A

USINE HYDRAULIQUE

D'ÉCLAIRAGE ET DE TRANSPORT DE FORCE

PAR L'ÉLECTRICITÉ

Du Haut-Forez, banlieu de Saint-Étienne (Loire)

ATELIER ACCESSOIRE D'UN ATELIER PRÉEXISTANT ET APPARTENANT A UNE FAMILLE RURALE D'OUVRIERS CHEFS DE MÉTIER

d'après

LES RENSEIGNEMENTS RECUEILLIS SUR LES LIEUX EN 1904

PAR

PIERRE DU MAROUSSEM



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I. Le milieu

1° Milieu physique (généralités sur la region).

[1] Nous avons choisi à dessein l'usine monographiée dans un canton précédemment analysé par une monographie de famille : celui de Saint-Genest-Malifaux (Loire). Le lecteur n'a qu'à se reporter aux Fermiers montagnards du Haut-Forez (2ᵉ série, 80ᵉ fascicule de la collection des Ouvriers des Deux Mondes). Il s'y rendra un compte exact de la topographie physique et de la physionomie sociale de ce plateau, qui dépasse mille mètres d'altitude par quelques-unes de ses ondulations, région de bois noirs et de prairies, écrasée de neige pendant l'hiver, et pendant l'été souvent noyée de brouillards et de nuages. Il y relèvera la situation exacte du chef-lieu : 45° 20' de latitude nord et 2° 6' de longitude est, ainsi que la composition géologique du sol, formé par un formidauble soulèvement de roche ignée. Il constatera enfin que ces Celtes bruns, demeurés à l'état pur depuis César, qui fut cerné par eux autour d'Alésia — ces paysans laitiers, ces bûcherons, ces passementiers[2]ruraux — sont tous orientés vers le bassin houiller et les usines de la cuvette stéphanoise, dont ils constituent le recrutement par leur immigration régulière.

2° Milieu économique (généralités sur les industries).

Le haut plateau, où est située l'usine, est donc une banlieue, une banlieue agricole et même industrielle de la grande cité des mines, de la métallurgie et de la soie, celle de nos villes françaises qui. par son développement rapide, a le mieux imité les villes américaines (16,259 hab. en 1801; 146,559 en 1901). Le lait des petites fermes est consommé par les mineurs, les passementiers, les armuriers de la ville ; le bois est utilisé pour la construction des usines, des maisons et la consolidation des galeries minières ; les rubaniers, qui battent le métier dans leurs hautes chambres, sont des annexes « meilleur marché » de l'industrie urbaine qui, de plus en plus, se décentralise sur les hautes cimes et y installe de petits tissages mécaniques à la suite des moulinages de l'ancien temps1. Donc la vie économique du plateau est soudée à la vie économique de la plaine. Il lui est d'autant plus lié qu'il détient les eaux qui alimentent la cité. C'est sur le territoire de ses communes que furent captées, sur une surface de 1,000 hectares, les eaux vives destinées à l'alimentation, et que furent construits les deux barrages du « Pas-du-Riot » (1,350,000 m. c.) et du « Gouffre d'Enfer» (1,600,000 m. c.). La montagne détient les sources ; et comme de plus en plus l'industrie rubanière transforme le tissage mécanique électrique, l'importance de la région comme fournisseur de houille blanche semble, à première vue, devoir encore s'accroître.

Rapprochons deux statistiques qui nous permettront de préciser 1° intensité du mouvement de la transformation du métier à bras en métier mécanique ; 2° le nombre et la puissance des forces hydrauliques de la région.

Outillage electrique à domieile dans lafabriue de rubans de Saint-Etienne. (Au 3 décembre des années 1894 à 1902) (1)
Outillage electrique à domieile dans lafabriue de rubans de Saint-Etienne. (Au 3 décembre des années 1894 à 1902) (1).

Outillage electrique à domieile dans lafabriue de rubans de Saint-Etienne. (Au 3 décembre des années 1894 à 1902) (2)
Outillage electrique à domieile dans lafabriue de rubans de Saint-Etienne. (Au 3 décembre des années 1894 à 1902) (2).

[3] Nota. — L'outillage de la fabrique stéphanoise atteint 28,000 métiers, la moitié à Saint-Étienne, l'autre moitié dans le département de la Loire et dans la Haute-Loire. Sur les 9,000 métiers électriques de 1902, 5,500 se trouvent dans la ville et 3,500 à la campagne.

Emsemble des forces motrices hydrauliques du département de la Loire.
Emsemble des forces motrices hydrauliques du département de la Loire..

(Cours d'eau navigables et non navigables)2.

Nota I. — Sur les canauux et rivières navigables, la statistique ne relève que 12 établissements et 285 ehevaux (11 moulins à farine et 1 papeterie).

Nota II. — Sur les 850 établissements utilisant les rivières non navigables, on compte 399 industries de l'alimentation (principalement moulins), 195 scieries et tourneries, 153 industries textiles (moulinages, tissages, etc.), 73 industries du fer (forges, etc).

Tel est le mouvement d'ensemble et telle en est l'intensité.

Au point de vue plus restreint de la commune de Saint-Genest-Malifaux (4,07 hectares), les faits observés correspondent bien aux tendances générales.

Une concentration assez marquée se produit insensiblement au chef-lieu. Alors que le total des habitants épars reste, à peu de chose près, stationnaire, la population s'accroit dans le bourg.

Evolution de la part des habitants agglomérés et des habitants épars dans la population totale de la commune (1872-1901)
Evolution de la part des habitants agglomérés et des habitants épars dans la population totale de la commune (1872-1901).

[4] Cette augmentation de population agglomérée entraine comme conséquence une forte demande d'éclairage, demande d'autant plus forte que le petit commerce de l'alimentation (cafetiers, restaurateurs, épiciers, etc.) doit servir sa clientèle pendant de longues journées de brouillards et d'obscurité presque complète. Mais un autre phénomêne de concentration se produit : Saint-Genest-Malifaux et les villages environnants sont, depuis un temps très lointain, le siège de nombreux ateliers de passementiers en chambre. Jadis, les métiers de ce recoin de montagnes s'é. levaient, dit-on, à 4,000. Ils sont aujourd'hui rabattus à moins de 400, parmi lesquels se retrouve toute l'évolution mécanique : métier de basse lisse, métier tambour, métier Jacquart. Sur ce total, le bourg et les petites agglomérations immédiatement voisines en réunissent à peu près 70, — les plus perfectionnés et les meilleurs, — sauns compter les 20 métiers de la première « fabrique » et les 50 métiers de la seconde. Les articles fabriqués sont de nature diverse : jarretières, rubans de chapeaux et de doublure ; enfin, les décorations internationales (Saint-Maurice et Lazare, ordre d'lIsabelle, médaille militaire, palmes académiques, Légion d'honneur) s'y trouvent presque monopolisées. A la demande d'éclairage vient aussi s'ajouter une demande élevée de force motrice.

D'autre part, le bourg de Saint-Genest, bien qu'il ne soit pas bâti sur une véritable rivière, et que l'ancien moulin à blé signalé par les vieux actes, sur le bord d'un étang aujourd'hui desséché, ait complètement disparu, se trouve peu éloigné d'un cours d'eau, depuis fort longtemps utilisé au point de vue de la force motrice. La Semène, minuscule filet d'eau pendant l'été, descend des grands bois et, par sa réunion avec le Rio-Clar, ou rivière claire, constitue une énergie motrice assez appréciable. Depuis le XVIIe siècle, un canal de dérivation de sept cents mètres environ a été creusé, de façon à alimenter une scierie à mille mètres de distaunce des dernières maisons du bourg, tout à fait au creux du vallon le plus bas. Cette scierie est devenue précisément l'usine électrique de Pillot, que nous avons à analyser rapidement.

II. Mode d'organisaiton de l'entreprise

[5] Les entreprises d'éclairage et de transport de force par l'électricité sont ordinairement organisées sous forme de Sociétes anonymes. Les « forces motrices » de Jonage, pres Lyon (15,000 chevaux), la Compagnie de la Loire, la Compagnie Edison pour Paris, etc., sont en quelque sorte les « monstres » du genre. Il serait possible de citer, à côté de ces essais géants, des tentatives plus modestes, qui, malgré les charges fiscales, ont préféré choisir l'anonymat. Telle l'entreprise, décrite dans l'une des annexes, dont le capital-actions ne dépasse pas 150,000f et le capital-obligations 25,000f.

