y chanter des chants du pays. La semaine sainte ramène tous les pêcheurs à Martigues ; dès le jeudi soir, les embarcations, tartanes' et tartanons, chaloupes et bettes, les [293] voiles repliées, attendent la fin de la semaine de deuil. Le jour de Pàques luit enfin Les alleluia se croisent d'une maison à l'autre et l'on court vers le port. Toutes les emharcations sont pavoisées ; pavillon national, drapeau de mutuelliste, flammes au nom du saint dont chacune a reçu le nom, flottent à la brise ; un bouquet de fleurs et d'herbes fraîches pare le haut du grand mât : mais, sur l'une d'entre elles, les cordages eux-mêmes sont fleuris, les voiles, piquées de rubans et de festons ; c'est la tartane qui a pêché le plus de poisson pendant le carême qui vient de finir, elle est la favorite de la Mierge.

Quelques signes de décadence se montrent bien toutefois de temps à autre : une rapide richesse a porté plusieurs patrons à des hardiesses d'entreprise, ou à l'abus des plaisirs de la ville voisine. Le patron H*** émet même sur ces questions, à propos de la génération actuelle, un jugement qui n'est pas optimiste. « Beaucoup de fils de pêcheurs, dit-il, trouvent à présent toutes sortes de bonnes raisons pour ne pas aller à la grand'mer ; les autres, du samedi au lundi, se montent la tête au caé, et pressés d'arriver non à vivre ou à s'établir, mais à s'enrichir, font assaut d'extravagance et de présomption et jouent sans cesse avec la mort. » On a vu les deux patrons d'un même attelage de tartanes (§ 1), avec des charges équivalentes, avoir des succès bien différents, et l'on cite une veuve de pecheur qui a pu élever quatre enfants, payer un capitaine de barque pour remplacer le défunt, et prospérer, tandis que le patron, associé personnellement avec sa tartane aux mêmes chances de pêche, a périclité pour avoir manqué d'énergie devant les tentations de la dépense et de la représentation.

L'attraction de Marseille est bien dangereuse pour des jeunes gens mais à Martigues, les meurs sont pures et les femmes, d'une conduite recommandable : on s'y souvient encore sans doute que, ¦usqu'au siècle dernier, ce furent les femmes qui se chargèrent de maintenir les bonnes mœurs et de faire la police des vertus conjugales : la femme adultère y était dénoncée par ses amies même, jugée, condamnée et chassée par les autres épouses et par les mères.

§ 4. Hygiène et service de santé.

Etablie au niveau de la mer, sur un terrain pénétré d'eau marine de tous les côtés, Martigues aurait les nombreux inconvénients des cli[294]mats humides, si le froid mistral qui jusqu'à du nord-ouest sur cette région pendant trois, six et parfois neuf jours de suite, ne venait de temps en temps purifier son atmosphère. Mais sa température est douce, et les pêcheurs peuvent dire avec raison qu'ils ont beau temps les trois quarts de l'année, c'est-à-dire de février en novembre ; ils ne connaissent ainsi que deux saisons : long été, court hiver, souvent neigeux, il est vrai. Leurs maisons, montées sur pilotis, bien bâties de pierre ou de brique, généralement boisées et nattées à l'intérieur, parent commodément au froid et à l'humidité.

Un danger plus grave pour la salubrité publique réside dans la stagnation des eaux de toutes sortes, ménagères, industrielles et autres, qui ne trouvent presque pas de pente vers la mer. Les déjections et les immondices doivent être transportées par des tombereaux (voiturins) qui font chaque matin la traversée de la ville et recueillent les ordures versées au bord des ruisseaux de la rue, ou déposées dans des vases de terre sur le pas des portes. Si Martigues possédait des eaux courantes, ce dangereu état de choses pourrait être modifié ; mais les habitants n'ont à leur portée que deux sources : l'une en amont de Ferrières, à Toulon, sur la rive droite de l'étang de Berre, à 2 kilomètres de la ville, et c'est là que vont se faire les grandes lessives : l'autre, dans le quartier de Ferrières même, au delà du pont tournant et du port. Un puits d'eau de mer, creusé à couvert dans chaque maison à côté du fourneau de la cuisine, ne peut guère suppléer à l'absence d'eau douce, même pour le lavage des étoffes, quoique les lainages de couleur puissent s'en accommoder.

D'un autre côté, Martigues est assez loin de la haute mer pour que la fréquentation des navires de long cours n'en compromette pas la salubrité ; il y a d'ailleurs à Bouc une commission sanitaire et la douane, qui refusent la libre entrée dans les cas de quarantaine. Cinq médecins, quatre pharmaciens, un dentiste, quatre sagesfemmes, une congrégation dite de la Visitation de Sainte-Elisabeth pour donner des soins aux pauvres femmes en couches, sont établis dans les differents quartiers de Martigues.

La famille H*** se fait remarquer par son bon état de santé : le père, de taille moyenne, mais actif et fort, n'a eu de maladie proprement dite qu'il y a deux ans ; une fiêvre muqueuse l'obligea à désarmer la tartane, son fils aîné étant encore au service, et le cadet lui paraissant manquer d'expérience. Mais cette épreuve n'a pas ébranlé son tempérament toujours vigoureux, « grâce, dit-il, à la pratique[295]de la saignée », qu'il renouvelle deux fois par an. La mère, quoique affaiblie par l'allaitement de huit enfants, n'en accomplit pas moins de rudes travaux domestiques dont elle ne laisse prendre à sa sœur et à sa fille aînée qu'une part minime : son mari seul est admis à lui prêter, en même temps que le concours de sa surveillance, l'aide de ses bras pour le transport des paniers ou corbeilles de linge lavé à Tolon. Sa sœur et tous les enfants sont exempts de maux et même de malaises, grâce à la régularité de leur vie, à une alimentation saine et à la propreté de l'habitation exposée au nord-nord-ouest dans le quartier de l'île, parquetée et élevée d'un mètre au-dessus du sol par les soins du père de famille.

Un grand nombre de vieux pêcheurs et la plupart des femmes ne boivent pas de vin. Poisson grillé ou bouilli, mangé avec du pain r̂ti ou trempé dans la soupe à l'huile, tel est le fond de la subsis. tance dans presque tous les ménages de pêcheurs ; la femme y ajoute l'été quelques légumes frais, et pour son goûter. les succulentes pasteques ; le dimanche seulement on monte le pot-au-feu ». Grâce à ce sobre régime les hommes restent vigoureux jusque dans l'extrême vieillesse : ceux de quatre-vingt-dix ans ne sont pas rares à Martigues, et la plupart sont exempts d'infirmités graves.

La commune possède un hôpital entretenu par les revenus de ses propriétés immobilières et par une subvention communale, qui vien d'etre réduite cette année. On en doit la fondation à un enfant du pays, Gérard Tenque, qui suivait les croisés, et qui, depuis. a été béatifié. Ce Martegan eut l'idée d'élever en Palestine une hôtellerie pour les pauvres et les malades et fut ainsi le fondateur des Hospitaliers de Saint-Jean. Faisant rejaillir sur son pays natal les libéralités des seigneurs qui voyageaient en Terre sainte. il créa l'hôpital de Martigues : placés sous la protection des archevêques d'Arles. les religieux qu'il y laissa mirent en culture les deux rivages de la terre ferme avec l'aide de leurs colons (§ 17). Sur vingt lits occupés, cet établissement, quand je le visitai, ne comptait que deux pêcheurs: les malades étaient, pour l'autre part. des ouvriers ou des cultivateurs des environs.

§ 5. Rang de la famille.

Antoine H*** est patron, c'est-à-dire que, propriétaire d'une embarcation, il la commande ou la fait commander à son nom. A ce titre,[296]Il fait partie de la Prud'homie (§ 18), mais il n'a pas été encore élu membre-juge de cette juridiction. Pour le petit art qu'il exerce comme emploi de son temps, depuis que son fils aîné conduit la tartane à sa place, il est associé à la part avec un autre pêcheur ; celui-ci fournit la barque, utilisant par contre, pour leur pêche commune, les filets du patron ***; dans cette association d'outillage et de travail, celui-ci garde son rang de chef de métier, partageant par moitié le résultat de la pêche, après le prélêvement du cinquième pour le matelot. « Mon affaire n'est pas encore faite, a-t-il coutume de dire, mais la famille vit de mon travail, les aînés mettent en bonne voie leur fortune, et, en attendant, leur intelligence en fait vivre beaucoup d'autres. En résumé la famille * occupe une situation intermédiaire entre les bourgeois aisés, qui possêdent plusieurs barques et tartanes, et les matelots à la part ; elle représente exactement la moyenne de la population maritime de Martigues.

Moyens d'existence de la famille

§ 6. Propriétés.

(Mobilier et vêtements non compris.)

Immeubles acquis à l'aide de fonds (§§ 2 et 12) provenant d'épargnes ou de parts d'héritage............ 5.500f00

Habitation comprenant un rez-de-chaussée et deux étages, 5.500f00.

Argent............ 5,840f40

Montant de ventes du poisson laissé entre les mains de la vendeuse ou venderice (§ 19) à Marseille, à l'intéret de 2 1/2 0/0, 650f00 ; — somme provenant d'économies, placées à la caisse d'épargne, 930f00 ; — valeurs fiduciaires (actions du chemin de fer Paris-Lyon-Méditerranée), 2.260f00; — placement hypothécaire sur un fonds de terre (somme provenant de la part d'héritage de la belle-sœur et depuis confondu dans la fortune propre de la famille), 2.000f. — Total, 5.840f00.

Matériel spécial des travaux et industries............ 6.869f00

1° Exploitation du matériel de pêche (pour le grand art). — Barques de pêche (tartane et caïque) et leur mobilier, en mer depuis sept ans, à moitié de leur service, 3.000f; — grande voile et voile de mauvais temps, 350f00 ; — quatre focs et voile de l'embarcation, 120f00; — fanal blanc, 7f00 ; — 3 pavillons français 15f00 ; — pavillon mutuelliste, 5f00; — pavillon girouette, 3f. — Total, 3.500f00.

[297] 2° Filets. — 3 ilets de trainage et leurs haussières, 2.000f.

3° Exploitation du matériel de pêche (pour le petit art). — Engins de pêche, 1.225f00; — outillage pour la fabrication des filets, 105f00. — Total, 1.330f00.

4° Ustensiles pour le blanchissage du linge et des vêtements. — 2 cuviers à eau (tinettes), de 20 à 30 litres pour le lessivage du linge et 2 gamelles en poterie vernissée pour le savonnage; 3 corbeilles en vannerie d'osier et roseau; 1 cuveau. — Total, 29f00.

5° Ustensiles pour la confection des conserves domestiques. — 5 bocaux, terrines en terre vernissée, 1 tonnelet. — Total, 5f00.