Néanmoins, ici, nous nous trouvons en présence d'un patronat personnel et exclusif. Le chef de la famille J., qui peu à peu a annexé à sa scierie et à sa tournerie une entreprise d'éclairage et de transport de force, a voulu se ménager tous les profits et assumer tous les risques. Il n'a même pas eu recours à la commandite par parts ou par actions, qui se rencontre fréquemment pour les usines électriques de peu d'importance3. Le capital qu'il ne pouvait pas fournir lui-même, il l'a demandé à l'emprunt, emprunt à 5%, garanti par hypothèque sur ses immeubles et par le fonds de commerce cédé en nantissement conformément à la loi de 1898. De ce côté, évidemment, une lacune se cache. Si l'entreprise a été établie dans des conditions de bon marché relatif, et si la gestion annuelle se solde d'une façon avantageuse, ce résultat n'est dû qu'à la collaboration des trois fils J. L'affaire est, en fait et en équité, une affaire collective ; et en droit, elle n'appartient qu'à un seul propriétaire : le père de famille, dont l'avoir sera partagé, de par la loi, entre tous ses fils, même le fils émigré au dehors. La forme juridique actuelle ne peut donc être considérée que comme transitoire ; elle devra tôt ou tard faire disparaitre l'unité de propriétaire pour établir un mode quelconque d'association.

III. Caractéristique sociale du chef d'entreprise

[6] Le visiteur de l'usine de Pillot ne se trouve pas en présence des directeurs ordinaires d'entreprises électriques : ingénieurs diplômés des écoles, légistes et capitalistes d'ordre divers. Il ne rencontre même pas le chef conducteur habituel, monteur d'un atelier de construction qui a préféré le calme de la campagne aux déplacements continus, ancien quartier-maître électricien de la marine, qui ajoute à sa retraite des émoluments modestes mais réguliers. Ceux qu'il a devant lui sont de véritables ruraux, des ouvriers montagnards, dont l'aspect, la mentalité, les habitudes, reproduisent rigoureusement les descriptions de la monographie des « Fermiers du Haut Forez. »

Il est vrai qu'un apprentissage insensible les avait habitués au maniement des machines hydrauliques. La « tournerie, » la fabrication des objets en bois tourné, si fréquente dans tous les massifs montagneux, leur avait rendu familières les turbines, ainsi que les engrenages. L'achat d'une petite « dynamo » destinée à l'éclairage de l'atelier les enhardit, et — l'histoire de l'entreprise nous l'apprendra d'ailleurs — ils s'engagèrent successivement dans l'utilisation du « courant continu, » puis finalement dans celle du « courant triphasé. » Toutes ces étapes rappellent celles que les Suisses ont traversées, avant de figurer parmi les électriciens les plus réputés de l'Europe.

En outre, une situation de fait rendait possible ce qui serait devenu, sur beaucoup de points, une grave imprudence. L'usine n'est séparée de la ville de Saint-Étienne que par une quinzaine de kilomètres En cas d'accident ou de difficultéss imprévues, un coup de téléphone a bien vite amené un ingénieur spécialiste. Les motocyclettes et les automobiles ont de ce côté fait cesser — du moins pour de semblables distances — l'isolement des électriciens ruraux.

IV. Organisation commerciale

L'organisation commerciale d'une entreprise électrique d'éclairage et de transport de force, notamment au point de vue de l'amplitude des[7]débouchés, dépend au premier chef de l'organisation technique. Suivant que le courant distribué est le courant « continu » ou le « courant triphasé, » les distances commandées par l'usine centrale deviennent de plus en plus étendues, et, par suite, les recettes possibles croissent d'importance.

Nous ne voulons pas nous engager ici dans un exposé technique trop étendu ; mais le lecteur nous saura gré de lui définir le sens de ces expressions, qui ont pris place aujourd'hui dans la langue courante. Le courant continu est le courant transmis tel qu'il est produit, ce qui n'est possible, dans l'état actuel de la technique, que pour un faible voltage (le volt est la mesure de l'un des éléments du courant qui correspond à la hauteur dans une colonne d'eau). Le voltage étant peu élevé (120 volts par exemple) entre l'usine d'une part et les lampes ou les moteurs, la force en ampères ou intensité (le débit de la colonne d'eau) doit être relativement considérable4. La conséquence pratique, c'est que pour arriver à destination, l'énergie a besoin d'un véhicule massif, d'un cable à fort diamètre et par suite très coûteux. — Au contraire, lorsque le courant dit triphasé est porté à un voltage de 1,000, 2,000, 4,000, 8,000, 12,000 volts (ce chiffre est même dépassé), l'énergie peut circuler à travers des fils ténus, qui ressemblent aux fils de télégraphes et de téléphone et être conduite à de très lointaines distances. Au point d'arrivée — à chaque point d'arrivée — un transformateur rabat le voltage de façon à le rendre utilisable.

L'entreprise monographiée vient de passer de la première phase à la seconde. La transformation s'est opérée devant nous, dans les premiers jours d'octobre 1904. En conséquence, la description ci-dessous ne va se référer qu'à l'état nouveau et actuel ; le lecteur vouda bien rechercher les documents relatifs à l'exploitation en courant continu dans le paragraphe relatif à l'Histoire de l'entreprise.

L'organisation commerciale doit porter sur :

1° Les produits fournis et les tarifs.

2° Les frais d'exploitation.

1° Produits fournis et tarifs. — Les produits d'une entreprise électrique sont doubles : la lumière et la force.

[8] Au point de vue de la lumière, deux procédés sont utilisés : l'abonnement et le compteur. L'abonnement est un prix forfaitaire payable par mois ; le compteur est un petit appareil fourni par de puissantes Compagnies parisiennes (en général moyennant un paiement différé), où la quantité de force consommée se traduit par le mouvement d'une aiguille sur un cadran.

A Saint-Genest-Malifaux, le tarif appliqué est le tarif de la Compagnie de la Loire, soit :

Tarif mensuel des lampes et bougies à Saint-Genest-Malifaux
Tarif mensuel des lampes et bougies à Saint-Genest-Malifaux.

Le tarif de l'hectowatt (100 watts, unités de force) au compteur est de 0f 06. L'expérience a reconnu que la proportion de 1f, 2f, 3f à forfait et de 0f 06 l'hectowatt au compteur se correspondaient d'une façon presque rigoureuse.

En fait, à l'heure actuelle (octobre 1904), toutes les lampes du bourg de Saint-Genest et des quelques villages avoisinants qu'atteint le secteur, sont des lampes à l'abonnement. Le climat de cette haute région et notamment les intenses brouillards, qui surviennent même en été, rendent ce mode de contrat beaucoup plus avantageux pour la clientèle. Mais, comme cinq ou six lampes de dix bougies représentent un total mensuel assez élevé, il intervient entre les entrepreneurs et les clients des conventions personnelles à tarif décroissant. dont la variété est quelque peu déconcertante. Ainsi, chez tel débitant que nous pourrions citer, les quatre premières lampes paient le tarif plein, et la cinquième (une lampe de 5 bougies) est « offerte par-dessus le marché. »

Nota I. — L'éclairage public constitue en général une source importante de recettes. Ici le bourg de Saint-Genest-Malifaux paie annuellement 320f pour douze lampes municipales de 16 bougies, soit plus de 26f pour chaque lampe.

Nota II. — Aux recettes d'éclairage, les entrepreneurs de l'usine ajoutent les profits de l'installation des lampes. Ils sont « installateurs, » ce que souvent les Compagnies d'éclairage refusent d'être. Ainsi, à Paris, le secteur qui fournit la lumière est soigneusement distinct de la maison d'installation électrique. Le tarif de Saint-Genest est, en principe, de 10f par lampe, mais le total est réduit lorsque le nombre des lampes est important.

Le total des recettes de l'entreprise (recettes lumières) a atteint, en 1903-1904, environ la somme de 4,000f. Les abonnés sont au nombre de[9]50, liés par des polices de cinq années. Il est malaisé de déterminer le nombre des lampes, par suite des fraudes de la clientèle, qui ne se fait aucun scrupule de brancher des lampes de contrebande sur les lampes régulières.

La force motrice n'était pas fournie par l'ancien système de courant continu, qui vient d'être abandonné. Elle va devenir au contraire une source très appréciable de perceptions annuelles, sous le régime nouveau du courant triphasé. Le bourg de Saint-Genest et les villages circonvoisins presentent, en effet, un assez grand nombre de grands métiers de passementier (métier Jacquart). Ces grands métiers, ainsi d'ailleurs que les métiers plus petits — petit métier à une pièce dit parisien et métier à tambour — étaient jusqu'ici mus à la main par une « barre, » placée sur le front du métier, et manoeuvrée par l'ouvrier ou l'ouvrière, pendant la surveillance des chaînes et des navettes. Un métier Jacquart exige un quart de cheval électrique, et, d'aprés le tarif de la Compagnie de la Loire pour la ville même de Saint-Étienne, ce quart de cheval est fourni pour la somme totale de 12f par mois (10f pour la force et 2f pour la location du moteur), soit 144f par an, ce qui approche le prix du cheval électrique annuel de 500f (exactement 480f). Or, sur les 100 métiers Jacquart de la zone du secteur, il y a déjà vingt métiers groupés en une fabrique qui sont organisés électriquement ; et cinquante métiers séparés attendent impatiemment leur transformation. Les vingt métiers correspondent au prix forfaitaire de 1,500f, et chaque métier indépendant se verra appliquer le prix du tarif stéphanois. Ce sera un total de six mille francs de force motrice, qu'il conviendra d'ajouter aux 4,000f de recettes lumières.

Nota I. — Une difficulté naîtra évidemment de l'unité de réseau ; le démarrage des métiers nuira forcément à la fixité de la lumière. L'inconvénient a été maintes fois signalé chez les passementiers urbains de Saint-Étienne. Il se reproduira fatalement ici beaucoup plus intensivement à cause de la faible puissance du secteur montagnard.

Nota II. — Une remarque fort importante, qui concerne aussi bien la fourniture de la lumière que de la force, vise le nombre des heures de marche. L'entreprise n'est pas tenue par ses contrats de fonctionner au delà de onze heures du soir, sauf un certain nombre de jours limitativement déterminés (jours de foire, fête patronale, etc., etc.). Jusqu'à la date, encore récente, où la fourniture de force motrice était chose inconnue, l'usine entrait en branle quelques instants avant la tombée du jour ou au moment de la formation du brouillard, pour s'arrêter à l'heure[10]dite. Maintenant la marche correspondra au jour entier, depuis l'heure de l'entrée aux ateliers. C'est une grande supériorité d'économie sur la majeure partie des entreprises, qui s'arrêtent à peine quelques heures dans le cycle des vingt-quatre.

2° Frais d'exploitation — Par discrétion et aussi par suite de l'absence d'une comptabilité rigoureusement commerciale, en cette entreprise familiale et campagnarde, nous allons examiner les frais d'exploitation dans une petite société anonyme, d'importance analogue, qui, pour un chiffre d'affaires alors égal, présentait en 1902 le total suivant de dépenses:

Frais d'exploitation d'une société anonyme en 1902
Frais d'exploitation d'une société anonyme en 1902.

Le reliquat — la différence entre les dépenses et les recettes — soit 4,500f, constituera un veritable bénéfice net. Et voici pourquoi.

L'entreprise électrique est une annexe (devenue très absorbante) de la tournerie primitive. Cette tournerie-scierie, avec ses 6,000f de recettes[11]nettes (12,000f d'affaires, sur lesquels 2,000f de salaires à sept ou huit ouvriers nourris), a déjà assuré le salaire des frères J. aussi bien que de leur père et des manoeuvres auxiliaires. Il n'y a donc pas lieu de s'inquiéter de la rémunération des collaborateurs, que doit péniblement gagner la Société anonyme. C'est de ce côté que réside la véritable supériorité d'une entreprise patronale et familiale de ce genre. Grâce à cette « addition » de professions différentes, mais non exclusives, elle peut acquérir de forts profits, là où une Compagnie spécialisée ne connaitrait que des pertes.

V. Organisation technique

Le trait déjà relevé au cours de l'étude sur l'organisation commerciale va se retrouver ici, dominant l'organisation technique.

L'usine électrique est la dépendance d'une tournerie-scierie rurale.

Adossé à la petite exploitation rurale et à l'étable, un atelier de travail pour le bois s'entrevoit, en efet, dès que l'on s'est engagé, en sortant du bourg, dans le creux des prairies qui s'égouttent dans la Semène. Des troncs de sapins, de pins, de hêtres (fayards dans la langue du pays fortement imprégnée de souvenirs celtiques), des plateaux de planches superposés en masses prismatiques, révèlent le labeur intérieur de l'entreprise. Mus hydrauliquement, huit tours confectionnent les objets les plus divers ; pièces de rechange pour les « métiers » de passementerie et articles de jeux : boules de croquet, quilles, etc. Tout à côté, une scie circulaire ou « fraise, » ainsi qu'une scie à découper, sont surveillées par des « débiteurs » qui représentent bien l'échantillon authentique des ouvriers montagnards. Enfin, dans une sorte de compartiment séparé de l'atelier des fours, une scie puissante avec chariot permet de débiter le bois en grume pour les travaux de charpente et de menuiserie. Toute cette installation mécanique, qui vise la fabrication à façon et qui se complique égalemement d'un certain commerce sur les bois, est évaluée par les intéressés à douze mille francs environ. Nous avons déjà relevé, dans le paragraphe précédent, les gains de cette entreprise principale, qui, joints à ceux de l'exploitation rurale, dont il ne faut pas oublier l'existence, équilibrent d'une façon fort stable le budget de la famille J.

Donc, à côté de la tournerie-scierie, entreprise primitive et théorique[12]ment principale, l'usine électrique peut s'analyser ainsi qu'il suit :

1° Force motrice hydraulique. — « Pas d'énergie électrique bon marché sans force hydraulique. » Ce principe bien connu donne le pas, en toute usine de ce genre, à la description de la chute d'eau.

La petite rivière de Semène, qui vient directement des « bois noirs » où, sur un autre versant, la ville de Saint-Étienne a pratiqué les drainages de ses réservoirs, coule au fond du val étroit que constituent toutes les hauteurs environnantes. Comme le terrain, où ses eaux circulent en une sorte de rainure pendant l'été et sur un lit variable pendant l'hiver, est occupé par des pacages sans valeur agricole pour la plupart, les riverains ont eu de bonne heure — vers le XVIIe siècle — l'idée d'établir des dérivations à flanc de coteau. Ces dérivations permettent d'atteindre des hauteurs de chute assez appréciables, que les usines de plaines chercheraient en vain. Ainsi les huit cents mètres de canal, qui proviennent de la petite usine la plus proche en amont (la scie de la roue), procurent une chute de 8m50. Malheureuseent le débit de ce canal, ainsi d'ailleurs que de la Semène elle-même, est peu considérable : 1,000 litres en hiver ; 200 litres en été. Afin de se ménager une force suffisante aux heures d'éclairage, c'est-à-dire de consommation plus élevée, les chefs de l'entreprise ont construit, au-dessus de leur immeuble, un réservoir contenant environ 3,500 mètres cubes. Ce réservoir n'est malheureusement pas rempli suffisamment au cours des sécheresses d'été.

Cette chute est reçue par deux turbines de système diférent :

1° L'une, de 20 chevaux, pouvant produire un maximum de 25, est placée profondément au bas de la chute même (marque Giraud).

2° La seconde, de 35 chevaux maximum (normalement de 30), appartient à un système que préconise la maison Brenier Neyret, de Saint-Étienne. Elle obéit à 350 de pression et à 5 mètres d'aspiration. Sans entrer dans une description trop technique, on devine qu'elle est placée à mi-chute.

Un système de transmission permet l'accouplement des deux turbines dont la force se surajoute, et actionne ainsi l'alternateur (producteur d'électricité), de facon à en obtenir un rendement complet.

2° Force motrice supplémentaire à vapeur. — A l'inverse des usines de basses chutes, qui se trouvent souvent « noyées » à l'époque des hautes eaux, la petite usine de montagne doit redouter surtout la sécheresse. Les mois de juillet, août, septembre, octobre 1904 ont été à cet égard particulièrement désastreux. Il a fallu songer à remplacer la « lo[13]comobile » qui, dans les premières années de l'entreprise, avait suffi à compléter l'insuffisance de force pour le courant continu.

La famille J. a su, à ce point de vue, profiter d'une circonstance heureuse. Une usine de la région avoisinante se trouvait contrainte à une liquidation. Il fut possible d'y acquérir un moteur Piguet (de Lyon) de 70 chevaux, pouvant être poussé à 80, en excellent état. Cette machine à vapeur possède un condenseur, et présente toutes les conditions d'économie dans la production de la force.