6° Ustensiles divers. — Pour réparation et mise en couleur du mobilier de la maison, 5f00.

VALEUR TOTALE DES Propriétés............ 18.209f00

§ 7. Subventions.

Si dans certains pays de l'Europe la pêche maritime représente une véritable subvention, en France, elle n'est que la compensation du service militaire résultant de l'inscription maritime telle que l'a établie l'ordonnance d'août 1681 (§ 21). Les pêcheurs de nos côtes n'ont point de patente a payer pour l'exercice de leur industrie ; mais, outre la sujétion au service de l'Etat, qui pèse sur eux de vingt à quarante ans, ils doivent faire, à la Caisse des lnvalides de la marine, des versements obligatoires, et remettre, à Martigues, entre les mains du trésorier de la Prud'homie, le montant de certaines contributions qui sont de véritables impôts.Aussi ne compterons-nous ici comme subventions ni les produits de la pêche, ni les allocations de subsides fournis par la Prud'homie (§ 18). D'après cela les habitants pauvres de Martigues n'ont, en général, d'autres subventions que la gratuité du culte, la faculté d'être soignés à l'hôpital de la commune (§ 4), un droit de broussailles dans les terres gastes (communs en friche), la cueillette des menus copeaux ramassés par les enfants autour des ateliers de constructions maritimes, enfin, sur les bateaux de pêche, le menu poisson abandonné par les patrons à leurs matelots, en dehors de la part (§ 1). La famille *°* peut encore compter à titre de subventions la jouissance gratuite (évaluée à 5 francs) d'une chaise à l'église pour la fille aînée, choriste de la paroisse ; une réduction de 100 francs, accordée au troisième fils, sur le prix de la pension au petit séminaire d'Aix ; la diminution de 30 francs, sur le prix d'admission du quatrième fils à l'école libre de Martigues ; un cadeau, d'une valeur de 10 francs, fait à la famille par la représentante de Mar [298] seille (§ 19), a l'occasion des fêtes de Noel (§ 9) ; enfin la participation (évaluée à 30 francs) à des récoltes de fruits chez des amis de la banlieue, à l'époque des vacances (§ 18).

§ 8. Travaux et industries.

La pêche de grand art et de petit art occupe le temps des hommes de la famille.

Travaux de l'ouvrier. — Le père de famille s'est mis en association à parts égales, avec un autre patron pêcheur qui ne s'occupe que du petit art, et qui contribue à leurs travaux communs en fournissant la barque. Le patron H***, de son côté, prête ses filets ; ils travaillent ensemble sur les deux étngs, avec un matelot qui reçoit pour son salaire un cinquième du produit de la pêche. Ce travail principal équivaut à 200 journées du chef de famille. Lorsqu'il n'est pas occupé à ces travaux, il confectionne ou répare les filets et engins, soit du petit art, soit de la tartane que dirigent ses deux fils aînés : deux fois par mois. il se transporte à Marseille pour se rendre compte de la valeur de la denrée, et régler ses intérêts avec sa représentante à la halle aux poissons (§§ 19 et 20).

Travaux des deux fils aînés. — Ils représentent leur père comme propriétaire de la grande barque de pêche, et y commandent, l'aîné comme capitaine, le cadet, comme lieutenant. A ces titres divers, ils ont droit à la part la plus importante de la pêche faite en association avec leurs matelots et participent aux résultats de leur commun travail dans la proportion de : deux parts et demie pour la barque ; deux et demie pour le capitaine ; deux pour le lieutenant. une pour la poissarde. une demie pour chaque matelot. Sauf de rares exceptions, ils tiennent la mer six jours par semaine, du lundi matin au samedi soir, car le poisson a toujours sur Marseille un débouché régulier, et tout temps la rend possible, sinon favorable. Leur travail commun peut être évalué à 208 journées pour chacun. Toutes les parts reçues par les deux fils aînés du fait de leur travail et de leur surveillance sur la tartane, sont remises au père de faumille sans qu'il en soit rien distrait.

Travaux de la mère. — En dehors de la conduite de sa maison, à laquelle elle se consacre, la mère borne sa collaboration aux travaux essentiels de la famille, à fabriquer ou réparer, dans les longs[299]jours, avec sa sœur et sa fille aînée. quelques mailles de filet. Elle ne chôme qu'aux quatre grandes fêtes de Pâques, l'Ascension, la Pentecôte, Noel, et à la fête de la paroisse (§ 11).

Travaux de la fille aînée. — Antoine H*** exerce le métier de couturiere à la journée, dans diverses maisons de la ville. Chaque semaine cependant elle réserve deux ou trois journées pour décharger sa mère des soins de repassage et de réparation du linge et vêtements. Le prix de ses travaux du dehors est versé intégralement entre les mains de la mère, qui en rend compte au père.

Travaux de la belle-soeur. — Elle contribue pour une part importante, mais tout à fait spontanée, à l'entretien de la maison, des vêtements, de l'outillage, et aux autres industries de la famille, dont elle a été en quelque sorte la bienfaitrice par l'abandon de sa part d'héritage entre les mains du patron H*** (§ 6).

Travaux du quatième fils. — Jean-Baptiste emploie un total de 2 à 3 heures par jour : 1° en qualité de cerc pour le service d'une messe basse à la paroisse de Saint-Genez ; 2° en qualité de crieur pour la vente d'un journal quotidien à cinq centimes que patronne la fabrique de cette paroisse. En échange de ce double concours, il reçoit à prix réduit l'instruction dans une école fondée depuis deux ans par le clergé de Martigues. Cette réduction peut être regardée comme une subvention, vu le sentiment de pure bienveillance qui lui assure cet emploi de ses matinées.

Industries de la famille. — ses travaux professionnels la famille joint les industries suivantes : 1° Fourniture marchande aux matelots de la tartane, pendant les six jours de travail, d'aliments qui se soldent par déduction du prix total de la vente du poisson ; 2° fabrication de boutargue pour l'usage de la famille et des matelots (§ 9). Enfin le blanchissage, l'entretien et la confection du linge et des vêtements emploient une grande partie des journées des femmes, et ajoutent quelque peu aux ressources de la famille.

Mode d'existence de la famille

§ 9. Aliments et repas.

[300] Le fonds de la nourriture chez les habitants de Martigues est le poisson, auquel on ajoute une petite quantité de viande. L'eau suffit à la consommaion ordinaire des femmes, tandis que quelques hommes y ajoutent un peu de vin, et quelquefois ceux de la génération actuelle, des liqueurs prises au café après le repas principal. Cinq seulement des membres de la famille H*** participent dans la semaine aux quatre repas dont toute la population a la coutume : le père. la mère et sa sœur, le dernier fils, la dernière fille ; ces repas ont lieu dans l'ordre suivant : — 1° Déjeuner, à 8 heures du matin : pain avec café et lait sucré ou bien avec fruits, charcuterie ou boutargue. — 2° Diner, à midi : soupe faite de poisson (principalement de muge, d'anguille, de rouget et de rascas) et de pain long (fusette) taillé en tranches et trempé dans un bouillon d'huile ; cette soupe, assaisonnée d'épices avec pommes de terre, tomates et autres légumes. constitue le mets connu sous le nom de boullabaisse, pour dessert : fromage, olives ou boutargue de conservation domestique. La boutargue est le caviar provèncal ; on la prépare avec des ufs de muge que l'on conserve chaque fois que l'on accommode de la bouillabaisse; on les presse entre deux planches, et on les sèche à l'air : il faut deux ou trois de ces poissons pour fournir unkilogramme de boutargue, dont le prix varie de 8 à 12 francs ; il atteint quelquefois 15 francs et 18 francs, par exception. — 3° Goûter, à 4 heures : pain, fruits frais ou secs selon la saison; en été, melons et pastèques. — 4° Souper, entre 8 et 9 heures : soupe maigre, avec riz ou pâtes ; poisson frit, ou œufs avec un légume ou une sauce relevée d'ail (aioli). Si, le soir, le poisson de mer que doit apporter le caique n'est pas arrivé à 8 heures et demie, et qu'en même temps la pêche sur les étangs n'ait pas été suffisante, on soupe, vers neuf heures, de poisson grdé au sel cuit à l'eau, avec chaud pain, c'est-à-dire croûte arrosée de cette eau ; on remplace quelquefois ce mets par une soupe de châtaignes blanches (châtaignes sèches et épluchées [301] du Var ou de la Corse). qui se mangent de préférence pourtant en salade ou en sucrerie.

Le vendredi, le patron H*** se prive assez souvent du poisson, qui est plus de mandé ce jour-là sur le marché de Marseille, et qu'il aime mieux y faire vendre ; on le remplace par des coquillages avec des légumes cuits ensemble, ou par un pidau de moaules et de ri. Le jeudi soir, il est vrai, on a mangé la soupe grasse de bœuf ou de mouton ; ce qui se fait encore aux deux grands repas du dimanche.

La fille aînée, en sa qualité de couturière à la journée, reçoit dans les maisons où elle travaille le déjeuner et le goûter ; en famille, elle boit un peu de vin, pour se fortifier, en vue de son âge et de son métier. Le troisième fils, élève pensionnaire du petit séminaire d'Ai, ne prend part aux repas de famille que pendant la durée des vacances annuelles, en août. Les deux fils aînés font, en semaine, tous leurs repas sur la tartane et ne viennent participer aux repas de la famille que le dimanche, les jours de grande fête, et quelquefois par les trop gros temps ou les temps de calme. Mais leur premier repas du lundi, sur la barque, en attendant les résultats de la pêche qu'ils vont commencer, se compose des reliefs de viande du souper pris la veille en famille ; leurs matelots apportent de même, les uns, seulement de la morue sêche qu'ils arrosent d'huile ; les autres. des saucisses fraiches à griller. Hors de leur domicile, en mer ou au rivage, patrons et matelots ne font que trois repas, espacés par intervalles irréguliers, selon les chances de leur profession, et toujours apprêtés dans la barque à l'aide des produits de la pêche, accompagnés de fruits, légumes, pain et petite provision de vin et d'huile : Déjeuner, au lever du soleil: Goîter, de midi à 1 heure Souper, entre le coucher du soleil et minuit.

§ 10. Habitation, mobilier et vêtements.

La famille habite le quartier de l'Ile dit aussi paroisse de aint-Genez (§ 17). La maison, type des demeures des patrons aisés du siècle dernier, comprend deux étages sur un rez-de-chaussée. Celui-ci occupe toute la largeur de la maison, divisée par deux cloisons en trois grands compartiments : un vestibule, couloir éclairé et aéré par une [302] grande fenêtre-imposte au-dessus de la porte, avec un escalier en pierre à rampe de fer qui s'élève jusqu'au palier du premier étage. une salle à manger, ouvrant sur la droite du vestibule, et éclairée directement de la rue par une fenêtre à barreaux ; derrière la salle à manger, une cuisine, où l'on pénètre, soit en passant par cette pièce, soit par une porte ouvrant sur le vestibule vis-à̂-vis de l'escalier ; un placard ménagé sous les dix premières marches sert d'annexe à la cuisine. Le patron H*** occupe en outre, mais en location, un magasin à filets situé derrière cette cuisine, de la même largeur qu'elle, et pris sur une cour commmune à plusieurs autres dépendances ; le jour et l'air y pénètrent par une fenêtre grillée : on n'entre dans ce magasin que par deux ou trois marches montant de la cuisine. Celle-ci est blanchie à la chaux, sauf sur sa paroi de droite, occupée par un fourneau en maçonnerie qu'on a surélevé de 0m,50 au-dessus du sol et coiffé d'un manteau de cheminée porté très en avant dans la pièce.

La salle à manger, plafonnée entre ses solives saillantes, est tapissée de papier peint à sujets variés ; des boiseries d'une hauteur de 1m,25 protègent le bas des murs contre l'humidité. Le vestibule est fermé du côté de la rue par une porte pleine en bois sculpté du style du dixhuitième siècle, avec judas vers le milieu ; une seconde porte plus intérieure en treillis serré de fil de fer peint de couleur verte, et à 1P,50de la première, sert à clore l'entrée aux insectes, lorsque l'été les femmes, laissant ouverte la porte de bois, travaillent au frais dans le vestibule. Les briques rouges du pavé, les boiseries intérieures et extérieures de ces trois pièces sont entretenues et périodiquement remises à neuf par le chef de famille.

Le premier étage forme trois chambres dont une à alcôve ; celleci, d'une longueur de 8 mètres sur 4, occupe toute la profondeur de l'habitation, au-dessus de la salle à manger et de la cuisine. Une deuxième chambre est établie au-dessus du vestibule et réservée, depuis le jour de l'acquisition de la maison, à la belle-seœur, avec qui loge le plus jeune des ils de la famille. La troisième chambre, plus petite, occupe le dessus du magasin à filets, et s'éclaire sur la cour par une fenêtre grillée ; elle sert d'appartement aux deux filles du patron H*** et n'a d'accès que par la grande chambre à alcôve réservée aux deux époux ; celle-ci, au contraire, ouvre directement sur le palier, et prend jour sur la rue. Les trois pièces, blanchies à la chaux, sont décorées d'images à couleurs vives (sujets de piété ou[303]souvenirs d'expéditions maritimes) et parquetées de carreaux vernissés rouge-brun (mallons) ; dans la chambre des parents seulement, est construite une cheminée qu'on n'allume d'ailleurs qu'en cas de longue maladie ; le dessus de marbre jaspé jaune, les globes de verre protégeant des fleurs artificielles, les flambeaux de laiton dont elle est ornée, des statuettes en plâtre colorié, les photographies des plus âgés de la famille en font le musée intime de la maison. A l'extérieur des fenêtres, des persiennes peintes en marron clair, et à l'intérieur des volets d'une seule pièce, peints en gris, protègent cette chambre contre le jusqu'à du vent d'ouest, dont les maisons élevées sur l'autre côté de la rue abritent le re-de-chaussée.

On atteint le second étage par un escalier en bois rataché au pa-r lier de l'escalier à rampe de fer du premier ; cet appartement ne contient que deux chambres occupant sous le toit tout le dessus de la maison ; il est réservé aux garçons ; les deux aînés, toutefois, n'y passent que la nuit du samedi au dimanche et une partie de eelle du dimanche au lundi, ainsi que les veilles et lendemains des jours de fête ; le troisiême fils n'y est domicilié que pendant le temps de ses vacances (§ 3), mais sa couchette y est en tout temps préparée ; des meubles propres en bois peint et des coffres y reçoivent les vêtements qu'on ne veut pas laisser suspendus contre les murs.

Le mobilier et les vêtements de la famille H*** peuvent être évalués comme il suit :

Meubles. : abondants et bien entretenus............ 697f 75

1° Lits. — La famille possède 6 lits, dont 2 en bois de noyer ciré, l'un dans la chambre des parents, 20f00; — le second dans celle de la belle sœur, 25f00; — chacun d'eux est garni d'une haute paillasse de mais, à 14f00 l'une, 28f00; — d'un matelas, couette, a 9f30 l'un, 19f00; — d'un traversin de plume à 8f00 l'un, 16f00; — de 2 oreillers à 3f0 l'un, 12f00; — rideaux du lit des époux et du lit de la belle-sœur, 8f00 ; — 1 grand lit en fer pour les deux filles, 15f00; — 1 sommier, 17f00 ; — 1 matelas de laine, 24f00; — rideaux. 6f00 ; — 1 descente de lit en sparterie 1f50; — 1 couchette en fer destinée au troisième fils, 12f00; — 1 paillasse garnie de paille longue, 15f00; — 1 matelas de laine, 18f00; — 1 grand lit en bois blanc, 10f00 ; — 1 lit pliant, 7f00; — 1 paillasse de mais, 8f00; — 2 matelas à 20f00 pièee, 40f00; — chaque lit a sa couverture de laine et son couvre-pieds Diué, pour chaque lit, 25f00, soit pour les 6 lits, 150f00. — Tota, 451f50.

2° Mobilier de la salle à manger. — 1 lit de repos, 11f00 ; — 8 chaises de paille, hautes, 14f00; — 4 chaises de paille, basses, 6f00 ; — 1 glace de cheminée, 18f00; — photographies, plâtres, tableaux, 2f50; — 1 armoire à vaisselle, 3f00 ; — vitrage entre la salle à nmanger et la cuisine, 25f00. — Total, 79f50.

3° Mobilier de la chambre des parents. — 2 chaises, 5f00 ; — une table longue, 3f00; — 1 petite glace, 4f00; — bouquets artificiels sous verre, 4f00; — 1 couronne de mariée, sous globe, 7f00; — 1 porte-montre, 1f00; — images encadrées, 2f00; — chapelets, 1f50; — livres de messe, 1f50 ; — rideauux de fenètro, 6f00. — Total, 35f00.

[304] 4° Mobilier de la chambre de la belle-sœur. — 1 chaise basse, 3f00 ; — 1 chaise haute, 2f00; — 1 1able de toilette garnie de vases en terre de pipe et recouverte en toile cirée, 3f00 ; — 1 table de nuit, 3f00; — 1 commode à tiroirs, 28f00; — 1 coffre en bois de nyer, 5f00 ; —1 miroir, 3f00 ; — 1 descente de lit, 2f25 ; — livres de piété 4f75. — Total, 54f00.

5° Mobilier de la chambre des jeunes filles. — 1 armoire, 7f00; — 2 chaises, 2f50 ; — 1I table ronde, 4f00; — livres de lecture et de piété, 5f50. — Total, 19f00.

6° Mobilier de la chambre des garçons. — 1 armoire, 7f00 ; — 1 porte-manteau, 1f00 ; — planches àvêtements et à chaussures, 0f75 ; — livres, appartenant au troisième fi1s, et pDetit bureau-écolier, 9f00. — Total, 17f75.

7° Mobilier de la cuisine. — Foyer en plaque de fonte, 2f00 ; — cheminèe avec lambrequin, 3f00; — fourneau mobile, 1f00 ; — 1 table en bois blanc, 4f00 ; — 1 armoire garde-manger, 7f00; — 1 huche à pain en bois sculpté à jour, 19f00 ; — planche et cadres ixés aux murs pour porter les ustensiles, 3f25 ; — chenets de fourneau (cafoués), 1f75. — Total, 41f00.

Ustensiles : suff̂sants, mais sans luxe............ 75f95.

1° Servant àl a cuisine. — Couvercle du puits, 1f50; — 1 couvre-feu en fer battu (trasque), 3f00 ; — 1 balance romaine, 10f00; — pelle, pincettes, jusqu'à ts, 2 trépieds en fer, 4f00; — 1 marmite en fonte pour la bouillabaisse, 2f50; — 1 marmite en terre pour le pot-au-feu, 0f90 ; — 15 assiettes en terre de pipe, 1f00 ; — 2 couverts en argent, 20f00; — 1 lampe Martinet (calel) et 2 lampes en étain, à pompe, pour l'huile d'œillette, 2f00 ; — 2 veilleuses sphériques en verre sur chandeliers en laiton et 2 veilleuses sphériques en verre sur chandeliers en terre de pipe, 3f00; — 1 caisse à charbon de bois, 0f55 ; — 1 crochèt en fer pour le fourneau, 3 fers à repasser, 2f00 ; — 3 balais en paille de millet, 0f50. — Total, 50f95.

2° Dépendant du magasin à filets. — Outils de menuiserie, banc de hètre à raboter, scie, hachette, varlope, etc., instruments de radoub, escabeau, pot de peinture ; instruments de pêche (filets et cordages non compris) : navettes, gaffes. — Total, 25f00.

Linge de ménage : abondant et soigné............ 281f00.

22 paires de draps de fil neuves et vieilles, 212f00 ; — 12 serviettes en toile de coton, 9f00;— 15 essuie-mains, 15f00; — 18 tabliers de grosse toile pour la cuisine, 20f00 ; — rideaux de réserve pour les fenêtres, 25f00. — Total, 281f00.

Vêtements : d'un caractère professionnel............ 1.052f60.

VÊTEMENTS DU PERE DE FAMILLE (216f45).

1° Vêtements de travail pour l'hiver. — 2 gilets de molleton, 8f00; — 4 chemises en coonnade bleue, 6f00 ; —4 chemises en toile de fil,10f00; — 1 trieot de laine, 6f00; — 1 vareuse de laine à carreaux blancs et bleus, 5f00 ; — 1 paire de bas-marins avec talonnières de cuir, articulés aux chevilles, 5f00 ; — 1 pantalon de laine brune, 4f00 ; — 1 paire de sabots à jambières de cuir, dites bottes de mer, 13f00 ; — 1 caban à capuchon en laine, 40f00 ; — 1 paire de sabots ordinaires en hêtre, 1f00; — bonnet dit de Narbonne, en laine, 2f00 ; —1 cravate de laine tricotée (cache-nez),1f50 ; — 1 paire de gants de mer en laine, 1f00; — 1 id. en peau, 1f00 ; — 2 ceintures de laine rouge, 2f00; — 1 pantalon en toile de coton cirée (bragos), 6f00; — 1 capote, 10f00 ; — bas en coton, 3f00 ; — bas en laine brune, 3f00; — 1 cravate en taffetas noir, 1f50. — Total, 129f00.

Pour l'été. — 1 vareuse de cotonnade bleue, 2f50 ; — 1 pantalon en fi1 et coton, 1f25 ; — 1 pantalon en coton bleu et blane, 1f50 ; — chapeaux de paille et de feutre, 3f00; 1 béret bleu dit oasquoul, 2f00 ; — espadrilles en sparterie, 1f20; —cravates de coton et de foulard, 1f 00 ; — souliers de cuir, 15f00. — Total, 27f45.