En même temps que le moteur, fut achetée la chaudière à double bouilleur tubulaire, développant 100 mètres carrés de surface de chauffe. Il fallut se résigner aux importantes dépenses que nécessita un batiment nouveau, « la chaufferie, » avec sa cheminée en briques haute de 27 mètres et surmontée d'un paratonnerre.

Le foyer de la chaufferie — nous l'avons constaté en analysant l'organisation commerciale — est alimenté à la fois par le charbon (qui revient à 32f 50 la tonne) et aussi par les débris de la scierie-tournerie. C'est un nouvel avantage de la juxtaposition des deux spécialités qui, à certains égards, se complètent.

3° Usine génératrice proprement dite. — Les transmissions des turbines accouplées, aussi bien que celles de la machine à vapeur, aboutissent à l'alternateur producteur d'électricité, à courant triphasé.

Cet alternateur est placé dans la salle que l'on peut appeler salle de la « machine ».

Il appartient au modèle le plus récent de la grande Compagnie suisse de construction, l'Œrlikon, près de Zurich. Il peut fournir aux « cadres » 50 kilowatts (soit environ 65 chevaux électriques à 3,600 volts). L'excitatrice, qui sert à aimanter les fers de l'alternateur, n'est pas indépendante : elle est placée au bout de l'arbre de l'alternateour lui-même.

Tout à côté de l'alternateur unique, soudé à son excitatrice, se trouve le tableau de distribution, avec câbles de raccords, appareils de mesure (voltmètre, ampèremètre), de contrôle et de réglage nécessaires aux services. Un système de parafoudres très soigné défend l'ensemble contre les fréquents orages de cette haute région.

Enfin, dans la même salle neuve, qui décidément est bien remplie, a été placé un premier poste de transformateur (appareil destiné à transformer le courant de 3,600 volts en courant de faible voltage 120), qui dessert les villages proches de l'usine.

4° Ligne primaire. — La ligne primaire ne mesure guère plus d'un hilometre. Elle se découvre tout entière le long du coteau où est bati le[14]bourg, et permet. par suite, un examen rapide en cas de court circuit. Les poteaux qui supportent les trois fils sont placés à travers, près et le long de la route, à des distances variables entre 30 et 40 mètres. Ces poteaux sont constitués par des troncs de sapin de 10 mètres, non injectés ; le bon marché des bois, abattus et débités presque à quelques centaines de mètres de la ligne, abaisse la dépense à 28f le mètre cube, tout posé : un poteau représentant un sixième de mètre cube, soit 4f 60) environ. Par contre, la température de la montagne, qui charge les ils de grésil fort pesant, exige pour ceux-ci un diamètre de 5010, au lieu des 3010 et même des 200 que l'on rencontrerait en d'autres pays. — Les potelets sont en porcelaine, et non en verre, par surcroit de précaution.

50 Poste du transorateur. — Adossé à l'une des premières maisons du village, une petite construction en planches, couverte en tuilesagrates, abrite le transformateur de 50 lilovatts, qui est chargé de la plus lourde tâche : l'éclairage et la force motrice des maisons et fabriques agglomérées.

Ce transformateur est naturellement muni de ses cables de raccordement, porcelaines et pipes d'entrée de poste, tableau de réglage et de contrôle nécessaires au bon fonctionnement, tels qu'interrupteurs, coupe-circuit, parafoudres, etc.

6 ˉLignes secondaires. — Les lignes secondaires de distribution semrblent comparativement peu compliquées. Le bourg se compose, à peu de chose près, d'une longue artère en pente raide — la route de SaintÉtienne — qui, à la place de l'Eglise, se bifurque d'un côté vers Marlhes, de l'autre vers le Chambon. La ligne principale de distribution, partant du bas, suit le côté gauche de la fourche (route de Marlhes), la place et la route de Saint-EEtienne jusqu'à la fabrique de 20 métiers, proche de l'hôpital. Sur la place, elle envoie une ramification à droite, le long du « Clos » ou parc de l'ancien château, devenu la mairie, la justice de paix et les écoles ; et en outre, elle se replie dans la direction de la pointe droite de la fourche (route de Chambon), pour aller chercher l'important village de Maisonnettes, où les passementiers habitent en assez grand nombre.

La ligne principale et ses ramifications sont supportées par des consoles placées sur les immeubles, avec le consentement des propriétaires.

Les vieux cables qui étaient nécessités par l'emploi du courant continu ont été placés aux extrémités de la ligne ; vers la fabrique de 20 métiers et vers le groupe d'ateliers de Maisonnettes.

[15] Les branchements appartiennent à l'entreprise, les installations aux clients, qui en supportent ainsi les réparations.

Nota. — Vieux materie. — La récente transformation de l'usine a fait délaisser l'ancien matériel, à courant continu.

Dans la saulle des turbines, le visiteur rencontre encore les deux « dynamos » Coufinahl, à 00 ampères et 240 volts en série, nullement fatiguées par leur long et régulier service.

Sous un hangar, la locomobile de 20 chevaux, qui précédait la machine à vapeur actuelle, attend également un acheteur. Cette locomobile avait été acquise d'occasion à Saint-Étienne ; elle servait antérieurement ù un entrepreneur de travaux publics.

Pour moins de dix mille francs, un moulinier ou un scieur montagnard, voisin d'un bourg important et disposant d'un excédent de force hydraulique, pourrait tenter l'aventure qui a si bien réussi à la famille . Cette transmission de matériels anciens aux entreprises jeunes s'observe fréquemment dans l'industrie rurale et coloniale.

La conclusion naturelle de cette description doit être le coût exact du cheval électrique.

Ce coût serait ici extraordinairement abaissé, si la chute ofrait un débit supérieur et mieux régularisé par toutes les saisons.

En efet, venant après l'instaullation de la tournerie et de la scierie, l'établissement d'une usine d'électricité purement hydraulique n'aurait été qu'un jeu : la première turbine a coûté 1,500f ; la seconde 3,000f. A ces dépenses, il fallait ajouter l'alternateur (4,900f, avec les droits de douanes et le port), les transformateurs, le tableau de distribution, la pose par les spécialistes, etc. ; total : 7,100f.

Mais la force à vapeur supplémentaire a grandement augmenté les frais : le moteur a entrainé un versement de 7,000f, la chaudière un autre de 9,000f ; puis il y a eu la batisse ; — la fumisterie, à elle seule, a atteint 2,500f ; — les conduits, les réparations, l'installation, 2,500f ; en tout, pour l'année, plus de30,000f.

Quoi qu'il en soit, la dépense totale n'excédera pas de beaucoup 60,000f. Les chevaux électriques pouvant être estimés a 60, le coût du cheval électrique ne dépassera pas 1,000f, ce qui constitue une moyenne facile à rémunérer. La Compagnie de Jonage, — sans machines à vapeur, — a dépensé 4,000f par cheval (12,000 chevaux et 50 millions de dépense). Le coût de 1,500f et 2,000f n'est pas rare.

[16] Remarque. — Tel qu'il se présente, l'outillage électrique est incomplet. Un alternateur de secours sera nécessaire.

VI. Organisation du travail

(COMPOSITION DU PERSONNEL)

Le personnel est d'abord constitué par les trois frères J., dont l'aîné surveille la marche de l'usine, tandis que les deux autres se chargent des installations, en même temps que de la surveillance de la ligne.

Il faut y joindre un chauffeur mécanicien pour la machine à vapeur, qui, pendant une moitié de l'année au moins, doit constamment rester sous pression. Ce chauffeur mècanicien n'est autre que le domestique de l'exploitation agricole, payé 450f par an et nourri.

Nota. — Les huit ouvriers des tours, de la scie à découper, de lae fraise n, de la scie à ruban, sont d'ailleurs toujours disponibles pour un coup de main. Ils sont payés 1f 75 a 2f par jour et nourris.

Les heures de marche partent de cinq heures du matin à onze heures du soir, avec arrêt de midi à une heure.

Le total exact des jours est, par an, de 365, avec cette nuance, toutefois, que les dimanches et jours de fêtes, la force motrice chôme, et que l'éclairage seul est donné à la tombée de la nuit.