2° Vêtements des dimanches et jours de fête. — L'hiver, le patron porte un habillement de drap noir, ordinairement court, acheté a Marseille, et de orme bourgeoise, 35f00; — vêtement d'été, 25f00. — Total, 60f00.

[305] VÊTEMENTS DES DEUX FILS AINÉS (208f80).

Les vêtements des deux fils aînés, analogues à ceux de leur pére, mais moins abondants, ont dans leur ensemble une valeur à peu près égale ; si l'on y aoute, pour l'aîné, le prix d'une montre et d'une chaîne en argent : un anneau d'or pour la cravate ; et pour le cadet, la valeur d'un anneau d'argent pour la cravate et de deux boutons en plaqué d'or pour le devant de la chemise, l'évaluation totale est de 208f80.

VÊTEMENTS DE LA MÈRE (209f10).

1 robe de laine violette, en stoff, 12f00; — 4 robes d'indienne, 16f00 ; — 10 chemises en toile écrue, 10f00; — 15 mouchoirs de couleur en coton, 2f00 ; — 6 mouchoirs blanes en f1, 2f00 ; — 8 paires de bas de coton bleu, 3f00; — 2 paires de bas de laine (burels), tricotés par la femme, 2f00; — 3 paires de bas de laine noire (achetés), 3f00; — souliers, 6f00; — socques, 1f50; — 6 tabliers de couleur en coton, 4f50; — 2 caracos en coton de couleur, 1f 60; — 1 chapeau de paille, 1f50; — 2 bonnets tuyautés de mousseline et dentelle à la marseillaise, 5f00 ; — 6 serre-tête blancs, 4f50 ; — 1 transparent de tète en tafetas noir, 2f00; — 4 mouchoirs de tête, 2f00; — 2 jupes de robe, 6f00 ; — 6 jupons piqués pour l'été, 18f00; — 2 chales en lainage, 10f00; — 1 chale soyeux dit chale broché de Nimes, 15f00; — 1 autre, dit tartan, 5f00 ; — 2 mouchoirs de soie, 2f00; — 1 tablier noir en étofe de laine et coton, dte orléans, 2f00; — 2 bagues, 12f00; — 1 chaîne, 18f00; — 1 collier ancien en or, 38f00; — boucles d'oreilles en or, 4f50. — Total, 209f10.

VÊTEMENTS DE LA BEILLE-SOEUR (costume d'artisane provençale) (20f75).

Une partie de son trousseau de fiancée, préparé il y a dix ans, est encore en assez bon état : — 15 chemises en toile écrue ; 18 mouchoirs blancs en fil, 6 mouchoirs en coton de couleur ; 6 paires de bas en coton blanc (achetés) ; 6 paires de bas en laine blanche (tricotés par elle), 135f30 ; — 1 corset 1f50 ; — camisoles, 2f 00; — tabliers, mouchoirs de tête, chapeaux de paille, coiffure en aigrette faite de rubans bleus et dentelles noires groupés au-dessous d'une boucle en acier,6f 45; — 6 jupons piqués, 15f00; — pantalons en madapolam, tabliers noirs en orleans, foulards, escarpins, 11f00; — 1 bague en or, 10f00 ; — 1 bague en argent, 2f50 ; — 1 chaîne en argent pour les ciseaux, 12f00; — une paire de boucles d'oreilles (pendelottes) en or, 10f00. — Total, 205f75.

VÊTEMENTS DE LA FILLE AINEE (17f50).

Costume analogue à celui de la tante ; selon la coutume du pays, elle prépare, depuis sa première communion, son trousseau, avec le concours de sa tante : — 6 chemises de toile, 18f00 ; — 9 nmouchoirs de coton blanc, 4f50 ; — 7 paires de bas tricotés par ellemême, 7f00; — une broche en or, 15f50 ; — 6 petits fichus en soie de couleur, 6f00; — 2 jupons piqués, 12f00; — 3 pantalons, 4f50; — elle emploie en partie, pour son usage, le linge de corps de sa mère et de sa tante ; ses robes, jupes, chaussures, bonnets peuvent être évalués 50f00. — Total, 117f 50.

VÊTEMENTS DES TROIS DERNIERS ENFANTS (95f00).

Troisième fils : trousseau pour le pensionnat, 35f00. — Quatrièmefids : vêtements de semaine et de fête, 30f00. — Deuriéme fille : garde-robe de illette, 30f00.

Valeur totale du mobilier et des vêtements............ 2.107f30.

§ 11. Récréations.

La famille puise la plupart des distractions dont elle a besoin dans ses relations de parenté ou d'amitié, dans ses liaisons profession[306]nelles, dans la participation de ses différents membres aux cérémonies particulières ou aux solennités publiques de la religion. Après avoir cité la consommation journalière du tabac par le pêre et les deux fils aînés, quelques courtes visites quotidiennes du père à un café situé près de la halle au poisson, pour y recueillir les renseignements commerciaux tout en consommant une petite quantité de liqueurs, enfin l'assistance des femmes aux distributions de prix des écoles, il n'y a plus lieu de signaler aucune récréation spé

Le dimanche, les aînés avec la plupart des pêcheurs revenus la veille de la mer, assistent à quelque spectacle forain installé à la sortie de la grand'messe sur la place du marché ; puis vient l'heure du dîner, à la suite duquel commencent, autour des caoanons ou des mtas bâtis sur les collines voisines, des promenades, où vont ensemble jeunes filles et garçons ; mais aucun membre de la famille ne fréquente le bal qui, sous le nomm le Salle erte, est établi à Jonquières. Au contraire, ils prennent part avec entrain aux fêtes traditionnelles de Martigues et des environs, toutes les fois que le leur permettent les nécessités de leur profession. En outre des fêtes religieuses et des roménages (pèlerinages) plus ou moins lointains, les Martégans chôment et se livrent à des réjouissances le jour de la Saint-Pierre, fête de la corporation des pêcheurs (29 juin) et d'une des paroisses de Martigues ; à la Saint-Rocl (16 août) et à la Saint-6enez (30 septembre), pour célébrer les patrons des deux autres paroisses ; ils célèbrent aussi la Sainte-Madeleine et la fête de l'Assomption. Les fêtes locales des paroisses voisines les attirent encore, et, dans la belle saison, conviés aux otes (fêtes votives) de Saint-Chamas, de Bere, d'stres, de Châteauneuf, les deux sexes se mêlent aux danses qu'animent le fifre et le tambourin ; l'une d'elles a même pris le nom (la lartingale ou Martignale) du pays. Le jour de Saint-Roch, c'est vers portde Bouc que se portent les populations qui entourent Martigues ; nos familles de pêcheurs, les barques pavoisées et chargées de branches vertes, dépensent la journée en jeux divers sur l'étang de Caronte et sur le rivage maritime où descendent en même temps les habitants de la région agricole de FTos, parés du joli costume arlésien.

Il est une autre de ces fêtes qui mérite d'être décrite avec plus de détails. Un matin de mai, le jour de l'Ealtation de la Sainte-Croix, la Confrérie des pénitents blancs de l'Ile sort de Martigues, portant une croix de chêne, semblable à celle qui sert aux funérailles, sans images[307]et sans ornements : pieds nus et vêtus du costume des confrères, ils se dirigent à travers les vallons rocheux, à peine ombragés de pins d'Alep, jusqu'au bord du golfe de Marseille, au petit port de SainteCroix, où sont quelques villas bourgeoises. Le chemin a deux lieues de longueur, tout en descentes et en montées. Arrivés en vue de la mer, ils se trouvent devant une petite chapelle édifiée de temps immémorial, les uns disent au lieu où fut trouvée une croix, débris miraculeux d'un naufrage aux premiers siècles de l'ère chrétienne : d'autres, au-dessus du petit port de débarquement où la légende fait aborder les saintes Maries, les amies de Jésus crucifié. Un prêtre attend les pèlerins ; ils entendent la messe, et, l'offiee terminé, ils reprennent le chemin de la montagne, où s'avance un autre convoi. Ce sont les pénitents bleus de Ferrières qui portent la croix à leur tour; ils assistent au saint sacrifice, après lequel les deux confréries réunies vont audevant des pèlerins blancs de Jonquiêres ; ceu-ci viennent prier Dieu avec leurs compatriotes et implorer l'intercession des Saintes-Femmes qui ont apporté la parole du Christ à leurs aieux. Le soir, après un repas en commun et les vêpres, les trois groupes fraternels retournent ensemble à Martigues en faisant résonner les vallons de leurs cantiques pieux.

Un autre genre de récréation publique est propre au voisinage de Martigues. L'étang de Berre gèle assez facilement dans les parties où la salure est plus faible, comme aux environs d'Istres et de Saint-Chamas. Le poisson, saisi par le froid, cherche d'instinct à regagner la mer par le détroit de Martigues qu'il trouve gelé. Il se précipite avec une ardeur folle à un assaut désespéré de toutes les issues ; dans son élan, il saute sur le rivage ou même jusque sur les ponts en glissant au-dessus de la masse agitée. La municipalité prévenue annonce alors qu'il y aura, le soir, martégade. C'est une nuit de fête et de profit. Femmes, enfants même, quiconque s'en croit la force, a le droit de pêcher à la corbeille, à la nasse, à la main, à la broche. Si c'est la veille de Noel, si la répondante attirée de Marseille s'est empressée d'envoyer au logis la dinde grasse accoutumée pour le gros souper ou le dîner-extra, il y a gala. Les beaux poissons abondent dès le matin sur la table, et le lendemain la vente de la pêche miraculeuse atteindra peut-être à cent francs pour chaque foyer. Quant à l'aspect de cette fête improvisée, la nuit, dans de petites embarcations, à la lueur des falots attachés sur l'avant de chaque barque et des torches de pins d'Alep dans les mains des enfants, tout cela forme un de ces tableaux[308]qui justifient, pour Martigues, le surnom de petite Venise ou Venise provençale.

L'hiver venu on va revoir de temps en temps le dimanche, au théâtre de Jonquières, les jeunes garçons jouant les bhelles pastorales de l'enfance et de la vie du Christ, dialoguées ou chantées, en provençal, tandis que le père suit les audiences de la Prud'homie (§ 18). Deux foires, le 25 mai et le 15 octobre sont encore à Martigues l'occasion de quelques divertissements.

Histoire de la famille

§ 12. Phases principales de l'existence.

Une famille de pêcheurs de Martigues comprend en général six personnes : les deux époux et quatre enfants. L'allaitement se fait par la mère ; vers l'âge de six ans, les parents commencent à laisser leurs enfants sortir, jouer autour des chantiers de construction et des corderies, à moins qu'ils ne les confient à l'asile infantile, où ils passent la plus grande partie de la journée, sexes confondus, au grand air du rivage, enfermés entre des claies à jour. Un garçon va a l'école à partir de six ans, et fait sa première communion de onze à douze ans ; bientôt après il est mousse, à bord d'un bateau de pêche, bette ou tartane, rarement sur les barques de cabotage. Le mousse se suffit déjà à peu près, si la mêre a le soin de prélever sur la répartition faite par le patron une partie de chaque semaine, en prévision des besoins urgents, vêtements et autres ; l'enfant est nourri de poisson frais sur la barque et reçoit un salaire variant de 0f35 a 0f 55 par jour, équivalent des 2f50 de pain qu'il doit embarquer avec lui chaque lundi matin. Novice (demihomme) à quinze ans, il peut presque faire ses conditions ; c'est l'âge critique du pêcheur, le moment des tentations suscitées par le voisinage de Marseille. S'il est sage, actif et élé, il reçoit dês lors une part. Après quelques années de service sous les ordres de son père ou sous la direction de quelque patron ami, il aspire à commander en chef (un fils de patron commande souvent à dix-sept ans). Mais,[309]soldat de marine à vingt ans, en vertu de l'inscription maritime (§ 21). il sert trois ans ; il revient avec quelques petites économies et. l'année même de son retour, il reprend son métier. S'il est fils de patron et d'une bonne conduite, le jeune homme s'y attache sans retour et pense à y faire son avenir ; s'il est fils de matelot, un mariage peut lui préparer l'accès au patropat. Dans l'un ou l'autre cas, c'est avant trente ans qu'il se marie ; s'il est l'aîné, ou le seul garçon de la famille, le père ou beau-père en fait son capitaine de tartane ; et s'il a des frères puinés ceux-ci servent sous lui. Sa femme, presque toujours fille de pêcheur, a été dressée chez ses parents à prendre sa part de ce dur métier. Elle a vu sa mère, chaque matin, porter ou expédier le poisson envoyé la veille par le mari ; fabriquer les conserves ménagères ; thésauriser modestement en petites pièces blanches le surplus des parts (§ 1) qu'elle a pu vendre à la halle de Martigues ou directement à des particuliers ; elle est donc prête à fonder une famille et à la guider dans la bonne voie.

Ces étapes de la vie des pêcheurs de Martigues nous esquissent l'histoire de la famille H***. Le patron Antoine a servi pendant la guerre de Crimée, au moment où il venait de se marier ; son premier fils est né l'année qui suivit la fin de cette campagne ; il a eu son deuxième fils, l'année d'après ; deux autres enfants, venus un peu plus tard, moururent en très bas âge. Survint la guerre d'Italie, à laquelle il prit part. Ses quatre autres enfants sont nés depuis cette époque.

Fils et petit-fils de pêcheurs, il avait choisi sa femme dans une famille de Ferriêres, pratiquant le petit art. Antoine H*** travailla d'abord avec le pêre de sa femme ; mais, lui mort, il put devenir demipropriétaire d'une tartane, grâce à quelques économies faites sur l'apport de sa femme et grâce à sa part d'héritage. Sa belle-sœur, après la rupture d'un mariage projeté pour elle, consentit à abandonner sa dot entre ses mains ; il vendit sa part du bateau de pêche et devint acquéreur d'une nouvelle tartane, qui reçut, en reconnaissance, le nom de la sœur de sa femme : ˉLa Madeleine. Quelques années heureuses encore, et malgré une assez longue maladie (§ 4) il put acheter la maison qu'il habite. N'ayant d'abord payé que la moitié du prix au précédent propriétaire, patron aisé chez qui sa propre sœur a long temps servi, il a aujourd'hui complètement libéré son acquisition, et se prépare à procurer à son fils cadet une seconde barque de pêche, dans les conditions de commandite décrites plus loin (§ 20). Associée à celle que possede déjà la famille, la nouvelle barque lui permettra de [310] former sans partage l'attelage (§ 1) usité dans le golfe de Lyon. Économe et prévoyant, le patron H*** a pu, selon la coutume du pays, offrir à sa femme le jour du mariage les deux couverts d'argent achetés sou à sou, mais il se résigne à n'avoir pas de pendule dans sa maison, et se contente d'une montre accrochée pendant la semaine dans sa chambre, et prêtée seulement le dimanche et les jours de fête à son fils aîné (§ 10). Ses deux fils ont appris leur métier sous ses ordres, et il garde sur eux toute autorité, car pour punir chez des enfants indociles la paresse, l'orgueil ou d'autres vices, il n'aurait qu'à céder sa barque à quelque capitaine étranger il les priverait ainsi de la considération attachée au titre de patron pêcheur et des avantages matériels immédiats ou futurs, que l'exercice de cette profession leur a jusqu'ici procurés.

§ 13. Mœurs et institutions destinées a assurer le bien-être physique et moral de la famille.

Une production spontanée abondante assure aux pêcheurs de Martigues les ressources alimentaires ; un esprit religieux maintient chez eux de bonnes meurs. A des habitudes de prévoyance, de modestes plaisirs et de tempérance, viennent s'ajouter trois institutions principales qui préservent la vieillesse de la plupart des pêcheurs des épreuves réservées au plus grand nombre des ouvriers de nos villes. Ce sont . la Prud'homie, qui sert à ses membres une pension importante, tandis qu'ils sont encore dans l'âge du travail (§ 18) ; la Caisse des retraites de la Marine, dont l'appoint vient s'ajouter de bonne heure aux autres ressources (§ 21) ; la mutualité professionnelle contre tous risques de mer. Pour m'en tenir à l'exemple de la famille que j'ai observée, voici comment va probablement se développer son avenir. Le père donnera à son fils aîné, en le mariant, la jouissance de sa barque actuelle. Il en gardera la propriété jusqu'à ce que le prix lui en ait été soldé en versements à tant par semaine. Sa créance une fois couverte, il sera déjà pourvu d'une barque nouvelle, et, dans quelques années, le même sort pourra être offert au cadet. Les voir établis ainsi est la plus douce récompense qu'il ambitionne. Ses autres enfants seront aidés par lui et par leurs frères avec la même sollicitude, et feront souche de pêcheurs-côtiers ou deviendront [311] petits commeŗants ; l'un de ses fils cependant semble destiné à suivre la carrière ecclésiastique.

Comme membre de la Prud'homie, le pêcheur touche dès cette année (il vient d'atteindre cinquante ans) une rente viagère. Par suite de la loi qui l'astreint à l'inscription maritime, il reçoit, d'autre part, une pension de l'État. En occupant ses loisirs à la réparation des filets, et en s'employant comme associé au service d'un patron du petit art, il trouve encore dans la pêche la plus grande partie de ses dépenses de nourriture.

Ainsi des coutumes et des institutions de prévoyance inhérentes à l'organisation même de la profession, les principales vertus privées, les forces d'une famille unie garantissent l'avenir de nos pêcheurs et les guident dans cette voie ascendante dont la configuration de leur ville semble marquer les trois degrés : matelots à Ferrières, patrons dans l'Ile, bourgeois à Jonquières (§ 1).

La bourgeoisie ancienne cherche un débouché pour les nouvelles générations en favorisant l'émigration de ses fils vers quelqu'un des plus récents établissements français de l'Algérie ; en mariant ses filles dans le personnel de l'armée, de l'administration ou de l'université. Des efforts soutenus de la part des autorités sociales, pour le développement de la prospérité locale, pourraient cependant s'employer utilement dans la région. L'invasion progressive des petites îles que les atterrissements du Rhône projettent à son embouchure, ne viendra-t-elle pas barrer un jour le golfe de Fos ? Déjà le poisson dévie de sa route habituelle, et passe devant le golfe sans en longer la rive. Il faut aller le chercher plus au large, avec plus de temps, de peine et danger. En même temps diminue la navigation à voile qui avait jadis à Martigues cinq chantiers ; ils n'existent plus. D'autre part le penchant à quitter Martigues pour Marseille s'accentue depuis dix ans chez les pêcheurs aisés, à l'imitation des bourgeois. Ce sont là autant de causes d'amoindrissement pour la population. Les marins qui vont tenter la fortune vers Marseille ou cherchent des emplois dans l'industrie, sont remplacés assez vite par des gens de Naples ou de Gaète, race facile à contenter, vivant de moules et de coquillages, mais qui ne se fixe au sol qu'après une ou deux générations, et qui altérerait le caractère national et l'union intime des diverses classes de la population, si les maisons anciennes cessaient de s'y maintenir respectées et bienfaisantes comme autrefois.

Éléments divers de la constitution sociale

FAITS IMPORTANTS D'ORGANISATION SOCIALE; PARTICULARITÉS REMARQUABLES; APPRÉCIATIONS GENERALES; CONCLUSIONS.

§ 17. NOTIONS HISTORIQUES SUR LA RÉGION DES MARTIGUES.

[326] Au temps où les eaux dont l'étang de Berre s'alimente incessamment par les apports de l'Arc et de la Touloubre, ne s'écoulaient pas aussi aisément que de nos jours vers la Méditerranée, elles avaient fait, du détroit où devait s'étaiir Martigues, une sorte de courant limoneux impraticable, nomé par les géographes grecs le Cœnus ou Bourbier. C'est ce marécage que des générations persévérantes ont, de siècle en siècle, transormé, et, par des canaux, par des terrassements, relevé en terre-pleins solides qui portent aujourd'hui la charmante petite cité. Les familles qui remplissent ces lieux de mouvement et de vie en mêlant à toute heure leurs costumes et leurs dialectes, ne sont pas entièrement indigènes ; elles se recrutent périodiquement de nos jours, dans trois races principales : les Proveņaux, les Napolitains, les Catalans. L'histoire des origines les plus anciennes de la ville présente une non moins grande diversité.

Alors que le pays du enus n'avait encore d'autre nom que celui de région des Étangs, il dut être de temps à autre fréquenté par les navires de commerce des Phéniciens de Tyr et de Carthage1, des Grees et des Trinacriens de Sicile. Nous avons au moins des documents qui attestent le passage et le séjour plus ou moins prolongé des Phocéens dans ces parages, peut-être même avant la fondation[327]de Marseille. Un bas-relief conservé dans cette derniêre ville fut trouvé, il y a quelques années, dans l'étang de Caronte2, non loin du fort construit par Vauban pour protéger le port de Bouc, au-dessus de l'ancien et étroit canal d'écoulement du Cœnus à la mer, appelé encore Cano-Vieil. Ce petit monument représente un chef d'équipage, vêtu de la longue robe grecque, et qui, suivi de ses hommes, descend d'un vaisseau atterri ; dans ses bras sont les dieux nationaux et un petit autel domestique : nous sommes évidemment en présence d'un essaim colonisateur voulant fonder un établissement sur ce sol étranger. Cette interprétation légitime vient confirmer et compléter ainsi, en quelques points, le récit classique de l'arrivée du chef phocéen Protis chez Nanus, chef ligurien des Cnobriges, et de son mariage romanesque avec la fille de son hôte.