VII. Chiffre d'affaire et bénéfices

L'analyse commerciale, beaucoup mieux compréhensible maintenant, grâce à l'analyse technique, a déjù établi que le chiffre d'affaires (éclairage et force motrice) pourrait être porté presque immédiatement à 10,000f.

Les frais peuvent être évalués (grdee a la ;iuctaposition d'une autre industrie qui remunère la main-d'œuvre) à 2,500f.

Le service des intérets (5 %), à 2,500f maximum.

Restera donc, pour les beneices nets, environ 5,000f, applicables d'abord à l'amortissement des emprunts, et plus tard aux réserves proprement dites.

[17] Ce résultat n'est possible que par la réunion de l'usine électrique et de la scierie-tournerie, ainsi que par le travail personnel et acharné des membres de la famille..

Compensation de bénéfices » et petit patronat personnel, voilà les deux éléments de succès, nous le répétons. Avec les mêmes recettes, les mêmes dépenses, une usine rigoureusement semblable, mais isolée et gérée par des salaries, aboutirait à la faillite.

VIII. Histoire de l'entreprise

Il y a une vingtaine d'années, la famille d. acquérait le moulin de Pillot, qui était abandonné. Ce repli entre les montagnes semblait assez sauvage : la scierie voisine, située a huit cents mètres — scie de la roue, — servait d'asile en 1848 au chef des chauffeurs qui terrorisaient la région.

La vieille bàtisse, les quarante meterées de prairies, pâtures et de terres (4 hectares), sur les bords de la Semène, plus la chute d'eau, furent payées 12,000f. Une coupe de pins rabattit la somme totale à 10,000f. Cette première mise de fonds rapportauit facilement son intérêt, comme bien rural ; il était possible d'y nourrir quatre vaches laitières, et d'envoyer, par les « laitiers (transporteurs de lait), une biche quotidienne (soit 10 litres) aux épiciers de Saint-Étienne.

En outre, la famille y trouvait un logement suffisant, ce qui ajoutait, au revenu agricole proprement dit de la laiterie et des terres arables, l'économie d'un loyer.

Mais la famille J. n'était agricole que par accessoire. Elle pratiquait déjà depuis plusieurs années le métier de tourneur sur bois, et c'était une tournerie n qu'elle voulait établir à l'aide de la force motrice de Pillot.

Il y avait beaucoup à faire pour rendre cette force utilisable. Si le canal de dérivation, qui borde la petite exploitation du sud, se trouvait déju dans l'état d'aujourd'hui, le moteur hydraulique semblait bien rudimentaizre. Un simple rouet n en bois — petite roue à ailettes, — recevait la mince cascade, et l'on calcule sans peine, étant donné le faible débit du canal, et d'autre part le bas rendement d'un semblable engin, l'énergie qui en résultait.

nsensiblement, une turbine moderne de dix chevau fut achetée à

[18] Annonay. La vieille scie fut complétée par huit tours destinés à fabriquer les objets divers que réclamaient les fabriques et les marchands en gros. AuxX tours furent jointes une scie à découper, une a fraise n ou scie circulaire. L'outillage mécanique paraissait satisfaisant, et la marche de la petite usine, où travaillaient les trois fils . (actuellement âgés de vingt à trente-cinq ans), semblait prospère.

Jusqu'ici — en 1896, — nous ne voyons pas apparaitre la moindre velléité d'éclairage électrique. La nécessité de s'éclairer le soir au moment des forts travaux, la crainte de l'incendie qui menace les chantiers de bois, la proximité de Saint-Étienne et de ses puissantes Compagnies électriques, poussèrent les frères . à risquer l'acquisition d'une dynamo de rencontre. L'expérience commençait ainsi dans l'atelier de tournerie et de scierie. Une année s'écoula. Les électriciens improvisés s'étaient familiarisés avec leur nouvelle profession. Ils se demandèrent pourquoi ils n'entreprendraient pas l'éclairage du bourg de Saint-Genest. Ils signèrent avec la municipalité un contrat pour douze lampes. De nombreux clients affluèrent. Cette haute région aux brouillards intenses fait particulièrement désirer une lumière gaie, facile à entretenir et peu coûteuse. Les passementiers, dont les veillées sont fréquentes, enviaient d'ailleurs depuis longtemps leurs concurrents de SaintÉtienne ; ils n'avaient garde de laisser échapper l'occasion. Mais ces recettes futures exigeaient des dépenses immédiates : il fallait acquérir une turbine nouvelle de vingt chevaux ; creuser un réservoir de 3,500 mètres cubes afin de se ménager la force nécessaire au moment du fort éclairage ; se procurer d'autres « dynamos » à 100 ampères, marchant en série a 240 volts ; établir la ligne qui, il est vrai, ne dépassait pas, à travers champs, un kilomètre de longueur ; procéder enfin à l'installation des lampes municipales et particulières. Tous ces travaux, en raison des exigences des fournisseurs et du manque d'expérience des exploitants, représentaient environ une vingtaine de mille franes (sur lesquels 4,000f de turbine, 4,000f de dynamos, 4,000f de cables). La marche de l'entreprise fut assez satisfaisante, et pas un accident dû aux dynamos ne se produisit. Mais on constata bien vite, l'été surtout, ue, malgré le réservoir, la force hydrauliue était insufisante. L'été, le filet d'eau se raréfiait d'une façon inquiétante. La lumière se réduisauit dans les ampoules a un mince filet rouge. Malgré la patience de la clientèle

— qui n'a jamais songé à exiger l'éclairage après onze heures du soirl

— une machine à vapeur de secours apparaissait comme indispensable. Une locomobile — le lecteur notera ce trait, — une locomobile de vingt [19] chevaux, en fort bon état, fut achetée et trainée sur ses roues dans un appentis qui touchait à la salle des dynamos. Cet ensemble rustique suffit pendant cinq années au fonctionnement de l'entreprise et permit d'atteindre, malgré les fraudes, un chiffre annuel de recettes évalué à 4,000f.

Cependant, par un mouvement parallèle, la scierie-tournerie s'améliorait. L'outillage était perfectionné ; une grande scie nouveau modèle, avec son chariot, remplacait la scie en quelque sorte préhistorique.

Nous arrivons ainsi à l'année 1904. La force motrice, jusqu'ici, n'a pas été fournie à la clientèle. Les recettes correspondent rigoureusement à l'éclairage et à l'éclairage seul. Or, il existe dans le bourg de Saint-Genest et dans les environs immédiats près de cent métiers de passementiers, sans compter deux usines : l'une de vingt métiers, l'̀utre de cinquante. Cette dernière, nouvellement agrandie, entendit rester en dehors de toute combinaison, et installa a ses risques et périls un moteur à gaz pauvre de 14 chevaux. L'autre, au contraire, dont les métiers a marchaient encore à la barre, n c'est-à-dire à la main, consentit 1,500 fr. d'abonnement pour 3 chevaux électriques (500f le cheval) ; plus 250f d'éclairage pour 10 lampes de 16 bougies. Une moitié des passementiers du bourg et des villages voisins se montra prête à payer le tarif de Saint-Étienne (10f par mois et par métier, plus 2f pour le moteur), soit cinquante métiers au total. C'étauit décider la substitution au courant continu du courant triphasé, qui seul permet d'affronter les longues distances. Un remaniement complet de l'outillage devenait nécessaire.

Ce fut alors, après l'emprunt dont il a été parlé, qu'on fit installer la nouvelle turbine de 30 echevaux (la turbine primitive de 10 chevaux fut vendue). Alors arrivèrent successivement le moteur Piguet de 70 chevaux ; la chaudière de 100 chevaux ; la batisse, la chaufferie et sa haute cheminée se dressèrent ; la nouvelle force à houille fut inaugurée avec les anciennes dynamos pendant toute la longue sécheresse de 1904. Enfin, au début d'octobre, l'alternateur, le tableau, la ligne elle-même étant terminés, il y eut a bénédiction solennelle » et fonctionnement d'après le nouveau mode. L'éclairage, d'un voltage égal, fut très apprécié de la clientèle, et les métiers de passementerie, battant régulièrgement, furent visités avec une sorte de satisfaction chauvine.

Par l'initiative de simples ouvriers, une industrie rurale trouvait les avantages et le confort des ateliers urbains les plus perfectionnés.

Appendices

§ 1. — Les forces hydro-électriques dans le monde

[20] La British Association a reçu, en ces derniers temps, de M. Campbell le tableau des puissances en chevaux des usines hydro-électriques réparties sur la surface des différents pays.