Après les recs, les Latins vinrent mêler leurs colonies aux familles indigènes, et former de ces terres gauloises une province qui a gardé depuis lors le nom de Provence. Puis y passèrent les Barbares, depuis les Wisigoths jusqu'aux Normands et aux Sarrains, qui décimèrent les populations gallo-romaines, et laissèrent tous dans le pays. avec des monuments, quelque coutume, quelque divertissement ou quelque engin spécial qu'on peut reconnaître encore au fond des usages contemporains. Comme partout, aux époques bouleversées, des moines s'efforcêrent de panser ces blessures, de restaurer les institutions salutaires et les bonnes mœurs : par leurs soins, un oratoire fut élevé dans l'île ; des claes agricoles appelés sur le rivage de Jonquières (1230) assainirent ces bords marécageux ; on ouvrit des issues suffisantes au flux et reflux des eaux, et les limons amoncelés de chaque côté formèrent des ilots conservés encore, entre lesquels passe, s'arrête et repasse le poisson, et où des pêcheries nombreuses, désignées depuis lors sous le nom de Boudiges, alimentent et enrichissent leurs possesseurs3.

Pendant ces vicissitudes, le niveau numérique de la population du pays montait ou baissait par les fluctuations les plus sensibles . d'abord, aux sixième et septième siècles, consolidation du christia[328]nisme, accroissement de 6.000 à 12.000 habitants ; aux septième et huitième siècles, invasion sarrazine, dépression de 12.000 à 6.000. Le onzième siècle manifeste un nouveau mouvement ascensionnel du à la défaite et au départ des musulmans ; ensuite, les nombres de 9.000 et 10.000 marquent les intervalles séculaires qui vont de 900 àl'an1200 ; dépressionnouvelle de10.000à 6.500 après les croisades de saint Louis, auxquelles cette race vaillante et chrétienne dut s'empresser de s'associer ; enfin; vers le quatorzième siècle, essor nouveau ui s'accroit au quinzième siècle, sous le règne du bon roi René et ne s'arrête qu'à l'entrée de l'histoire contemporaine. Le maximum de prospérité est au commencement du dix-huitième siècle : on y comptait, en 1720, 13.000 habitants. Tout à coup, en 1740, ce chiffre est descendu à 5.000 : dans cet intervalle s'était jetée sur ce pays la peste de Marseille (1720-1721). Mais le niveau remonte peu à peu jusqu'en 1790, et arrive au chiffre de plus de 7.000 ; depuis cette époque, la décroissance semble avoir repris une fois encore le dessus.

La ville de artigues, tête de la région, résume, dès le treizième siècle, cette prospérité et cette décadence alternatives ; elle en a subi chaque phase, et c'est ainsi que, pour nous en tenir au temps où nous vivons, nous voyons sa population agglomérée descendre aujourd'hui au-dessous de 5,000 habitants, répartis entre les trois paroisses. qui représentent l'ancienne division des lieux en trois quartiers. Jusqu'au seizième siècle, en effet, les divisions naturelles de la localité s'étaient accentuées en trois juridictions distinctes et même opposées, dont les murailles et les tours ont disparu. Maintenant bordés de quais et de maisons teintées de nuances variées à la vénitienne, ces rivages ont un aspect des plus gracieux, quand, au matin, les petits flots de l'étang de Berre se réveillent sous les feux du Levant ; que la silhouette des trois quartiers de Martigues et les clochers de ses trois églises s'y profilent en tremblotant, et que l'aile blanche des voiles latines y voltige dans tous les sens au-dessus des barques qui vont relever les filets. Au contraire, du côté de l'étang de Caronte, à la lumière empourprée du couchant, dans le mouvement entre-croisé des caiques qui rentrent, apportant le poisson des tartanes, ou retournent au port de Bouc avec les provisions du lendemain pour les matelots, ce n'est plus un souvenir de Venise et de ses lagunes ; c'est un coin du Bosphore, un morceau de la Corne-d'Or, montrant au fond sa mer Noire dans l'étang de Berre ombré par le soir.

§ 18. LES PRUD'HOMIES DE LA MÉDITERRANÉE.

[329] Depuis les eaux espagnoles jusqu'à la rivière de Gênes, tout le rivage français est exceptionnellement doté de Prud'homies établies dans les villes suivantes d'après règlements, arrêtés, lettres patentes, décrets ou ordonnances émises à des dates plus ou moins anciennes. C'est en Provence : Marseille (1431), la Ciotat (1452), Toulon (1618), Cannes (1723), Cassis (1790), Sai-Trope (1791), Martigues (1791). Saint-Nazaire (1792), la Seyne (1802), Antibes (1809), Saint-Raphael(1811), Bandols (1820). D'autres Prud'homies sont établies dans les localités du Languedoc et de la Corse, à Cette, Agde, Narbonne, Sérignan, Gruissan, Port-Vendres, Leucate, Sigean, Bastia. Lorsque le roi René approuvait, par lettres patentes de 1452, le règlement en langue catalane, voté par la communauté des pêcheurs de Marseille le 14 oetobre 1431, il ne faisait sans doute que consacrer des coutumes qu'on pourrait historiquement faire remonter à la corporation des utriculaires du Rhône, des premiers temps de l'empire romain. A ce point de vue la Prud'homie de Martigues, quoique dune installation officielle relativement récente, se relie à la coutume ancienne attendu, comme dit un arrêt de la cour de cassation du 19 juin 1847, que l'institution des prud'hommes pêcheurs de Martigues établie par la loi du 16-20 avril 1791 et maintenue par l'arrêté des consuls du 23 messidor an IN, est régie d'aprês ladite loi par les statuts de la communauté des pêcheurs de Marseille ». Coutume et législation ont fait de ce tribunal spécial, en ce qui concerne Martigues, un des plus intéressants exemples de justice patriarcale que la France ait eu la bonne fortune de conserver.

Les prud'hommes, en nombre limité, y sont élus pour un an le jour de la deuxième fête de la Nativité ou lendemain de Noel. Tous les patrons pêcheurs, c'est-à-dire tous ceux qui possèdent une barque et qui pratiquent réellement la pêche. prennent part à l'élection comme électeurs et éligibles. Les prud'hommes nommés doivent juger toutes les contestations et débats survenus entre les pêcheurs français ou étrangers à l'occasion de leur profession, ainsi qu'en tout ce qui touche à la police de la pêche et cela souverainement, sans forme ni figure de procès, et sans écriture ».

Un pêcheur veut-il assigner un de ses confrères, matelot ou patron2 Il met par avance deux sous dans la boite de Saint-Pierre, placée à[330]cet effet dans la salle du prétoire, et charge ainsi le garde de la communauté de l'appeler à comparaitre le dimanche suivant. Le jour de l'audience, le défendeur met à son tour la même obole dans la boîte ; après plaidoirie familière, le jugement est prononcé en provencal ; la formule est celle-ci : ˉLa ˉlea vous coundamno... le garde de la communauté, qui fait fonctions d'huissier, annonce à haute voix : ˉué touto barbo d'omé calé : ˉlou prud'hommé a parlar... et en effet, quand ce patron des patrons de Martigues a prononcé, il n'y a plus contestation. Il y a vingt ans, un capitaine de barque, rentrant au port de Boue, fit brèche dans un filet de grand prix ; il s'agissait. je crois, de 2.500 francs au moins. La Prud'homie ouvrit une enquête ; impossible au capitaine de payer. Quand il fut prouvé qu'il n'y avait pas eu d'ailleurs faute de sa part, elle le déclara quitte de toute indemnité, mais elle décida que le prix des dégâts serait intégralement couvert par tous les patrons de barque. Ce jugement à la Salomon ne rencontra pas un seul récalcitrant. Le commissaire de la marine (à Martigues c'est un sous-commissaire) est président-né de la Prud'homie, dont le plus haut dignitaire porte le titre de premier prud'homme. Voici la composition du syndicat de pêche de Martigues avec le chiffre des émoluments annuels de chaque juge :

Composition du syndicat de pêche de Martigues avec le chiffre des émoluments annuels de chaque juge (notes annexes)
Composition du syndicat de pêche de Martigues avec le chiffre des émoluments annuels de chaque juge (notes annexes).

Le partage du poisson pêché par chaque équipage pouvait autrefois être fait, après affiche, par un employé de la Prud'homie. moyennant 0f,50 par barque; il est opéré aujourd'hui par les patrons.

Une barque du grand art paie, par an, à la Prud'homie, 100 francs pour le bateau, les hommes et le mousse. Chaque patron de barque non pontée paie un abonnement annuel de 18 francs (12 francs pour lui-même, 6 francs pour la barque), autant de fois 12 francs en plus qu'il emploie de matelots, pour un mousse, 6 francs. Tout membre de la Prud'homie lui verse ainsi 12 francs par an pour sa cotisation, en outre de ses abonnements selon l'équipage. Les vendeuses de poisson à la halle des Martigues paient une somme de 0f,50 pour 100 francs qui entre aussi en caisse pour la communauté. Au titre de l'année 1879, la Prud'homie a eu à percevoir pour abonnements (non compris les droits de teinture et de lotissement des étangs) .

Abonnement perçu par la Prud'homie en 1879 (notes annexes)
Abonnement perçu par la Prud'homie en 1879 (notes annexes).

[331] Le patron qui a dépassé l'âge de soixante ans et qui navigue seul ne paie plus, pour lui et sa barque, que 15 francs ; à soixante-dix ans, 12 francs. Après vingt-cinq ans de pêche. chaque patron de cinquante ans reçoit de la communauté une pension de 15 francs par trimestre ; à soixante ans, cette pension est de 20 francs. Leur veuve continue à toucher une allocation de 40 francs par année. Les' dépenses de la Prud'homie pour 1879, dont le total s 'élève à 26.657 francs, non compris les dépenses de l'atelier de teinture, signalent :

Dépenses de la Prud'homie pour 1879 (notes annexes)
Dépenses de la Prud'homie pour 1879 (notes annexes).

La caisse de la Prud'homie avait reçu, en 1878, amendes et tous droits compris, 32.633 francs, destinés à faire face à ces différents frais. Le Tribunal de pêche a été reconstruit, en 1860, aux frais de la Prud'homie et les emprunts qu'elle avait contractés à cet effet ont été liquidés en 1865.

§ 19. UNE FORME DU PATRONAGE CHEZ LES PÉCHEURS DU GOLFE DE LYON.

Les pêcheurs de Martigues et tous les riverains du golfe de Lyon nomment petit art l'exploitation de la pêche en rivière, dans les étangs et en mer jusqu'à une distance de trois milles du rivage, avec des bateaux de petites dimensions et des filets cependant parfois considérables. Le grand art comprend toujours un grand déploiement de barques pontées, de tartanes, d'engins maneuvrés ordinairement par douze ou dix-huit hommes, et trainant au large pour la prise de tout poisson : son domaine commence à trois milles du rivage, il embrasse les cinquante lieues qui s'appellent la planière du golfe et qui sont circonscrites par une ligne partant du cap de Creus en spagne pour aller atteindre le cap Couronne au midi du port de Bouc ; au delà. sont les abimes4.

[332] La mise en commun de l'outillage et des bras est une coutume générale pour toutes ces pêches : par exemple, un patron fournit la barque, un autre les filets ; ils s'adjoignent un matelot, et le produit de leur travail est distribué entre eux en cinq parts, deux au premier, deux au second, l'autre à l'aide qu'ils se sont associé. Une entreprise connue sous le nom de peche au bourgin crée aussi de nombreuses sociétés de pêche : tout au long du golfe de Fos et jusqu'aux portes de Marseille, on peut voir, à chaque heure du jour, des escouades de cinq ou six hommes s'éloignant du rivage sur deux ou trois bateau légers ; ils disposent, dans l'intérieur des limites légales, de longs filets autour d'un espace déterminé, puis, retournant à terre, ils tirent ensemble le piège souvent chargé d'un produit abondant qu'ils se partagent dans les proportions convenues. La ceinge (cingere, entourer) réunit souvent, pour une saison, jusqu'à trente pecheurs et une vingtaine de barques en vue de la capture des poissons émigrants, sardines, maquereaux et thons, quiil s'agit d'atteindre dans leur marche, d'envelopper d'un rempart de mailles innombrables et de garder ainsi comme dans un vivier maritime jusqu'au jour de la vente, dont le prix est partagé entre tous les pêcheurs. Autant de formes de contrat, d'associations passagères ou durables que l'on retrouve sans doute aux bords de bien des mers.

Sur la Méditerranée, e'est surtout dans le grand art que l'association a été féconde ; elle y a produit, entre autres régimes, une organisation solide où le patronage et la coopération sont unis, par une combinaison des plus heureuses. Chacune de ces petites sociétés, comme chaque pêcheur isolé, a pour intermédiaire de la vente à la halle de Marseille, une poissonnière ou poissarde (§ 20), qui se charge de diriger la répartition de la marchandise aux revendeuses, d'en réaliser les bénéfices moyennant une redevance légère. Plusieurs associations peuvent être et sont, en effet, représentées ainsi par la même enderice, comme on la nomme. Celle-ci est leur représentante ou correspondante, en ad'autres termes, leur banquier, tan̂t retenant un petit intérêt pour le mouvement de leurs denrées qu'elle vend, et de leur argent qu'elle encaisse à la semaine ; tantôt avançant au pêcheurs en cas de besoins imprévus, les petites sommes nécessaires pour la réparation d'une avarie, l'acquisition opportune de quelque partie de leur gréement, ou leur subsistance dans la grande ville lorsqu'ils y doivent séjourner du atin au soir, par suite de quelque gros temps. Malgré ces dépenses inévitables, pré [333] levées sur chaque recette, un jour vient où quelqu'un des associés a vu s'accumuler par lessoins de sa représentante assez d'économies dans sa bourse pour qu'il lui vienne la pensée d'augmenter son outillage afin d'étendre le champ de ses opérations, ou d'obtenir quelque mode d'association plus avantageux pour lui et sa famille. Mais il lui faudrait trois ou quatre fois plus qu'il n'a ; c'est donc un rêve à réaliser plus tard; il l'essaiera à la fin de la saison, après le passage du thon, si l'année a été heureuse. n attendant il n'a pas caché ses nouvelles visées à sa correspondante ; elle connaît ses capar cités, sa persévérance et sa bonne conduite: elle est prêteà l'aider dans ses projets. « l'un veux être patron d'une grande barque, lui ditelle : c'est trop tôt, commence par être capitaine de tartane, à mon compte ; tu ne risqueras ton bien que de moitié avec moi.

Il n'a garde de refuser. Patron nominatif sinon réel, il recevra en propre les parts de la barque et de l'outillage et sa part personnelle comme capitaine ; il prélèvera les petits bénéfices répétés pendant cinquante-deux semaines, auxquels lui donneront droit les avances hebdomadaires d'huile, de vin et de combustibles nécessaires à la subsistance de l'équipage (§ 16) ; enfin il ne se trouverait avoir perdu, en cas de sinistre, que juste dans la proportion de ce qu'il a pu avancer au début de son commandement ; en attendant, il aura à ses ordres une tartane qui représente un capital de huit à douze mille francs5.

L'augmentation des quantités vendues par l'intermédiaire de la pois. sarde est l'un des premiers objets que celle-ci doit poursuivre. Elle y parvient au moyen du contrat par lequel elle lie son capitaine de tartane, et dans le mécanisme duquel il s'agit à présent d'entrer. En échange du droit qu'elle lui donne de regarder sa tartane comme son bien propre, et d'en user absolument à son gré, la repré[334]sentante a obtenu du pêcheur deux promesses : il lui assurera le monopole de tout le poisson qu'il pêchera ; il l'autorisera à faire sur la vente une retenue hebdomadaire destinée à amortir peu à peu toute l'avance qu'elle lui a faite. Un manquement à la premiêre de ces conditions abolirait, du fait même, outes les autres ; on est moins sévêre à l'égard de la seconde, que le pêcheur a un double intérêt à accomplir ; elle l'achemine progressivement vers la propriété réelle de la tartane ; elle restreint le temps pendant lequel il devra payer certaine commission de tant pour cent confondue avec l'intérêt légitime du capital qui lui a été avancé au nom de sa correspondante. Le jour du contrat passé par-devant notaire, elle a dit à celui-ci : Je représente le poisson du patron que voici ; il a besoin d'un bateau, je réponds pour lui de la somme nécessaire ; vous la lui donnerez, ou réglerez avec le constructeur et les voiliers ; il offre en garantie tout ce qu'il a, le futur bateau compris. » ll a quatre, six, huit ans au plus pour payer ; selon la somme engagée dans l'entreprise et selon le délai de remboursement, un règlement de commission intervient ensuite entre les deux contractants, chez le notaire ; l'usage en fixe le maximum à 7 à prendre sur la vente du poisson faite par la correspondante. Au taux le plus élevé, ce prélêvement représente l'intérêt, à 5 4, du capital engagé et celui des fonds de commission, qui varie de 2 francs à 0f,70 pour 100 francs.

Ces stipulations enregistrées et la tartane remise à son. capitaine, celui-ci adresse chaque jour à sa représentante le poisson qu'il a pris ; chaque jour, elle en dresse une liste par poids et qualités, liste qu'elle fait parvenir au pêcheur le lendemain, car il faut y inscrire les prix que les revendeuses en ont tirés. Le pêcheur a pour garantie les comptes à intervenir entre la poissonnière et ses revendeuses, comptes tenus à jour et qui doivent correspondre exactement aux factures envoyées au pêcheur. D'ailleurs il sait ce qu'il a expédié et il a pris note du nombre des paniers adressés. Ainsi s'étaublit son compte et le montant de la commission prélevée. C'est sur ce compte que se trouve noté, au-dessous des prix de vente, et de facon à pouvoir en être détaché, le reçu de l'amortissement minimum qu'il s'est engagé à verser chaque semaine. Ces à-comptes rassemblés un à un sont échangés contre un reçu mensuel ou trimestriel de la représentante. Si quelque malheur venait frapper le pecheur dans son travail, il paierait les dommages causés, en remettant ses reçus à la poissonniere, et s'il y avait un surplus de défieit, elle ne pourrait se refuser[335]à faire une nouvelle avance équivalente à l'excédant. Ajoutons que ce reçu, revêtu de la signature de la poissonniêre et détaché du compte du pêcheur, était naguère encore accepté comme valeur courante chez tous les fournisseurs auxquels il avait à s'adresser.

Voilà donc un système équitable qui donne à la question des rapports du capital et du travail une solution digne d'être méditée et recommandée. D'un côté, l'ouvrier qui veut donner sa vie à une industrie capable d'assurer à sa famille la subsistance et la sécurité, mais qui manque des ressources indispensables pour mener son entreprise à bonne fin ; de l'autre, une commanditaire qui met à son service un outillage et même l'atelier de travail, pour une minime participation aux bénéfices de l'ouvrier. La capitaliste pourrait demander le partage par moitié des produits ; mais elle sait qu'il risque son existence même dans une euvre où elle aventure seulement de l'argent : elle n'exige de lui que l'intérêt légal de ses avances, la rémunération de sa propre coopération, et une plus-value proportionnelle aux pertes qu'elle peut prévoir.

§ 20. ORGANISATION DE LA VENTE DU POISSON.

Les poissonnières ou poissardes constituent sur le marché de Marseille, par leur fortune et par leur influence, une sorte d'aristocratie avec laquelle les pêcheurs ne sont pas les seuls à devoir compter. Elles sont vulgairement désignées sous le nom de partisanes, parce qu'elles président au partage du poisson entres les revendeuses, et de cacanes, terme plus trivial que je regarderais volontiers comme un fréquentatif dérivé de cane, je règle, j'administre (d'où cunon, dans le même sens). Sous leur surveillance sont triés, séparés et pesés les produits de la pêche, dès leur arrivée au quai. Les revendeuses ont tout intérêt à être de leurs amies ; la poissonniere favorise leurs chances de vente par les qualités qu'elle sait leur faire attribuer et par les quantités qui leur sont dévolues grâce à sa complaisance ; d'autre part, comme elle a intérêt elle-même à voir répartir son poisson au meilleur prix, elle le fait arriver aux mains les plus habiles à le placer. Aussi quand vient l'acheteur, une sorte de taux de la journée est déjà établi pour toute la ville, variant toutefois selon les quartiers come selon les cspèces demandées, mais très peu différent selon les heures du ]our.

[336] C'est sur ce taux que les poissonnières prélèvent un bénéfice réglé entres elles et les revendeuses. Plus une partisane aura de barques abonnées à sa charge, plus nombreuses seront les répartitions qu'elle aura à faire aux revendeuses, et plus abondante sera la somme journalière des bénéfices qui rétribuent son intervention. Le jour même de l'apparition du poisson sur le marché, lorsque le grand travail de la répartition aux revendeuses est terminé, la représentante va, de quartier en quartier, et même de ménage en ménage, seule ou suivie de commis, prendre note des prix courants de la marchandises ; le soir venu, on prend la moyenne. Le jour suivant, au matin, toutes les poissonnières traversent la halle en corps, s'assemblent dans le magasin de l'une d'elles et fixent les prix des envois précédents, d'après leurs divers renseignements de la veille.