Tableau des puissances en chevaux des usines hydro-électriques du monde
Tableau des puissances en chevaux des usines hydro-électriques du monde.

Ainsi qu'on l'a remarqué fort justement, il faudrait près de douze millions de tonnes de houille pour produire la même force. C'est peu, puisque 12 millions de tonnes représentent 2 %, de la production houillère du monde entier. La marge réservée a l'industrie nouvelle semble donc illimitée.

§ 2. — Les forces hydro-électriques en France

[21] En admettant comme exact ce quatrième rang qui est accordé à la France par la statistique anglaise, quel est le dénombrement exact des entreprises de distriboution d'electricite, ainsi que s'expriment nos recensements 2

Le recensement professionnel de 1896 (29 mars) accusait en France : 89 entreprises de ce genre, occupant 2,300 personnes. Sur ces 89 usines, 80 occupaient de 1 à 50 ouvriers, et 9 de 51 ̀ 500.

Naturellement, les résultats du nouveau recensement — non encore publié — de 1901 indiquent des totuux plus élevés : 509 entreprises, avec 5,665 collaborateurs (486 entreprises de 1 à 50 ouvriers ; 23 de 51 à 500).

Mais il faut remarquer que cet ensemble comprend avec les usines hgdro-electriques, qui nous intéressent principalement, un très grand nombre d'exploittions exclusivement actionnées par la vapeur. En second lieu, les renseignements fournis ne nous donnent qu'une idée fort vague de la répartition de ces usines au point de vue de la puissance.

Un tableau plus précis nous est fourni à la fin de l'Annuaire du sgndicat professionnel des usines d'electricitei (1904). Malheureusement la distinction des usines hydrauliques et des usines à vapeur ne ressort pas de l'énumération. D'après cet annuaire, les localités de la France continentale éclairée à l'électricité serait de 1,132.

Ce total se décomposerait ainsi :

Nombre de communes éclairées à l'électricité dans les départements français (1904) (1)
Nombre de communes éclairées à l'électricité dans les départements français (1904) (1).

Nombre de communes éclairées à l'électricité dans les départements français (1904) (2)
Nombre de communes éclairées à l'électricité dans les départements français (1904) (2).

[22] Ainsi qu'il est facile de le constater, cette statistique introduit une cause d'erreur en prenant pour base la localité éclairée au lieu de l'usine d'éclairage. D'assez nombreuses entreprises ont pour raison d'être la multiplicité des localités clientes (EX. : ociete Meriadionale a'elecetricite dans l'Aude, etc., etc.), Les usines n'atteignent donc pas le total des localités, malgré la pluralité de sociétés dans certaines villes. En outre, la confusion déjà signalée dans les Recensements propfessionnels de 1896 et 1901 se retrouve : il est impossible de distinguer les usines hydrauliques des usines à vapeur.

[23] Toutefois, les résultats de l'Annuaire du sndicat du 27 de la rueTronchet présentent un réel intérêt à deux points de vue : 1° la distribution des usines électriques, plus nombreuses dans le sud-est et le idi que dans notre grande région productrice du nord ; 2° le mode de constitution des entreprises électriques en F'rance, qui, en général, organisées en sociétés anonymes ou en commandites, sont aussi très souvent l'œuvre exclusive de la municipalité, ou même du châtelain, propriétaire de chute d'eauu (marquis de Mauléon, dans l'Aude ; marquis de Lignières, dans le Cher, etc., etc.).

§ 3. — Lmode de groupement des entreprises électriques

Deux syndicats ont tâché de réunir les entreprises d'éclairage et de transport de foree :

1e Le Syndicat des forcees gdrauliques, dont le secrétariat est à Grenoble, palais de la Chambre de commerce, et dont le siège social est à Paris, 63, boulevard Haussmann, à 1'Umion des industries metaldurgiqes et iieres.

Ce syndicat, fndé à Grenoble en 1901, initiateur du célèbre congrès de la ˉouille otanche, est plutôt un syndicat de propriétaires de chutes d'eau. La cotisation (art. 6 des statuts) est basée sur le nombre des chevaux hydrauliques.

2° Le ˉSymdicat professionnel des usines d'eleetricité, 27, rue 'ronchet, Paris, correspond d'une façon beaucoup plus directe à la branche spéciale des s entreprises de distribution d'énergie électrique. » La cotisation a pour base (art. 11 des statuts) un versement fixe et individuel par membre et une suovention par usine, graduée d'après le nombre de 100 lampes de 10 bougies.

Le total des membres., en juin 1903, était de 383 (236 actifs, 115correspondants, 32 honoraires), et l'ensemble des 170 usines adhérentes représentait 2786,020 lampes de 10 bougies et 5,235,600 habitants.

Les services du syndicat visent le côté technique des entreprises (comité d'électricité, commission des compteurs), et aussi le coté financier (commission de contentieux et de dégrèvements ; combustible ; assurances ; placement du personnel).

§ 4. — Quelques échantillons d'usines électriques

L'énumération des usines électriques, classées d'après les départements, nous a permis d'entreoir toutes les formes d'entreprises de distribution d'énergie.

[24] Sociétés anonymes, — mode normal des entreprises importantes — commandites, simple patronat, enfin usines municipaldes, ont défilé devant nous.

En outre, une distinction fondamentale se devine par les noms mêmes de certains propriétaires d'entreprises : il est des s stations électriques D accessoires d'une autre usine (papeteries, minoteries, scieries, etc., etc.). et des stations électriques iadépendantes.

En ne s'occupant que des secondes, — les indépendantes, — il est aisé de constater que la catégorie la plus intéressante est formée par les sociétés anonymes, dont les résultats, soumis à la publicité, sont faciles à obtenir et à analyser.

Donc, nous allons examiner la plus puissante des soiétés électriques de France (les FTorces motrices du Rhône), et une toute petite société également hydro-électrique, que diverses circonstances nous ont permis d'observer de très près.

Entre les deux extrémités de cette serie d'ateliers électriques, disposés suivant l'ordre d'importance, nous placerons une usine municipale d'éclairage, mue, il est vrai, à la vapeur, — mais cela importe peu.

Nota. — L'enquête de l'Ofiee du travail de 1899 sur le salaire et la dureie de travail cite peu d'échantillons d'entreprises de distribution d'énergie.

L'un d'eux (tome Ie), situé à Paris, dispose d'une force motrice de 5,000 chevaux-vapeur. Il comprend 10 contremaîtres, 220 ouvriers, 44 manœuvres, 10 apprentis ; payés 11f, 6f 50, 4f 50 et 1f 35 par jour de dix à douze heures.

§ 5. — La société lyonaise des forces motrices du Rhône

La plus importante des entreprises hydro-électriques de F'rance est encore celle des ˉ'orces motriees du ˉhone, que les Lyonnais désignent sous le nom de onage, du nom du canaul de dérivation creusé pour établir l'usine.

La Société lyonnaise des ˉ'orcees motricees du Rhone fut constituée le 7 novembre 1892, pour une durée de quatre-vingt-dix-neui ans. Elle devait utiliser la ouille blanche provenant d'une magnifique chute, qu'il s'agissait d'établir, en amont dé Lyon, par une coupure » pratiquée dans un coude du Rhône. La grande ville industrielle semblait ofrir des débouchés illimités, et les calculs des ingénieurs les plus autorisés permettaient d'airmer une disponibilité normale de 15,000 ehevaux[25]électriques. Le capital primitifi fut de 12 millions, et l'on évaluait à trois ans la période d'attente avant le plein rapport.

1e Depenses d'installation de la station. — Le canal fut bien construit dans les conditions prévues. Il présentait 18 kil. 300 de longueur : 13 kilomètres en amont de l'usine et 5 kilomètres en aval, pour le canal de fuite5.

La chute d'eau qui fut obtenue atteignauit 14 mètres maximum et 8 mètres minimum. Seize turbines (marque Escher-Wyss, de urich) furent installées ; soit : S coniques de 1,250 chevaux chacune et 8 cylindriques de 1,500 echevaux ; sans parler de 3 cylindriques de 250 chevaux chacune, tenues en réserve.

Les alternateurs (construits par le Creusot) furent au nombre de 16, avec 3 excitatrices.

Les canalisations (cables à 3 conducteurs), atteignirent peu à peu 430 kilomètres.