Les beaux résultats annuels de la pêche sont, pour Martigues, dues à deux causes principales : d'une part, l'esprit d'association, qui se fortifie che les pêcheurs par les nécessités de la profession ; de l'autre, l'abondance du golfe de Fos, qui a été longtemps incomparable, et que les pêcheurs appelaient complaisamment, il y a cinquante ans, leur mer dorée et leur petite Californie. Cette prospérité se maintient, si j'en juge par le tableau de ses produits pendant l'année 1878, dont j'emprunte une partie à la Statistique officielle des Peches maritines.

Pêches maritimes du quartier de Martigues, en 1878 [notes annexes]
Pêches maritimes du quartier de Martigues, en 1878 [notes annexes].

[337] Renseignements généraux

Le golfe de Fos, très poissonneux en 1878, a été la source d'une pêche abondante et productive. Entre autres espèces capturées, le thon a donné de beaux résultats. Le maquereau et le merlan ont été pêchés en grandes quantités et vendus à des prix rémunérateurs. Malgré les froids rigoureux, la sardine et l'anchois ont donné un produit variant peu avec celui de 177. La pêche a été moins fructueuse dans les étangs salés, où le loup, la grosse anguille et le muge n'ont pas été capturés en aussi grande abondance que les années précédentes. La pêche aux œufs, à laquelle 58 bateaux ont pris part, a produit un rendement d'un quart en sus de celui de 1877, soit 692,800 ilogrammes. Les 15 bordigues existant dans le quartier ont donné un produit de 5S.000 francs environ. Les appareils ostréicoles (tuiles, fascines, pierres calcaires, débris de coquilles) immergés dans les deux parcs de la marine, en vue de recueillir le frai des 58.000 huitres adultes importées des étangs de la Corse, ne portent encore aucune trace de reproduction. Quoique amaigi, le mollusque parait assez sain pour pouvoir effectuer sa ponte, l'été prochain. Les 70.000 naissains de Bretagne soumis par la marine à des essais d'élevage, continuent à prospérer. Les sujets ont été extraits des caisses ostréicoles qui les renfermaient et déposés dans un parc d'acclimatation ; ces huitres sont sur le point de devenir marchandes.

§ 21. LA CONDITION DES PÊCHEURS ET L'INSCRIPTION MARITIME.

Si la pêche est la plus difficile des navigations, elle est par cela même la meilleure école des marins ; avant les voyages au long cours et les croisières offieielles, le service de la grande pêche et la pêche côtière a déjà éprouvé et discipliné le rude personnel qui remplit toute la hiérarchie navale ; lorsqu'ils sont appelés à consacrer leurs bras au service de la patrie, nos marins ont appris maintes fois, dans le rude métier qui les a fait vivre jusqu'à vingt ans, à risquer leur vie rien que pour l'industrie dont ils subsistent. Aussi Colbert, en instituant le régime de l'inscription maritime par la Grande Ordonnance de 1681, crut-il devoir établir des primes pour la navigation dans la mer Baltique, et pour la pêche dans les parages éloignés ; il encourageait ainsi à la plus périlleuse des professions une portion notable de la grande famille française, afin, disaitil dans ses instructions, d'augmenter le nombre naturel des navires que les Français devraient avoir, en proportion de la puissance de la nation, du nombre de ses peuples et de ses côtes de mer ». Aprés quatre-vingt-dix ans d'atteintes à nos anciennes mœurs et à notre tradition nationale, les familles qui vivent sur nos côtes se trou[338]vent elles-mêmes compromises et quelque peu ébranlées dans leur généreuse soumission au régime sous lequel elles sont placées. Si elles commencent à en sentir trop vivement le poids, si elles cherchent à se soustraire à des obligations qui leur paraissent maintenant trop dures, combien de grands intérêts peuvent être compromis Il semble déjà qu'elles veuillent suivre à leur tour le mouvement qui porte les populations rurales vers les villes et les centres manufacturiers. Un décret de 1867 est bien venu alléger les charges qu'elles supportaient et accroître les privilèges qui en sont une légitime compensation. Ainsi la durée normale du service n'est plus que de six (années, avec faculté pour le marin d'obtenir, dans cette période, des congés renouvelables qui lui permettent de pratiquer le cabotage ou la pêche côtière. Après ses six années de service et quoique soumis à la possibilite d'être requis jusqu'à l'âge de cinquante ans, il ne peut être rappelé que par un décret rendu en conseil d'État. En outre, l'institution de la levée permanente permet d'appeler chaque matelot à tour de rôle, au fur et à mesure des retours en France ; et laisse une plus grande latitude aux marins pour prendre des engagements fructueux ou commencer quelque entreprise avantageuse ; entin, les ouvriers des chantiers maritimes ont été affranchis de toute assimilation aux autres hommes des classes, et sont rentrés dans le droit commun, contrairement à la législation précédente. Le régime auquel le système des classes et de l'inscription maritime soumet les familles des pêcheurs comporte cependant encore bien des rigueurs, jugeons-en par un exemple.

La permanence des cngagements est la base de la prospérité dans l'orgganisation du travail ; d'une autre part, le pêcheur n'a pas de plus féconde aspiration que le désir de posséder un bateau qui est à la fois son outillage et son atelier de travail. Or la pratique de l'inscription maritime en rend l'acquisition presque impossible à la plupart ' des matelots ; la menace constante d'appels réitérés entrave presque partout l'esprit de suite indispensable au commerce, et vient dissoudre périodiquement les liens établis par les relations de voisinage ou par la communauté du travail. Si, dans ces conditions, les pêcheurs peuvent trouver, malgré l'exercice intermittent de leur profession, une rémunération suffisante de leurs efforts, c'est par la généralisation des coutumes bienfaisantes de certaines régions maritimes. C'est un exemple heureux de ces coutumes que nous avons décrit ci-dessus (§ 20), le croyant utile à connaître et à imiter.

[339] Dans leur extrême diversité, les régimes auxquels la pêche est soumise peuvent se ramener à trois formes principales : celle où l'influence d'un patron se fait directement sentir ; celle où une famille a la propriété de la barque ; celle enfin où plusieurs chefs de famille associent leurs ressources dans un système de communauté : la communauté par association est la forme la plus générale en Europe. «La marine grecque presque tout entière appartient à de véritables associations de propriétaires qui montent leurs navires eux-mêmes ; une grande partie de la marine norvégienne est dans le même cas, surtout la marine de pêche. En Hollande, les paysans sont constructeurs et propriétaires de navires : un village aura un bâtiment allant aux ndes. A Nantes, il y a des parts appartenant au capir taine, à l'armateur, aux fournisseurs et même aux matelots. Les marins naviguent à la part à Cherbourg6. L'ile d'Hedie, dans le Morbihan, semble, grâce à la conservation des plus antiques usages. n'être qu'une vaste association de trois à quatre cents pêcheurs7.

Le Play, après avoir, par lui-même ou par ses collaborateurs, étudié ces associations en divers pays, a publié la description de l'une d'elles dans le cadre des monographies de famille8, et l'on y lit cette conclusion : « Ces associations, dont on a signalé l'existence même chezles peuples sauvages de l'Afrique et du nouveau Monde, se fondent nécessairement sur des bases très variées, suivant les circonstances économiques au milieu desquelles elles se produisent; mais à un point de vue général, on peut les considérer comme se rapprochant, par leur but et leur organisation, des différents systèmes demétayage agricole... Comme elles existent dans d'autres contrées, il serait à la fois intéressant et utile de les étudier sur différents points, pour les comparer entre elles et tirer de cette comparaison des enseignements pratiques. »

Nous nous sommes efforeé de répondre en partie à ce programme par nos propres recherches. Passant des côtes de l'Océan à celles de la Méditerranée, et des rivages de la Biscaye aux plages de la Provence, peut-être aurons-nous pu montrer une fois de plus à quelle souplesse[340]de procédés savent arriver, dans l'organisation de leur travail, les familles les plus simples laissées à leur naturelle spontanéité. Aussi ne doit-on guère espérer d'imaginer, dans les rapports sociaux, quelque combinaison absolument nouvelle et dont la mise en praltique n'ait pas été tentée ; toute nouveauté de ce genre ne sera sans doute qu'une idée inefficace dont l'essai, condamné par l'expérience, a démontré l'inanité. En matière sociale, l'expérimentation n'a pas cessé de se faire depuis plus de quarante siècles et ses résultats sont plus instructifs et plus concluants que les suggestions à priori de l'esprit d'invention ; les faits bien observés valent mieux que les systèmes basés sur des idées précoņues.

Notes

1. Martigues, Marseille, MLarsala ont le même radical, mar, qui signifie port et lieu d'abordage, dans les langues sémitiques. Il est entré aussi, sous une autre forme, dans la composition de noms de villes. qui, comme Mers-El-ébir (le grand port). ont été ou sont habitées par des populations maritimes arabes.

2. Abel Hugo : France historique et monumentale, 1. p. 114-115.

3. Les Bourdigues, ou Bordigues sont des espèces de labyrinthes construits en entonnoir et faits de roseaux tressés en forme de claies. On lescale dans les canaux qui aboutissent de la mer à l'étang de Berre. Les bourdigues doivent être enlevées le 15 mars. époque vers laquelle les poissons passent de la mer dans l'étang pour y déposer leur frai.

4. Voir Ch. Lenthéric, ˉLes illes orltes du golfe de ˉLyon. planche I et chap. III.

5. Devis du prix d'une tartane de pêche avec embarcation (caïque) et greement.

Constructeur, 6.000 fr. ; — voilure (grande voile, voile de mauvais temps, 4 focs, voile de l'embarcation), 800 fr. ; — filets (3 filets de tartane de 40 à 50 mètres chacun), 900 fr. : — haussières (tirasses pour le trainage du filet (550 mètres, diamètre 0.04, à 1 fr. 60 les 100 kilogr.), 1.000 fr. ; — filins en sparterie, ustensiles, ancres, boussole, pavillons, cadres, lest du bâtiment (50 fr.), tonnelets, etc., 300 fr. .— Total ; 9.000 francs. — Voici, d'après son acte de francisation, les dimensions d'une tartane montée par 12 hommes, le capitaine et son second : longueur, 16°,73; largeur extérieure, 5P.18 ; hauteur par lemilieu, 1°,90. Volume total 7.15 : — tonnage, 30 tonneaux 80 cent.

6. Ernest Sageret, Du Progrès ritime, etude econoique et commerciale, Paris, Baudry, 1I869, in-8°, p. 245, 341, 384.

7. Voy. notre étude : Les Pécheurs agricullteurs d'dic, Bulletin de la ocieité d'conomie sociale, tome VH, 2e partie. p. 117. année 1881.

8. Les Ouvriers des deux mondes, 1ʳᵉ série, tome Iᵉʳ, n° 9 ; —Les ˉOurriers 'Europeens,; 2ᵉ édition, tome IV, chap. IV, Pécheur-côtier de Saint-Sébastien.