Mais ces résultats successifs exigèrent beaucoup plus de 12 millions. Après sept appels au crédit — trois fois sous forme d'augmentation de capital, quatre fois sous forme d'émission d'obligations, — la Société d'aujourd'hui accuse un capital de 25 millions et un chiffre d'obligations égal : 24,999,770f.

En efet :

1° Les terrains et le canal de dérivation lui ont coûté . . . . . . . . . .. . . . . . . . 25,937,646f 80

2e L'installation hydro-électrique, le réseau de canalisation . . . . . . . . . . . . . . . . 15,729,310f 19

3° Les frais de constitution et d'émission ; les intérêts intercalaires ; les profits et pertes d'exercices antérieurs . . . . . .. . ... . . . . . . . 7,519,603f 12

4e° Le matériel, le mobilierˉ. l'outillage. . . . . . 397,652f 55

5° Les moteours, compteurs et magasins. .. . . 1,408,856f 41

Le total des 50 millions a été ainsi très facilement employé.

2° Exploitation de l'entreprise. —. Une très longue lutte contre la ˉCompagnie du gaa de ˉLon retarda, de 1897 jusqu'à 100, le développement commercial des « FTorces motrices du Rhône. A partir de 1897, la Compagnie du ga de Lyon avait perdu son monopole de droit pour l'éclairage électrique ; mais elle prétendait conserver son monopole de fait. En 1900, un partage amiable est intervenu entre les deux entreprises.

[26] L'exploitation des « Forces motrices du Rhône » se soldait encore en 1899, sept ans après la constitution de la Société, par une perte de 589,000f !

Mais à partir de 1900, les bénéfices sont venus :

Bénéfices annuels des « Forces motrices du Rhône » (1900-1903)
Bénéfices annuels des « Forces motrices du Rhône » (1900-1903).

Le compte de profits et pertes se décompose ainsi :

Comptes d eprofits et pertes des « Forces motrices du Rhône »
Comptes d eprofits et pertes des « Forces motrices du Rhône ».

Le dividende a été remis à l'exercice 1904.

§ 6. — Le secteur municipal des halles centrales de Paris

A côté des Compagnies électriques concessionnaires, qui se divisent Paris (Compagnie Edison, Compagnie parisienne de l'air comprimé, secteur de la place Clichy, Société d'́clairage et de force, secteur des Champs-Elysées, secteur de la rive gauche), il existe, depuis 1889, un secteur municipal parisien : c'est celui des Halles centrales.

Ce secteur est installé aux Halles centrales (ses bureaux sont situés 15, rue Vauvilliers). Il ne se borne pas à éclairer les pavillons et le carreau ; il s'étend, boulevard Sébastopol, d'une part, avenue de l'Opéra, d'autre part ; indépendamment des voies publiques, il éclaire 516 abonnés, parmi lesquels deux théatres : le Chàtelet et le théatre Sarah Bernhardt. La longueur de sa canalisation est de 15,369 mètres, et le nombre des hectowatt-heures fournis est de 13 millions.

[27] 1e Depenses d'nstallation du secteur. — Les frais de première ins. tallation du secteur des alles avaient atteint la somme de 1 million de francs en chiffres ronds. L'usine figurait dans ce total pour 597,461f, et la canalisation pour 412,607f (en tout eoxactement : 1,010, 068f).

La force motrice était naturellement demandée à la vapeur. Six générateurs Belleville constituent le premier article de l'inventaire.

La vapeur ainsi produite se distribuait entre deux divisions nettement séparées. D'une part, trois moteurs de 150 chevaux actionnaient trois paires de dynamos (120 volts) ; c'était le quartier du courant continu. D'autre part, trois autres moteurs de 200 chevaux correspondaient à trois alternateurs, 115 lilovatts, 2,400 volts ; c'était le quartier du courant alternatif.

La canalisation se subdivisait, elle aussi, en deux catégories : réseau u basse tension et réseau à haute tension.

Ainsi qu'on l'a fait très justement remarquer, le coût d'installation ne comprend pas le prix des terrains et bâtiments, le secteur étant de ce ehef locautaire de la ville de Paris.

Mais, chose digne de remarque, la nécessité même d'agrandir le secteur municipal contraignit la ville de consacrer chaque année des sommes importantes à ce compte de premier établissement. Au 1e janvier 1903, ce compte avait de beaucoup dépassé le million primitif ; il s'élevait à 1,939,057f 87, pres du double 1

Ce fait se retrouve dans toutes les stations privées ou municipales, à peu d'exceptions près. Pour les premières, il supprime les dividendes pendant un temps assez long. Le placement en sociétés électriques nouvelles doit la plupart du temps se résigner à la patience.

2° Ecploitaton du secteur. — Une régie n municipale offre souvent une certaine difficulté à l'analyse du compte d'exploitation.

Ici, les recettes que l'on pe qualifier de recettes en nature, autrement dit, les recettes de l'éclairage public que la ville se procure à ellemême, sont faciles à évaluer par la comparaison avec les exigences des antres secteurs électriques. Ces recettes d'orre (V. chap. XII du budget des recettes de la ville de Paris, n° 10) sont évaluées, pour 1904, à 578,000f.

L'éclairage des particuliers, par contre, s'éléverait à 38,000f.

Ce qui, avec 3,000f de ventes d'appareils réformés et de vieilles matiéres, atteindrait un total de 917,000f.

Par contre (chap. Xv du budget des dépenses, n° 36), les dépenses du secteur municipal se décomposent ainsi :

Dépenses du secteur municipal
Dépenses du secteur municipal.

[28] Le bénéfice, partout ailleurs, serait de 350,500. Mais c'est un bénéfice brut, puisque le loyer des bâtiments n'est pas compris dans les dépenses ; de plus, il ne faut pas oublier que le capital de 2 millions a besoin d'être rémunéré et amorti.

§ 7. — Une petite société anonyme : la société d'éclairage et de transport de forces de Chabanais et de Rochechouart

Cette petite Société, au capital de 150,000f, avec 30,000f dobligations, offre cet intérêt qu'à cause de son peu d'importance, elle peut être considérée comme semblable à un très grand nombre de stations appartenant à des patrons individuels ou à des patrons associés. D'autre part, son caractère de société anonyme l'oblige à publier les détails de son organisation et à appuyer ces détails sur une comptabilité bien tenue ; ce qui ne saurait être demandé à aucune entreprise patronale ordinaire.

Elle peut donc être proposée comme exemple très net de la petite entreprise hydro-électrique de distribution d'énergie, avec usine centrale et lignes aériennes reliant à ce centre plusieurs localités éloignées.

1e Situation de l'entrepriseˉ. — L'usine de Pilas (de Pilis, à cause de l'ancien pont romain sur les piles duquel elle est batie) est située sur la rivière la Vienne, presque au point où cette rivière pénètre dans le département de la Charente. La largeur de la Vienne est, à cet endroit, d'environ 110 mètres ; mais la digue, bàtie diagonalement, a 160 mètres de longueur. L'usine a remplacé d'anciens moulins à blé et à foulon qui étaient la propriété des marquis de Colbert-Chabanais et que ceux-ci ont vendus en 1885, en même temps que les débris du châteauu féodal de Chabanais, à M. le comte Dupont, petit-fils du célèbre général du premier empire.

La situation de l'usine est exceptionnellement favorable à la distrihution de l'énergie électrique. A 8 kilomètres, dans le sens du cours d'eau, se trouve un bourg très important de la Charente, Chabanais, siège de foires mensuelles très fréquentées (1,200 habitants agglomérés). A S kilomètres, en sens différent, il est vrai, on rencontre la ville de Ro[29]chechouart, sous-préfecture de la laute-Vienne, qui a près de 3,000 habitants ; en remontant la riviére qui alimente la chute, un village industriel, celui de Saillat, est situé à 3 kilomètres. Enfin, à 13 kilometres (7 kilomètres au delà de Saillat), la très importante ville de Saint-Junien (10,000 habitants) agglomère ses tanneries, ses papeteries et ses très nombreux ateliers en chambre de ganterie.

2° Historique de t'entreprise. — En 1900, un installateur d'usines électriques, M. Pautier, d'Angoulême, eut l'idée d'organiser une société destinée à éclairer les deux villes de Chabanais et de Rochechouart.

La ville de Rochechouart, la plus peuplée, fut pressentie la première. Par contrat en date du 19 octobre 1900, elle accorda la concession de l'éclairage public pendant trente années (100 lampes municipales de 16 bougies), et cela moyennant une somme de 40,000f verseie d'avance. Cette combinaison, audacieuse au point de vue administratif, fait le plus grand honneur à l'esprit d'initiative de M. le docteur Marquet, conseiller général et maire de Rochechouart. Elle facilita la constitution du capital primitif de la Société, qui ne dépassa pas 100,000f.

D'autre part, la ville de Chabanais signait un contrat, en date du 24 août 1900 (M. Palant-Lamirande, maire), par lequel elle s'engageait à verser pour cinquante lampes municipales la somme annuelle de 1,200f6et ce pendant le délai de trente années.

Enfin, M. le comte Dupont consentait à louer pour le même délai une partie de la force hydraulique de Pilas, moyennant la remise immédiate de cinquante actions de 100f chacune (contrat des 14 et 15 septembre 1900). Nous verrons qu'ultérieurement ce droit de bail fut remplacé par un achat de la force entière des moulins de Pilas.

Il résulte de ces divers éléments que le capital de la Société, à son début, pouvait être considéré comme entièrement versé. En effet, les apports des ingénieurs-négociateurs étaient sans doute évalués à 40,000f. Mais parmi ces apports figurait la subvention de la ville de Rochechouart, qui représentait cette même somme. Le droit de location, évalué à 5,000f (50 actions de 100f), réduisait i fort peu de chose le coût de la force hydraulique. Pas de rémunération lourde en faveur des intermédiaires ni en faveur du propriétaire, telle était la combinaison, qui peut être proposée comme exemple aux petites entreprises électriques à leur début.

Malheureusement, l'expérience prouva assez vite, pendant l'année de[30]construction (1901-1902), que l'irrégularité du cours de la Vienne rendait impossible le maintien constant de la force et, par suite, exposait la Société aux justes reclamations des villes clientes aussi bien que des particuliers qui avaient signé des polices d'éclairage. L'achat d'une machine à vapeur de secours s'imposait ; ce qui constituait une forte dépense, beaucoup trop lourde pour un capital de 100,000f. Un peu par hasard, l'occasion s'ofrit d'acquérir pour un prix assez bas une machine Piguet de 70 chevaux et une chaudière de 110 chevaux. En même temps, le propriétaire de la chute de Pilas consentit à céder la totalité de la force hydraulique, ainsi que les bâtiments et terrains bordant la rivière, maisons, jardins, prés et iles, pour la somme de 25,000f (digue en bon état de 160 metres ; 120 de chute, avant tous travaux d'amélioration). L'usine primitive fut alors pourvue d'une chaufferie, avec cheminée de 17 metres de haut. Le capital de la Société avait dû être porté à 150,000f, soit 50,000f d'actions nouvelles intégralement versées comme les précédentes, et 15,000f d'obligations avaient été créées sous forme d'une hypothèque première inscrite sur les immeubles.

Au cours de l'année 1903, seconde année de marche, diverses lignes supplémentaires et différentes améliorations furent exécutées, nécessitant un emprunt supplémentaire de 10,000f ; ce qui portait le capital à 150,000f d'actions et 25,000f d'obligations.

En 1904, la Société gagne sur un riverain le droit de creuser son canal de fuite, et la découverte d'un Arréte de reglement d'eau datant de 1877 lui permet de hausser sa digue de 030, ce qui augmente d'une façon sensible la puissance hydraulique de l'entreprise.

3° orme iuridique de la oeiete. — La Société d'éelairage et de transport de force de Chabanais-Rochechouart est une société anonyme. Les propriétaires et commerçants qui l'ont fondée ont tenu à limiter ainsi leurs pertes en cas d'échec, malgré l'ennui des formalités et l'el§vation des charges fiscales.

Les 1,500 actions de 100f sont toutes égales entre elles. On a déjà sinalé que chacune d'elles corresponduit à une valeur réeldeˉ. Le soufflage du capital a été impitoyablement supprimé.

Les actionnaires sont au nombre de trente-deux. Mais les sept administrateurs possèdent à eux seuls plus de la moitié du capital.

Les actions sont toutes nominatives. Elles ne peuvent être transmises à un non-associé sans l'autorisation du conseil, qui peut faire exercer par un associé le droit de préemption.

Le conseil (art. 14 des statuts) peut être composé de cinq à douze mem[31]bres. En fait, les administrateurs sont au nombre de sept : un propriétaire rural, un juriste, un commerçant, quatre ingénieurs électriciens.

Deux administrateurs sont chargés de la direction courante : l'un est délégué aux inances, l'autre au service technique (art. 29).

4° Coût de construction. — Au 1er mai 1904 (fin de la seconde année de marche), le bilan s'équilibrait à 176,500f.

Le passif se composait de 150,000f actions ; 25,000f obligations ; 250f d'intérêts et 1 250f de fournitures à solder.

L'actif se composait de diférents éléments, notamment :

Actif résultant de la construction de la Société d'éclairage et de transport de force de Chabanais et Rochechouart
Actif résultant de la construction de la Société d'éclairage et de transport de force de Chabanais et Rochechouart.

Le matériel nécessite quelques courtes explications.

La force motrice est fournie par deux turbines Brault et Teisset pouvant fournir 113 chevaux chacune.

Les deux alternateurs, chacun de 59 lilovatts, sont des alternateurs Gramme, à excitatrice séparée. Le voltage est de 4,000 volts en fait ; mais tout est disposé de facon à être porté a 8,000 volts.

Le matériel de la saulle des machines et de la chaufferie est estimé, par le dernier inventaire, à 64,916f15.

Les 16 kilometres de lignes primaires sont évalués a 13,650f.

L'installation intérieure de Rochechouart (transformation, lignes secondaires, etc.) vaut environ 9,500f.

Linstallation intérieure de Chabanais, 8,300f.

Il résulte des chiffres précédents que le cheval électrique serait revenu à plus de 2,000f. Mais en réalité le prix de revient est beaucoup moindre, parce qu'avec 20,000f de matériel supplémentaire et de travaux, la Société peut doubler sa force disponible ; ce qui lui donnerait 150 chevaux électriques pour200,000f, soit 1,350f le cheval.

5° Compte d'exploiltation. — Nous avons déjà siggnalé le compte d'exploitation de la petite Société qui fait l'objet du présent appendice, afin d'éclairer le compte beaucoup moins net de l'entreprise du lIHaut F'orez.

[32] Il résulte de la situation au 1er mai 1904 que la gestion d'une station électrique de ce genre exige au moins 12,000f de dépenses annuelles.

Dépenses annuelles résultant de la gestion d'une station électrique (1904)
Dépenses annuelles résultant de la gestion d'une station électrique (1904).

Au delà de 12,000f, le bénéfice commence.

Or les recettes se composent de deux sources trés distinctes : 1e la vente de lumière (outre la ville de Chabanais, qui verse 1,344f annuels ; outre les gares de la Compagnie d'Orléans, la Société avait réuni 112 abonnés, dont une usine atteignant 100 lampes) ; 2e° la vente de force motrice (une usine de chaussures, une imprimerie, deux scieries, une huilerie, une petite filature).

Ces deux sources de recettes sont complémentaires, puisqu'on peut limiter la fourniture de la force aux heures qui ne comportent pas d'éclairage. Un seul alternateur de 59 lilovatts peut donc correspondre à une recette de 20,000f et davantage. Deux alternateurs doublent la recette, si les débouchés sont suffisants.

6° Costruction de lignes nouvelles. — L'inconvénient de ces petites entreprises est l'insuffisance du capital. Les premiers bénéfices doivent être consacrés à l'établissement des lignes nouvelles, sans lesquelles l'affaire ne peut prendre son ampleur.

ˉLe Gérant : A. VILLECHENOUX

Notes

1. Le moulinage est une retorderie de soie.

2. Enquête sur les moteurs hydrauliques. Ofice du travail, 1901.

3. Surtout quand l'usine est un accessoire d'une autre industrie (moulin, papeterie, etc.).

4. En effet, la force produite (ou watt) est égale en courant continu aux volts multipliés par les ampères ; watt = volts x ampères. Ce qui revient à dire, pour une force donnée, pour le poids d'une colonne d'eau : cette colonne doit être d'autant plus large qu'elle est moins haute, et d'autant plus haute qu'elle est plus étroite. La comparaison explique la formule.

5. V. Chauvin. Bérenger, éditeur, Paris, rue des Saint-P̀ères.

6. Cette somme a été élevée à 1,344 fr.. par suite de l'adjonction de six lampes.